Chapitre 19

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La matinée passa vite, les pensées les plus folles traversèrent la tête d’Océane allant des théories complotistes des hommes-lézards aux aliens. Si elle avait abrégé la conversation, incapable d’en supporter davantage, Joaquin et Rafael s’étaient montrés étrangement avares en explications et en informations. Pourquoi ? « Le savoir, c’est le pouvoir » avait déclaré Thomas Hobbes dans son œuvre Léviathan, elle l’avait cité dans un de ses devoirs de philo pendant l’année. Cela était-il le cas ? La gardaient-ils sciemment dans l’ignorance pour mieux la contrôler ?

Elle changea de position pour la énième fois ; sa jambe lui faisait un mal de chien, plus particulièrement là elle avait arraché une écaille. Elle regrettait son geste et en même temps, il lui avait douloureusement confirmé la véracité de ce qu’elle voyait.

Épuisée tant physiquement, qu’émotionnellement, elle finit par s’endormir. À son réveil, le campement était silencieux. Un regard à sa montre l’informa qu’il était plus de deux heures de l’après-midi ; même en vacances, elle n’avait jamais dormi autant ! Et pourtant, elle ne se sentait pas complètement reposée, elle secoua la tête : hors de question de dormir toute la journée et surtout hors de question de se rendre aussi vulnérable, qui sait ce qu’ils pourraient faire ? Après tout, ils pouvaient tout aussi bien décider qu’elle était une aberration, voire une menace…

Océane se redressa dans son lit de camp, avant de se lever et de chercher son miroir de poche. Elle se recoiffa rapidement et ouvrit discrètement la fermeture éclair de sa tente. Le cœur battant, elle jeta un œil à l’extérieur. Personne. Elle hésitait, une part d’elle voulait rester cacher ici, à l’abri des regards, mais l’autre…

Brrrblllll !

…l’autre avait cruellement faim !

Son appétit l’emporta sur ses craintes, elle sortit de son abri et boita jusqu’au réchaud. Elle y trouva une casserole couverte avec des restes, très certainement à son intention. Elle se servit une grosse assiette et tout en jetant des regards inquiets aux alentours, elle s’installa à la grande table.

Elle dévora bien vite son plat, regrettant même de ne pas avoir de rab. Elle repoussa ensuite son assiette et tourna sa chaise pour se mettre face au soleil. Elle sortit son miroir et s’y contempla. Son reflet lui renvoya sa moue. Ses yeux lui semblaient encore plus horribles à la lumière du jour ; sa pupille se rétrécissait jusqu’à devenir presque un trait. De vrais yeux de serpent… songea-t-elle affligée.

— Ne fais pas cette tête, ils sont magnifiques, murmura Maxime.

Elle sursauta, lâchant son miroir de frayeur. Elle dévisagea son interlocuteur tandis qu’il ramassait l’objet tombé à ses pieds, il le dépoussiéra d’un geste de la main et lui tendit. Avait-il vraiment dit ce qu’elle avait entendu ? Autrefois, elle aurait exulté, mais à présent ces mots laissaient un goût amer en elle. Elle récupéra son bien en veillant à ne pas toucher, ni même effleurer ses doigts.

Il prit une chaise et se mit face à elle, ce qui la crispa.

— Comment te sens-tu ?

Pourquoi est-il là ? Qu’est-ce qu’il va me faire ? Je veux rentrer chez moi…

Face à son mutisme et son air apeuré, Maxime soupira avant de se lever. Elle le regarda s’éloigner, se demandant si elle aurait le temps de boiter jusqu’à sa tente, mais avant qu’elle n’ait le temps de peaufiner le moindre plan, il était de retour avec deux verres d’eau, il but dans l’un et lui tendit l’autre. Océane fixa le verre comme s’il essayait de l’empoisonner.

— Pff…

Maxime soupira, but une gorgée avant de lui tendre à nouveau.

— Satisfaite ?

Elle prit le verre avec précaution, mais ne but pas malgré la soif qu’elle se détestait de ressentir. Incapable de soutenir son regard, elle braqua le sien sur le boîtier de son miroir.

— Écoute, je n’ai pas idée du choc que tout cela représente pour toi, mais il va falloir que tu te ressaisisses et que tu arrêtes de nous regarder comme si on allait te manger.

Elle releva aussitôt les yeux. Elle n’avait même pas envisagé cette option ! Était-ce possible ? Sa réaction déclencha un rire nerveux chez son interlocuteur.

— Sérieusement ? Détends-toi Océane ! La seule personne qui a changé ici, c’est toi. Nous, on est les mêmes qu’en arrivant.

— Pourquoi vous n’arrêtez pas de me dévisager alors ? finit-elle par demander d’une voix chétive.

— D’une part et j’en suis désolé, parce que tu es la première de notre race, c’est forcément intrigant pour nous ! Mais d’autre part, parce qu’on est tous un peu inquiets de tes réactions et…

Il se mordit les lèvres et se mit à bouger nerveusement une de ses jambes. Qu’est-ce qu’il cachait ?

— Et quoi ? insista Océane, inquiète.

—…Et on attend que la bête se réveille.

Océane manqua d’échapper son verre, elle le rattrapa de justesse, renversant un peu de son contenu. Ce contact avec l’eau eut raison de sa soif, elle vida son verre d’un trait avant de le poser sur la table avec un peu plus de force qu’elle ne l’aurait voulu.

Elle ferma les yeux et serra les dents un instant.

— Les vieux ne t’ont vraiment rien dit ? Pff… Ils abusent…

Elle se tourna vers lui. Elle avait eu raison, Rafael et Joaquin lui avaient caché des choses.

— Dis-moi ce que tu sais, s’il te plaît ! implora-t-elle dans un souffle. J’ai le droit de savoir !

Une larme glissa sur sa joue, elle n’était pas sûre d’être capable d’encaisser d’autres horreurs sur ce qu’elle était devenue, mais elle avait un besoin viscéral de savoir. Maxime la dévisagea avec intensité, il se pencha légèrement sur elle et effaça sa larme d’un geste délicat avant de se redresser.

— Je ne pense pas que tu aies besoin de tout savoir sur nous, mais je vais te dire l’essentiel, ce qui peut te concerner directement.

Elle acquiesça, troublée. Jamais, il ne s’était montré ainsi envers elle. Toujours à l’ignorer ou la traiter de « boudin », « mocheté » et les rares fois où il lui adressait la parole c’était avec froideur et sans avoir même la courtoisie de la regarder dans les yeux. Là, à cet instant, il ne semblait avoir d’yeux que pour elle, son regard même était doux. Ce changement d’attitude la troublait et l’inquiétait, qu’est-ce que cela pouvait-il cacher ?

— Par quoi commencer ? Hum…

— C’est quoi cette histoire de bête ?

— Euh, oui, effectivement c’est un bon début…

Il se racla la gorge.

— Le fait est qu’aujourd’hui, nous avons tous forme humaine, mais on raconte qu’autrefois nous étions capables de changer d’apparence. Les traditionalistes, les vieux quoi, racontent que c’est une histoire de malédiction si on n’y arrive plus, mais j’y crois pas trop. Moi, je pense qu’avec le temps et la crainte des Hommes, on a juste oublié comment faire pour se métamorphoser. Enfin, ça c’est dans l’hypothèse où on a réellement eu ce pouvoir, ce dont je doute un peu également. Toujours est-il que pour réveiller le gène du dragon, il faut une brûlure et comme c’est un éveil particulièrement douloureux…

Maxime lui adressa un sourire contrit en regardant son mollet, elle suivit son regard.

— Comme c’est un éveil douloureux, on le fait aux nouveau-nés, ainsi ils n’en gardent pas le souvenir. Généralement, avec une allumette, sur le talon.

Pour appuyer son propos, il défit sa chaussure et lui montra son propre talon gauche sous sa chaussette. Elle remarqua aussitôt une petite cicatrice blanche.

— C’est ce que l’on appelle le baptême du feu, pas très original, hein ? Tu me diras, les dragons ne sont pas réputés pour avoir beaucoup de gens de lettres parmi eux…

Il vit le regard de son interlocutrice se froncer, il secoua la tête et reprit.

— Bref ! Une fois baptisé, si l’enfant possède bien le gène, ses yeux changent presque instantanément. Comme toi, hier. Mais surtout, cela déclenche une crise de colère terrible, c’est aussi pour cela qu’on le fait aux bébés, cela cause moins de dégâts, c’est plus facile à gérer et ça attire moins l’attention.

— Pourquoi cette crise de colère ?

— À cause de la bête, dit-il comme une évidence.

Il plaça ses mains sur son buste, au niveau cœur, il semblait chercher ses mots.

— On ressent tous une part de nous en souffrance… Comme une agonie intérieure, un cri déchirant perpétuel. Et au moment de l’éveil, certainement que notre part dragon n’est pas aussi résignée, elle est en colère et ne supporte pas cette forme humaine.

Il releva les yeux vers elle, le halo rougeâtre autour de ses pupilles semblait plus important, plus vaste dans son iris, faisant flamboyer son regard.

— Avec le temps, on apprend à ignorer et à faire taire ces mugissements, à maîtriser la colère. Mais il s’en faut parfois de peu pour qu’on se laisse dominer par la douleur ou la rage. C’est pourquoi la plupart des dragons sont si susceptibles ou colériques.

Océane le dévisagea, cherchant dans sa mémoire des souvenirs de lui où il était énervé. Elle n’eut pas besoin de chercher longtemps, elle se rendit compte qu’elle en avait pas mal ! Et bien souvent, c’était Rafael qui intervenait quand ils étaient enfants et qui l’isolait.

Lentement, elle vit le halo diminuer dans ses yeux pour revenir à un léger contour de ses pupilles.

Elle ouvrit nerveusement son miroir et analysa son propre regard, ces iris étaient stables malgré l’ascenseur émotionnel.

— Officiellement, je suis resté au camp pour vérifier régulièrement les collets, histoire de ne pas se faire voler notre repas par un renard et un peu aussi pour veiller sur toi. Mais, officieusement, je suis surtout là pour veiller sur toi et gérer les choses si ton dragon… ou ta dragonne venait à se réveiller. Tu… Tu ne la sens pas ?

Océane referma son miroir et le posa sur la table.

— Non.

— Écoute, il vaut mieux que cela arrive maintenant alors qu’il n’y a que nous. Je te promets qu’il ne t’arrivera rien et que je ne te ferai pas mal… mais il faut qu’il… ou qu’elle se réveille avant que tu ne rentres chez toi.

C’est alors qu’Océane comprit la portée de l’inquiétude qui planait autour d’elle. Elle s’imagina un instant devenir violente auprès de sa grand-mère ou même de ses sœurs, cela la terrifia.

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