Le seau (partie 1)
Norbert colle des affiches dans le métro, c'est son métier. Ça fait quelques années qu'il l'exerce, et lui même ne sait plus très bien quand il a commencé, seules ses mains calleuses, témoins muets, en gardent le souvenir bien profond dans la peau. Tout les matins, il va au dépôt, là où ils stockent tout le matériel, les affiches bien sûr, et puis la colle, le seau, les racleurs, les brosses, bref, tout l'attirail. Il enfourne à peu près trente kilos d'affiches dans sa musette, ça pèse son poids au début de la journée, mieux vaut ne pas être fatigué. Le début, comme il dit, c'est toujours le plus compliqué. Après la pause du midi, ça va déjà mieux, et puis les muscles s'habituent à mesure que défilent les chiffres sous l'aiguille du cadran. Le seau c'est autre chose : il faut faire de la colle plusieurs fois au cours de la journée, alors il est toujours plus ou moins lourd, même à la fin, mais c'est comme tout, on fait plus attention au bout d'un moment ; c'est comme ça, et pas autrement. De toute façon, quand on est perpétuellement en mouvement comme Norbert, on finit par ne plus sentir grand-chose, ni la musette sur le dos, ni le seau au bout du bras, ni même l'odeur si caractéristique du métro, qui, dès l'escalier, prend à la gorge les moins aguerris de ses utilisateurs. L'afficheur lui, reste imperturbable, toujours la même routine, préparer la colle, verser la poudre, l'eau dans le seau, il touille sa mixture sous les regards intrigués des voyageurs. Certains s'arrêtent parfois, ils le regardent faire. Ça doit les hypnotiser un peu, ces gestes qui se répètent, au millimètre. Quand il a des spectateurs, Norbert a presque l'impression d'exécuter un ballet. Au début, ça le déstabilisait franchement ces yeux dardés sur le moindre de ses mouvements, mais avec le temps encore une fois, il a fini par s'y habituer. Il déplie, enduit, dispose, brosse, et recommence, la partition bien ancrée dans sa tête, la musique se déroule comme le papier, il ne loupe aucune note. La symphonie de l'afficheur du métro, on peut l'entendre si on prête l'oreille, dans un moment calme. Quand ils s'arrêtent, les curieux restent au moins pour deux tours : ils veulent voir un assemblage, pas une simple feuille collée comme ça ; n'importe qui pourrait le faire. Ils doivent s'imaginer que c'est compliqué de placer un bout d'affiche exactement au bord de l'autre, pour que de loin, l'illusion soit parfaite. La vérité, c'est qu'au bout d'un moment, ça devient automatique. Bien sûr, des fois il y a des ratés, pas souvent, mais ça arrive, c'est comme tout. La plupart du temps cependant, ça vient tout seul, comme si il était né pour ça, comme si ça faisait maintenant parti de son ADN d'aligner des affiches. Il assemble les visages à la perfection, qu'ils pleurent ou qu'ils rient, il regroupe les parties du dernier joujou technologique à la mode, et reconstruit même parfois des maisons en pièces sur son panneau, bref, il colle décolle et recolle. À la fin de la journée, Norbert repasse par le dépôt, laisse son attirail comme il l'avait trouvé le matin même, un peu en vrac, et il s'en retourne chez lui.
Norbert habite une petite bicoque en banlieue parisienne. Il répète à qui veut l'entendre que chez lui, ça ne paye pas de mine, mais qu'il y est bien, et qu'après tout c'est ce qui compte. De toute façon, au bout d'un moment, on se dit que tout vaut mieux que d'être sous terre, même quand on ne vit pas dans un palace. Les quatre murs n'abritent en général que lui ; parfois, des vieux copains passent boire un coup, jouer aux cartes, écouter de la musique, ce genre de choses. Ça parle d'un autre temps, ça rit, ça triche : le dimanche est un plaisir qui se goûte simplement, mais toujours bruyamment. Un petit godet et un tourne-disque, voilà la recette du bonheur de l'afficheur. De toutes ces années de solitude il ne s'est jamais plaint, et même, depuis quelques temps, s'en accommode mieux encore qu'il ne l'aurait pensé. Il a développé l'impression confuse que le monde autour a opéré un virage, tandis qu'il est resté bien droit sur sa route à lui. Il a du mal avec les gens comme il dit parfois, il n'est pas aigri non, c'est plutôt un bonhomme joyeux Norbert, quoique fatigué, mais il se rend compte qu'il n'a plus grand-chose à dire à la plupart de ses contemporains, il ne les comprend pas, et eux non plus. Enfin, il ne les comprend plus. Il y pense souvent, et il se demande si ça a toujours été comme ça, chacun ses petites affaires dans son coin, il réfléchit, il a du mal à convoquer un temps différent, dont il sait pourtant qu'il a existé ; ce temps, il l'a vécu, c'était il y a une paire d'années déjà. Il se dit en souriant qu'il a eu une sacrée intuition à l'époque, lui qui appréciait encore la compagnie de tous, de choisir ce boulot : pas de collègues, pas d'emmerdes comme on dit à l'entrepôt. De soi à soi, les choses sont toujours plus simples. Bien sûr, quand il a commencé, afficheur c'était un boulot comme un autre, de l'argent à la fin du mois, un toit au-dessus de la tête. Il n'en demandait pas plus. Pas besoin de diplôme, une petite formation et au travail. À l'époque, il se disait que c'était une affaire en or, du pain béni pour un type comme lui. Forcément, avec le temps, on se pose plus de questions, les soucis se frayent un chemin à travers la routine. Norbert lui, a arrêté de se poser des questions : pour lui, elles n'ont pas lieu d'être tant qu'on n'a pas de réponse.
Il faut dire que dans les couloirs du métro, on en voit passer des soucis ; on est un peu plus proches de l'Enfer. Comme dans tout travail, la plupart des journées se suivent et se ressemblent. Norbert garde néanmoins un souvenir plus vif de certaines d'entre elles, qui pour une raison ou une autre l'ont marqué. Quand il survole sa carrière dans son ensemble, il se dit qu'il a tout vu, lui qui est caché dans ses souterrains, lui qu'on remarque à peine tant il fait partie du paysage. Il a parfois l'impression que le monde se dévoile un peu plus dans le métro, comme si sous terre, tout était permis. Bien sur, il passe trop peu de temps à l'air libre pour pouvoir comparer, mais comme la plupart des gens, il se dit que le monde se limite au sien, puisqu'il n'en voit rien d'autre. Derrière ses grands pans de papier, l'afficheur a entendu les conversations changer au fil du temps, il a surpris l'arrivée d'un nouveau vocabulaire, l'émergence d'une nouvelle tranche de la société. Le métro accueille tout ce que la société produit en masse, les nouveaux travailleurs comme les clochards. Il recrache bien vite les premiers, ceux qui restent il les mâche, Norbert le sait. Depuis son poste toujours changeant, il se voit comme un observateur de l'être humain, et se nourrit le jour durant des affects et pensées de ceux qui ne font que passer. Lui, il reste, il voit les choses dans leur ensemble, plein de bouts de vies rassemblés qui finissent par exprimer quelque chose, il examine, observe, analyse. Il aime se dire qu'il ne fait qu'écouter, qu'il ne juge pas ce qu'il entend. Mais le dimanche, avec les copains, il en rigole de ces gens qui se pressent dans les couloirs d'un air important, une sacoche à la main. Ça fait du bien. Quand il est dans un bon jour, il se dit que le monde va mal, mais qu'il vaut mieux en rire, bientôt, il ne sera plus là.
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