La conjugaison des vies
Tu poses le marteau et le burin. Tu peaufines au ciseau. Tu lisses au papier. Le bloc de pierre s'est vidé jour après jour sous tes doigts. Le minéral est devenu une dentelle. Édifice fragile et solide. Monument calcaire qui parle du passage de la terre au ciel, un envol. La roche en bas et les nuages au sommet. Tout est relié dans se déploiement en trois dimensions, pour ne pas s'effondrer sur lui-même. La vie est comme ça, une succession de petites choses qui engendre des grandes. Tu tournes, soleil, autour de l'oeuvre. Tu connais les détails, même ceux qui échapperont aux amateurs d'art. Il y a le dessin, la technique, mais il y a surtout ton âme que tu as logé au coeur, en surface, aux angles, dans la matière et son absence. Tu enlèves ton tablier et l'accroche à un clou. Il faut encore t'épousseter de la tête au pied, te rendre présentable. Tu as un rendez-vous.
Tu marches dans les rues avec cette allure qui t'est personnelle. Ton pantalon kaki, trop grand, qui ressemble davantage, avec toutes ses poches, à une commode bardée de tiroirs. Ton blouson de cuir, lui non plus, n'est pas à la bonne taille. Quand tu croises ton reflet dans une vitrine, tu te fais toi-même la remarque : t'as franchi la limite entre mince et maigre. Ce que tu manges, tu ne sais pas où tu le mets ou plutôt si, tu le sais. Tu n'arrêtes pas beaucoup entre ton boulot et tes activités artistiques. Ça te prend un max d'énergie. Résultat, tes vêtements, tu ne les remplis pas. Ce n'est pas grave, tu n'aimes pas les trucs moulants.
Tu t'arrêtes un instant. Tu relis le message que ta soeur t'a envoyé sur ton portable. « Je suis en ville. Est-ce qu'on peut se voir ? » Au prime abord, c'était une bonne nouvelle. La revoir, du pur bonheur. Ensuite, durant l'échange téléphonique, l'inquiétude est venue. Votre dernière rencontre, c'était après son accident. Elle allait mal. Toi aussi, mais pour d'autres raisons. Tu n'as pas su quoi lui dire pour la réconforter. Tu t'en veux toujours pour ce silence.
Tu n'avais pas encore basculé vers ce quelque chose qui voulait naître et que tu comprimais au fond de toi. Tu leur disais que tu étais autrement, mais tu n'osais pas le montrer ouvertement pour ne pas choquer les parents. Tu ne parvenais pas à sortir de ce conformisme qui voulait faire de toi une personne rangée dans sa case sociale. Tu n'arrivais pas changé d'apparence, ni de vie. Depuis que tu es ici, tu as osé. Oser être libre. Oser être toi. Piercings, tatouages, crâne rasé et une allure qui en dit long sur le chemin parcouru. Tu as fait tes bagages pour ça. Pour ne pas leur imposer visuellement la perte de leur enfant sage. Tu as gardé le contact sans leur expliquer l'ampleur du changement. Tu avais besoin de ce contact, prendre des nouvelles de leur santé, les rassurer sur le fait que tu étais toujours en vie. Le basique. Étrangement, ta métamorphose a stabilisé ta situation. Tu as un boulot. Finies les combines pour gagner une misère. Tu travailles aux pompes funèbres. Un boulot, un studio et des passions qu'enfin tu exprimes à plein poumons. Tu as intégré un collectif d'artistes avec lesquels tu partages un hangar qui abrite tes sculptures monumentales. Tu as rejoint une troupe de danse qui se produit sur scène. Sur scène quand les répétitions seront finies.
Tu ranges ton enthousiasme au fur et à mesure que tu approches de ton point de rendez-vous. Tu lui as donné l'adresse d'un café. « On se retrouve devant. » Pas à l'intérieur. Pas entre quatre murs. Pour qu'elle soit libre. Libre de tourner la tête quand elle va te voir. Libre de faire demi-tour et partir. Le plus dur quand tu changes, ce ne sont pas les étrangers qui te toisent, tu peux leur cracher à la gueule, tu leur dois rien. La famille, par contre, c'est le pilier auquel tu dois pouvoir t'accrocher quand la baraque prend l'eau. Ta soeur, ce sera la première que tu vas revoir après deux ans de distance.
Tu composes son numéro. Elle répond. Tu lui demandes où elle est. Elle confirme être devant le bar. Tu marches sur le trottoir d'un pas hésitant alors que ton coeur bât la chamade. Il ne reste qu'une centaine de mètres entre vous. Tu stoppes ta marche. Tu la vois. Tu la regardes. Tu la trouves tellement belle. Tu vas lui filer la honte si vous entrez dans ce bar. Une guenille à côté d'un foulard de soie. T'avances en comptant tes pas. Des passants, à contre-sens, t'évitent. Ils te montrent ta soeur comme un paysage entre les poteaux d'une barrière qui défile devant la vitre d'une voiture qui roule. Tu as toujours ton téléphone à la main. Elle aussi. Elle regarde à droite et à gauche, elle te cherche. Tu franchis les derniers mètres. « Regarde devant toi, c'est là que je suis. À cinq mètres devant toi. Salut p'tite soeur. » Tu coupes la communication et range ton portable dans ta poche. Tu sais que si elle te tourne le dos, avec le reste de la famille, ce ne sera même pas la peine d'essayer. Elle te repère, tu le sais à son regard fixe dans ta direction. Tu vois ses lèvres s'étirer. Tu vois son sourire magnifique. Tu respires. Tu existes.
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