Dans la forêt des monts de Lazère, vit un animal très présent. Le relief escarpé profite à son développement et à sa reproduction car il est moins chassé, que ce soit par les prédateurs ou par les hommes. Cet animal est le chevreuil. En cette saison de printemps, la chevrette, femelle du chevreuil, s'occupe seule de ses petits.

Au bord du lac de Lazère, dans un coin reculé, un petit faon redresse la tête sur sa couche, savourant les rayons du soleil sur son pelage tacheté. Son frère et sa sœur dorment encore, et sa mère n’est nulle part en vue. Il se lève facilement car il a déjà sept mois. Aujourd’hui est normalement le jour du grand départ. Il frissonne d’excitation à l’idée de découvrir un autre paysage que celui du lac. Mais pour le moment, il fait le tour des quelques arbres qu’il connaît pour faire passer le temps plus rapidement. Sa mère revient une dizaine de minutes plus tard. La chevrette échange quelques aboiements avec ses trois petits et part sans se retourner, laissant derrière elle le nid dans lequel elle les a élevés durant ces sept mois.

Le petit faon, très excité à l’idée de partir, gambade joyeusement à la suite de sa mère. Il a bien écouté ses avertissements : ne pas la perdre de vue, et donc ne pas rester à la traîne, la chevrette continuerait sans attendre son fils. Il le sait, mais il est si heureux qu’il se fatigue rapidement, faisant des allers-retours entre les arbres pour découvrir le lieu. Pourtant, il n’a aucune idée de la longueur du trajet, et il devrait se calmer. Au bout d’un ou deux kilomètres, distance que le petit faon n’a jamais parcouru de sa vie avant aujourd’hui, il se retrouve à bout de souffle. Heureusement, il remarque que sa mère s’est arrêtée à l’orée de la forêt. Il la rejoint doucement et écoute ses derniers mots.

Quelques mètres plus loin, l’herbe s’arrête brusquement, remplacée par une lisse couche de substance noire et nauséabonde. Le petit faon fronce la museau. Soudain, son frère et sa sœur se baissent, les paroles de la chevrette se noyant dans un bruit sourd et continu. Un énorme animal tout aussi nauséabond passe devant eux, sur la surface noire. Il ne les a pas vus. Le faon soupire de soulagement. Sa mère leur en avait déjà parlé, mais il ne pensait pas que ces animaux étaient si bruyants. La famille se redresse, et s’avance sur les derniers centimètres carrés d’herbe. La mère fait un court décompte et ils s’élancent tous ensemble sur la route, elle en tête. Le dernier né, le petit faon, affaibli et hésitant, mets deux ou trois secondes à réagir. Il saute sur la route à la suite des autres, s’obligeant à ne pas perdre de terrain.

C’est à l’instant même où il pose ses sabots sur la substance étrange que le faon entend le grondement sourd d’une bête. Il regarde avec envie et tristesse sa famille disparaître entre les arbres, de l’autre côté. Seule sa sœur se retourne, et le regarde avec horreur. De sa gueule s’échappe un petit aboiement, et le faon comprend. La bête surgit à gauche de lui.

Douleur. Le flanc éraflé tout du long. Le sang qui perle. En une seconde, le petit tombe au sol et roule jusqu’au bord de la route, essaye de se redresser. Sa blessure au flanc le lance, sa sœur le regarde. Elle s’approche de lui. La mère et l’autre son probablement déjà loin. Sa patte arrière gauche est brisé, il le sent à présent. Il n’arrive pas à se mettre debout, et lève des yeux implorants vers sa sœur. Elle s’installe doucement à côté de lui et entreprend de lécher la longue plaie. Elle sait que son frère ne peut pas survivre. Un dernier coup de langue sur le front du faon et elle se relève.

Elle part sans se retourner.

Ce sera la dernière image qu’il verra avant de s’endormir pour un sommeil sans retour.