Erran
La fumée âcre caractéristique d'une déflagration cristalline l'accueillit dès son entrée sur le terrain d'entraînement jouxtant l'académie. Deux jeunes recrues s'activaient à ramasser les débris minéraux et les pièces de métal déformées qui jonchaient encore le sable blanc.
Tandis que les cadets se levaient en hâte pour se mettre au garde à vous, Erran leur adressa un sourire compatissant. Cette tâche ingrate vous laissait les mains colorées pendant des jours, quoi que vous fassiez. Elle était réservée aux cancres et aux fortes têtes.
J'étais des seconds il n'y a pas si longtemps. Cela me semble pourtant une éternité.
Le garde en faction effectua lui aussi le salut réglementaire, le laissant passer sans ouvrir la bouche ; il n'était pourtant pas habituel de pénétrer dans l'académie militaire de Mogrador par la porte arrière. Erran devait l'avouer, le prestige de l'uniforme avait ses mérites. La nostalgie l'envahit une nouvelle fois lorsqu'il s'engagea dans couloir qui menait aux quartiers des officiers. Rien n'avait changé durant la dernière décennie : une succession de portes coulissantes ornées de tableaux de commandes et des murs métallisés ; aucun autre ornement que la bande horizontale noire qui rappelait les armoiries de la cité.
Un homme se tenait roidement devant le bureau du colonel Griek, le vieux râleur qui dirigeait la formation de l'infanterie. Tandis que le soldat saluait, Erran fut surpris par son grade.
Deux barres dorées, un lieutenant. Que fait-t-il ici ?
— Capitaine Dakir ? interrogea l'officier.
Il approuva d’un simple hochement de tête.
— Vous êtes attendu, entrez je vous prie.
Le lieutenant passa un badge devant le détecteur et la porte s'ouvrit sans un bruit. Erran la franchit et se dirigea droit vers le bureau. S'il ne prêta pas attention au décor familier, il ne manqua pas l'odeur de vieux tabac qui ne quittait jamais le vieux grincheux. Il fut cependant pris au dépourvu lorsqu'il découvrit l'officier supérieur qui se tenait tranquillement en appui contre le meuble.
Qui est-ce ? Où est le colonel Griek ?
Par chance, sa formation lui avait appris à conserver son calme. Il repéra les épaulettes de son vis à vis qui affichaient trois barres surmontées d'une étoile. En plus de l'uniforme traditionnel de l'infanterie, cet inconnu portait une cape et affichait fièrement la médaille qui pendait sur son torse. Cette dernière avait la forme d'un lézard pourvu d'ailes rachitiques et la juger laide aurait été une réaction logique, pour Erran elle fit l'effet d'une décharge cristalline.
Un général décoré du Dragir !
Décernée pour service exceptionnel rendu à la nation, ils n'étaient pas nombreux à avoir reçu une telle distinction. Le plus surprenant était qu'il pensait connaître tous les hauts gradés de Mogrador, au moins de vue. Or cet homme au visage glabre et à l'œil inquisiteur lui était parfaitement étranger.
Le capitaine s'arrêta devant son supérieur droit comme un i et effectua machinalement le salut réglementaire. Il chercha encore brièvement le colonel Griek du coin des yeux, mais ce dernier faisait défaut. Ils étaient seuls. Son regard retomba sur le général.
Trente-cinq ans peut-être, à peine plus que moi. Je n'ai jamais entendu parler d'un soldat promu au conseil de guerre aussi jeune !
Les cheveux noirs et gras de cet inconnu étaient un autre point remarquable car les mogradoriens arboraient plutôt des teintes claires. Il y avait aussi cette petite balafre sous l'œil droit.
— Repos, ordonna l'officier supérieur, interrompant le flot de pensée d’Erran. Vous êtes en retard capitaine.
— Mes excuses, la navette a pris du retard. Un problème de batterie.
Le général se redressa en hochant brièvement la tête, sans relever l’excuse douteuse.
— Que pouvez-vous me dire sur le jakou capitaine ? enchaîna-t-il de but en blanc.
Erran fronça les sourcils, flairant une question piège. Il avait aussitôt songé à l'un de ses amis, particulièrement adepte de la substance. Sa consommation était fermement défendue dans le rang. Pour autant, s'il s'était agi d’accusations, ç'aurait été à son supérieur direct de le convoquer.
— Il s'agit d'un breuvage, une drogue devrais-je dire, répondit-il donc calmement. Elle est le fruit de la distillation des feuilles du jak, une plante phosphorescente qui pullule dans les bas-fonds depuis quelques années. Sa consommation est restée un temps dans les limites de la ville basse, mais ses propriétés euphorisantes ont fini par attiser l'intérêt de la jeunesse dorée de Mogrador. Son contrôle et sa production restent aux mains de la pègre. J’ajouterai que la plupart des rapports de violence que nous recevons sont en lien avec ce produit.
— Vous maîtrisez votre sujet. Votre temps dans le service juridique n’a pas été complètement perdu, salua le général en lui accordant un sourire glacial.
Erran s'efforça de rester flegmatique face au mépris évident du général.
— Vous omettez une propriété intéressante, continua le haut gradé. Ce produit renforce temporairement les muscles et les réflexes de son consommateur.
Un petit rictus se forma au coin des lèvres du capitaine, qui ne put tenir sa langue.
— Cumulé à l’excitation, cet effet rend le sujet particulièrement enclin à la violence.
Le général lui adressa un regard intense et Erran avala sa salive, sentant la tension monter. Prendre la parole face à un officier supérieur sans y avoir été invité était punissable.
— Ce qui va suivre est confidentiel, puis-je compter sur votre discrétion capitaine ? reprit pourtant le haut gradé d'une voix calme.
— Oui Mon Général, réagit aussitôt le soldat d'autant plus intrigué.
— Nos chercheurs travaillent sur un procédé qui permettrait de séparer ces deux effets.
Comme tous les jeunes issus des castes aisées de la ville, Erran avait lui-même expérimenté les effets du jakou. Il ne put s'empêcher de frissonner à l'idée d'une troupe profitant de la puissance conférée par ce breuvage sans ses inconvénients. Il s'agirait d'une arme terrifiante et l'intérêt de l'armée était compréhensible. D’un autre côté, Mogrador avait su dominer tous ses rivaux grâce à son expertise technologique. Quel besoin avaient-ils de s'intéresser à une substance dopante qui pourrait avoir des effets secondaires sur la santé de leurs troupes ?
Cette conversation est trop étrange.
— Mes excuses Monsieur, mais je pensais avoir été convoqué par le colonel Griek, lâcha-t-il. Je ne vois pas ce qui...
— C'est moi qui vous ai fait venir, contra le général. Cette convocation n'était qu'une couverture.
Les éléments se mirent immédiatement en place dans l'esprit du soldat, qui fixa son interlocuteur avec choc. Sa mâchoire se contracta.
— Les services spéciaux... souffla-t-il.
Les individus appartenant à cette organisation opéraient dans l'ombre, ils s'occupaient des basses besognes de l'empire.
Après ce qui s'est passé, ils osent me contacter ?
Un fin sourire germa sur les lèvres de l'officier supérieur, qui hocha la tête.
— Vous êtes un élément brillant. Brillant et célèbre. Deux choses qui rendent impensable de priver Mogrador de votre talent.
— Quoi que vous ayez à me dire, cela ne m'intéresse pas, répliqua Erran sèchement en prenant immédiatement la direction de la sortie.
Il se fichait bien des conséquences que ce geste pouvait avoir sur sa carrière.
— Même si cela concernait la sécurité de la famille impériale ?
La voix du général résonna dans la petite pièce. Erran s'était arrêté net. Après une courte hésitation, il se retourna pour faire face à l'officier supérieur.
— De quoi s'agit-il ? Pourquoi ces questions sur le jakou ?
— Cette question est liée à votre couverture, indiqua le général en lui tendant un dossier. Vous avez là de nouveaux papiers d'identité et toutes les informations nécessaires à leur sujet. Détruisez les feuillets concernés après en avoir pris connaissance.
— Je n'ai jamais dit que j'acceptais.
— Vous le ferez, Capitaine. Vous allez vous rendre dans la ville basse en tant que sergent-enquêteur, chargé d'étudier le trafic de jakou. À ce titre, vous aurez autorité sur les Gardiens locaux, ce qui pourra vous être utile.
— Où voulez-vous en venir ? riposta un Erran luttant pour ne pas perdre son calme.
Toute forme de respect s'était envolée lorsqu'il avait compris à qui il avait à faire, mais le général demeura indifférent à ses manières.
— Votre véritable mission est d'intégrer un groupe de rebelles se prenant pour les bienfaiteurs du bas peuple. Ils s'opposent, entre autres, au traffic de jakou.
Une cause commune soupoudrée de dégoût apparent pour la corruption et l'inaction des autorités, un plan simple et efficace, déduisit le soldat.
— Pourquoi se soucier d'eux ? rebondit Erran. Il y a toujours eu des agitateurs dans les classes inférieures. Un nouveau groupe qui cherche à réduire les trafics prohibés représenterai plutôt une bonne nouvelle. Il n’y a rien ici qui concerne les services spéciaux en tous cas.
— Des sources concordantes mettent en avant un projet d'envergure. Ils viseraient le sommet de l'État.
— Ils n'en ont pas les moyens.
— En êtes-vous si sûr ?
Erran retint de justesse la riposte cinglante qu’il avait sur le bout de la langue. Il n'avait pas mis les pieds dans la ville basse depuis des années, y avait encore moins vécu. Pouvait-il vraiment prétendre maîtriser son sujet ? Le général approuva son silence d'un bref hochement de tête.
— Gagnez leur confiance, quitte à vous salir les mains. Vous avez un mois pour intégrer leur organisation, vous recevrez ensuite de nouvelles consignes. En cas d'échec, j’organiserai votre évacuation et vous retournerez dans les services juridiques. En conservant le grade de sergent, cela va de soi.
Le général acheva sa phrase avec un sourire malsain, toutefois Erran attachait peu d'importance à son grade ou à la reconnaissance de ses pairs.
— Pourquoi moi ? questionna-t-il plutôt.
— Je vous l'ai dit, votre talent est gâché. Par ailleurs, votre motivation sur cette mission en particulier ne fait aucun doute.
Les deux hommes échangèrent un long regard dans un silence pesant.
Il y a d'autres raisons, c'est évident. Les services spéciaux ont un profit à tirer de mon implication dans le démantèlement de ce complot…
Cependant, il devait leur donner raison. Erran en avait assez de son traintrain quotidien, un retour sur le terrain était bien trop tentant.
— Vous pouvez compter sur moi, lâcha-t-il dans un souffle.
— Merci Capitaine. Rompez.
— Oui Monsieur.
En sortant, Erran croisa le regard du lieutenant en faction. Il remarqua à quel point ce dernier était vide d'émotion.
Travailler dans les services spéciaux, c'est perdre son âme. Qu'en est-il de la mienne ?
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