Les donations
Carly
Cette visite sur les canaux a été un véritable enchantement. Une libération de notre stress dont nous avions besoin tous les deux après la crise Mickaël. Et ma gifle. La peur de voir ressurgir l’être impitoyable et méprisant de notre premier soir en France m’a d’abord anéantie, puis s’est transformée en colère noire. La réaction de Lukas à l’évocation de celui qu’il croit son rival prouve bien que Cro-Magnon n’est jamais loin. Je refuse de le laisser dicter ma conduite, ou pire encore, de nous séparer une seconde fois.
Alors que nous arpentons les allées du casino, où les boutiques exposent des richesses sur fond blanc immaculé, je pense à notre incapacité à trouver une solution pour l’avenir de notre couple.
Lukas n’abandonnera pas son empire. Et je ne le lui demanderai pas. C’est son héritage, ce qu’il reste de ses parents. Je refuserais catégoriquement s’il attendait de moi que je revende mes gîtes, imaginés avec Christophe. Il me serrait trop difficile de m’en séparer. Nous les avons créés ensemble, pour nous, et pour notre famille. J’aurais le sentiment d’agir comme s’il n’avait jamais existé. Non, cette option n’est vraiment pas envisageable.
Nous allons donc devoir faire des concessions, sans quoi… je ne donne pas cher de notre destin à deux. Surtout avec sa sauvage de sœur et perruque blonde qui rodent.
Lukas me conduit jusqu’à un salon de thé et m’encourage à choisir des macarons à emporter.
— Le pâtissier est un véritable « chef macaronier », me confie-t-il en exécutant des guillemets avec ses doigts. Je te conseille de prêter attention au contenu de la vitrine avec une attention particulière.
Guère fane de cette friandise, je reconnais pourtant que leur forme est parfaite et les couleurs alléchantes. Sans parler des parfums sucrés qui habitent les lieux. Disposé de manière élégante sur l’un des plateaux, une unique pancarte en forme de cœur attire mon regard. Elle porte mon prénom ! En dessous, sont précisés les parfums : violette, vanille de Madagascar et Malabar !
Amusée, proche de l’éclat de rire, je me tourne vers mon prince charmant. Il guette ma réaction, avec curiosité. J’entoure sa taille de mes bras, me serre contre lui et commande quelques gâteaux, imaginés par lui bien entendu, puis certains plus classiques, au chocolat ou à la vanille.
— Pourquoi le Malabar ? demandé-je, faussement suspicieuse.
— C’est le parfum que j’avais choisi en France, quand nous avons acheté ta robe de soirée. Tu t’en souviens ?
Plus loin, nous nous arrêtons face aux bacs appétissants d’un glacier.
— Ici aussi tu as fait créer une Carly ? taquiné-je.
— Regarde bien.
La même pancarte trône fièrement au-dessus d’un sorbet à l’air si onctueux que je me penche pour en sentir les parfums à travers la vitre. Idiote ! Tu as de la chance, personne n’a rien remarqué. Le reflet de Lukas dans le verre m’indique qu’il acquiesce à la question muette de la vendeuse.
— Nous emporterons, précise-t-il.
Puis à mon intention, sur un ton moqueur :
— Nous n’en prendrons qu’une, sinon tu vas grossir !
Je me venge d’une petite tape, puis il m’enlace en riant et récupère le cône biscuité que lui tend l’employée. Il me surveille du coin de l’œil quand il entame la crème violette, parsemée de marbrures roses. Son menton redressé fièrement malgré ses lèvres enrobées de glace déclenche une avalanche de moqueries de ma part, entre deux hoquets de retenue. L’homme-enfant récupère sa serviette en papier, oubliée sur le haut de la vitrine. Tandis qu’il efface ses moustaches mauves, une femme approche, bras écartés.
— Lukas ! Comme je suis heureuse de vous revoir ! crie-t-elle d’une voix de crécelle.
Elle lui tend une main baguée sans le quitter des yeux, mielleuse tel le renard qui parle au corbeau. Agacée et impatiente, j’attends que mon amant finisse d’embrasser les doigts fripés de la quinquagénaire, ornés de métaux brillants et pierres étincelantes.
— Je m’attendais à vous croiser au restaurant, ce midi, minaude-t-elle.
— J’étais occupé ailleurs, ma chère Valérie, rassure Lukas d’un ton affecté en me tendant le cornet de glace. Je suis convaincu que nous allons nous recroiser avant votre départ.
Lukas entoure le poignet froissé dans un geste affectueux, batifole et entraine la cliente au milieu de l’allée. À quoi joue-t-il ? Je leur emboite le pas.
— Je ne voudrais pas manquer l’un de nos agréables instants de complicité, mon cher ami.
Je n’en reviens pas ! Comment cette créature peut-elle croire en un intérêt sincère de la part de Lukas Sullivan ? Ne voit-elle pas qu’elle ne ressemble qu’à ce qu’elle est ? Une épouse, mariée grâce à son portefeuille, et une couguar ! Me présenter lui permettrait d’abandonner ses illusions et nous rendrait service à tous.
— Très certainement, Valérie. Je vous prie de nous excuser, nous sommes attendus. Mes félicitations à vous deux et je compte sur vous pour présenter mon profond respect à votre nouvel époux.
Elle ouvre la bouche pour prolonger la conversation mais mon homme revient déjà vers moi et me guide dans le sens inverse, d’un pas pressé, d’une poigne ferme dans le dos. Les dents serrées, il ne pipe mot.
— Qui était-ce ?
— Une très bonne cliente. Elle change de mari tous les cinq ans en moyenne.
Sa voix rauque, son débit rapide et son absence de précision confirment sa contrariété et attisent ma curiosité.
— Je vois. J’ai cru comprendre que vous partagiez des moments complices, tous les deux ? À quel point ?
— Carly ! Les révélations de mes clients sont confidentielles !
— Ben voyons !
Un ascenseur aux portes dorées arrête notre fuite. Celui d’où je suis sortie tout à l’heure, avec John, il me semble. Un malaise grandit et nous enveloppe peu à peu. Si je me concentre sur le décor, je réussirai peut-être à l’apaiser, ou à chasser mes idées noires.
Nous sommes à l’entrée. Du casino ? De l’hôtel ? On s’en fout. De l’hôtel puisque le comptoir de la réception se trouve juste derrière nous. À quel point sont-ils proches ? Combien de mètres peut bien mesurer cette ligne de bureau ? Entourée de moulures dorées et d’œuvres de la renaissance elle n’a rien à envier aux fresques qui habillent le plafond de part en part. Quels sont les sujets de ses confidences ?
À la recherche d’un nouveau centre d’intérêt, je me tourne. Un escalier, encore plus grand que celui de Lyslodge, mène aux allées supérieures, tandis que des escalateurs sont intégralement ornés de toiles de cette époque. Pas trace de la couguar à l’horizon.
La sonnerie nous averti que notre ascenseur est arrivé alors que les portes s’ouvrent. Sans un mot, sans un regard, Lukas m’invite à me glisser entre les portes entrouvertes.
— Je peux savoir pourquoi tu fais la tête ? demandé-je, agacée, dès qu’il me rejoint dans la cabine.
— Je ne fais pas la tête, marmonne-t-il en entrant un code sous le lecteur d’empreintes.
— Cool, alors tu vas m’expliquer la nature de ta complicité avec cette habituée.
— Ces épouses s’ennuient pendant que leurs hommes jouent autour des tables, Carly !
— Il y en a d’autres, en plus ? Ne me dis pas que tu te dévoues pour toutes les occuper ! Lukas !
— Tu ne comprends pas, Carly, ce sont des gens très riches et de fidèles clients ! Ils dépensent des fortunes dans Mon casino.
Il est de plus en plus nerveux, lorsque les battants s’ouvrent sur son étage. L’orage menace. En lui. En moi. Es-tu sûre de vouloir entendre ce que tu devines ? Je ne sais pas, encore une fois, je suis complètement déroutée par cet homme. Il me rend folle, dans tous les sens du terme. C’est sans doute pour cette raison que je poursuis avec hargne :
— Elles ne peuvent pas utiliser leur temps libre pour des œuvres de charité ?
— Il nous arrive d’y participer aussi, lâche-t-il avec un regard imposant le silence.
En temps normal.
À l’arrêt au beau milieu du couloir, je le contemple, ahurie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Parce qu’il sait que je ne me contenterai pas de ces simples explications, il se précipite pour prendre mes mains dans ses paumes et reprend :
— On discute, Carly, autour d’un verre. Elles me confient les ragots de la société, de la politique, de leur ville ou de nos amis communs. Et la plupart du temps, elles font une donation, avant de partir.
Je reprends, le cœur sur le point d’exploser :
— Elles font une donation. Une donation de quoi ?
— De l’argent, Carly ! Elles me donnent de l’argent ! crie-t-il en balançant les bras, excédé, avant de retourner vers la porte.
— Oh putain ! Elles te donnent de l’argent ? Lukas, regarde-moi.
Le plafond me tombe sur la tête. Plus aucun doute n’est permis, pourtant, il reste une minuscule petite chance que je me trompe. Une profonde inspiration me permet d’évaluer ce mince espoir. L’objet de ma frustration reste prostré, épaules voutées, les doigts crispés sur la poignée de l’obstacle. Vas-y Carly ! N’attends pas qu’il s’échappe !
— Lukas, regarde-moi. Répond-moi et sois honnête, s’il te plait : tu baises avec elles ?
Dorénavant droit comme un I, il inspire profondément et pivote avec une insupportable lenteur.
— Ça arrive, oui. Mais pas depuis toi.
— Oh mon Dieu ! me lamenté-je en couvrant mon visage horrifié.
— Arrête ton cinéma, Carly, tu n’es pas croyante.
— Oh mon Dieu ! articulé-je à nouveau, sous le choc de ses révélations.
Ma respiration se fait laborieuse et accompagne des bouffées de chaleur tandis que des tremblements nerveux m’agitent. Il me faut reprendre le contrôle. J’inspire, expire. Inspire, expire. Lukas me tient par le coude et me demande d’une voix douce si je vais bien. Je me dégage avec humeur et le repousse avant d’aboyer :
— Elles te paient pour que tu couches avec elles ! Non mais je rêve ! Ce sont les gigolos qui vendent leur corps, Lukas !
— Ce fric n’est pas pour moi, Carly, mais pour la cause !
— Peu importe pourquoi tu te livres à ces aberrations ! Tu passes pour un gigolo.
— Tu es la seule à voir les choses ainsi. Et tu m’en vois profondément navré. Allons nous préparer pour le diner.
Il ouvre déjà la porte.
Je n’ai pas envie de le suivre. Je n’ai pas envie de manger. Je n’ai pas envie de rester ici. Je serais mieux chez moi. Loin de toute cette extravagance à vomir. Loin de Lukas Sullivan.
— Je dois aller chercher mes enfants, dis-je à l’intention du garde du corps, pour qu’il me ramène dans la partie publique de l’établissement.
Une voix sourde me répond. Celle de Lukas Sullivan, toujours dressé à l’entrée de sa suite.
— Ils sont déjà là.
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