Trystan (1/2)
La traversée des égouts était une épreuve pour la plupart d'entre eux. Fab en particulier se traînait derrière en râlant continuellement. Avec sa carrure, le gaillard n'était guère taillé pour ce genre d'activité. Trystan était pourtant ravi de l'avoir avec lui et ne l'aurait échangé contre personne. Fab s'était révélé un soutien irremplaçable pour le groupe qu'il avait monté, tant par son investissement que pour l'impact moral qu'il produisait. Il était devenu à la fois un meilleur ami et un père de substitution.
— On est bientôt arrivés ? Ça doit faire cinq heures qu'on se traîne là-dedans ! geignit Sonia à ses côtés.
La jeune femme passait son temps à repousser le Fluide qui tâchait sa combinaison ou ses longs cheveux. Trystan lui avait demandé de les attacher et les couvrir, elle avait préféré les coiffer avec soin et se maquiller comme pour une soirée à la taverne.
« On va dans la ville haute, pas question d’avoir l’air d’une clocharde ! » avait-elle rétorqué.
Le chef du groupe soupira discrètement en manœuvrant sa torche cristalline de manière à étudier leur environnement. Ils se trouvaient dans une grande salle, du fluide stagnait sous la grille sur laquelle ils progressaient. Un cabanon en ferraille rouillée se trouvait dans un coin. Il s'agissait de l'une des plateformes destinées à l'entretien des conduits, un code à moitié effacé était peint sur la voute : "G7".
— Encore une galerie à franchir et on devrait tomber sur les autres, annonça-t-il au reste du groupe après une ultime vérification sur le plan.
— Pourquoi on n’a pas fait le chemin tous ensemble ? interrogea Raff. Après-tout, on suit tous le même tracé non ? On est tous entrés au même endroit...
— Si des Gardiens nous étaient tombés dessus, ils auraient attrapé la résistance au grand complet. Ce serait brillant, en effet ! salua Fab en souriant.
— Comme s'ils allaient avoir l'idée de descendre inspecter les égouts ! Ils ne s'approchent jamais des déversoirs.
— Avec l'arrêt exceptionnel, qui sait ? intervint Diken en les rejoignant. On devrait y aller, le temps passe.
Elia et lui fermaient la marche depuis le début. C'était surprenant, car Trystan savait de quoi était capable Diken. Il avait fait appel à ses contacts pour confirmer l'histoire du Gardien : un homme de valeur mais rétif au respect de la chaîne de commandement. Un comportement qui avait valu au soldat prometeur d'être tenu à l'écart des sélections pour les meilleurs escadrons. Diken avait fini simple enquêteur. Un gâchis pour l'armée mogradorienne qui faisait les affaires de la rébellion. Trystan le regarda souffler des mots d'encouragement à l'oreille de sa compagne.
Il veut sans doute veiller sur nos arrières et sur Elia.
La jeune femme n'avait presque pas dit un mot depuis leur départ. Lorsqu'elle avait glissé et s'était enlisée jusqu'à la taille, c'est à peine s'il l'avait entendu se plaindre. Elle avait un caractère bien trempé elle aussi. Au début, Trystan s'était senti coupable à l'idée d'entraîner une jeune femme d'une telle innocence dans leur monde, mais ce n'était plus le cas : elle avait prouvé qu'elle était de taille à affronter toutes les difficultés.
Le chef de la bande chassa tout sentimentalisme de ses pensées en voyant apparaître une faible lueur au bout du tunnel.
— Silence, derrière, chuchota-t-il.
Il guida discrètement ses compagnons jusqu'à être sûr de l'identité de ceux qui les attendaient.
— Salut Trys ! salua bientôt une voix rocailleuse.
Elle appartenait à l'homme le plus imposant qu'il ait jamais connu. Yvain mesurait pas moins de deux mètres et avait une solide musculature. Ce rebelle avait de la bouteille, il avait dirigé pendant une vingtaine d'années un gang qui contrôlait officieusement trois quartiers. À la surprise générale, Yvain avait fini par choisir la "rédemption" et prit la tête de l'une des sections de rébellion. Il représenterait un atout de poids si les choses devaient mal tourner.
— Vous avez fait bon voyage ? questionna Trystan en jetant un regard circulaire au groupe assemblé sur cette nouvelle plateforme.
— Tu plaisantes ? Il était temps que vous arriviez, j'allais ordonner à mes gars de monter sans vous. Cette puanteur, ça te monte à la tête ! geignit une femme aux côtés du colosse.
La quarantaine bien sonnée, Rollande était connue comme la maman poule de la deuxième section, dont elle avait la charge. Elle apportait le plus grand contingent de volontaires. En tout, une trentaine de personnes s'étaient rassemblées pour leur mission du jour, la plus importante de toutes.
Après des années d'attente, je vais enfin avoir ma revanche.
Si Trystan s'était taillé une réputation d'idéaliste, s'il avait manœuvré son groupe comme tel, il ne pouvait nier l'énorme mensonge que constituait cette image. Fab était le seul à connaitre la vérité. Il ignorait comment réagiraient les autres s'ils savaient, en particulier les chefs de sections.
C'est notre dernier voyage ensemble. Demain, je pourrais disparaître et recommencer à vivre, enfin.
— L'écoutille ? demanda-t-il en se tournant vers les membres de la première section qui s'affairaient autour d'une grille en métal.
— C'est fait, on a utilisé le produit que tu nous as demandé de récupérer. Une sacré merveille ce truc, ça a rongé le métal comme ma femme engloutit une bière ! salua un petit vieux.
— Parfait. Souvenez-vous qu'on doit rester discrets. Chacun sait ce qu'il a à faire : je dois atteindre le balcon avant vingt et une heure sans que l'alerte n'ait été donnée.
Tous acquiescèrent en silence. Ils se mirent à cinq pour faire glisser l'écoutille à l'aide de pieds-de-biche et la rattrapèrent avant qu'elle ne touche le sol. Le groupe sortit ensuite en file indienne.
La qualité de l'air à l'extérieur frappa Trystan de plein fouet, mais il devait aussi avouer qu'ils sortaient des égouts. Sortis d'une immense tour circulaire, ils avaient atteint un réseau de ponts métalliques, suspendus à une vingtaine de mètres du sol, qui reliaient entre elles les villas et maisons luxueuses de l'élite de la cité. L'écoutille par laquelle ils s'étaient glissés était depuis longtemps condamnée, aucun ouvrier n'ayant le droit d'accéder à cette partie de Mogrador désormais. Seuls les nobles et les soldats de garde pouvaient y circuler.
La vue aérienne sur la ville haute, avec le soleil couchant en fond, lui rappela irrésistiblement ses jeunes années. Il était né Galan Yrak, héritier d'une famille de la haute noblesse. Ces ponts avaient constitué son terrain de jeu favori, il y avait passé tant de temps à faire tourner en bourrique les précepteurs lancés à ses trousses. Plus tard, il avait été formé pour rejoindre à la garde impériale, le plus grand des honneurs dont il ait jamais rêvé. Puis, sa famille était tombée en disgrâce du jour au lendemain, dénoncée pour un soi-disant complot. Le jeune Galan ne devait la vie qu'à sa fuite, après laquelle il avait changé d'identité. Tirant profit des années d'entraînement dans les régiments d'élite, il était parvenu à échapper à ses poursuivants. Une poignée d'années lui avaient suffit à se remettre en selle, prendre la tête d'un groupe de rebelles et établir le contact avec des membres blasés de la haute-société... tout ça pour en arriver à ce jour.
Revenant au présent, il constata que d'autres que lui avaient marqué un temps d'arrêt.
Forcément. Je ne peux même pas imaginer leur ressentis devant ce panorama.
Trystan tapota doucement certaines épaules pour les encourager à avancer, puis il prit le temps de vérifier que son groupe le suivait. Le chef rebelle guida ces derniers droit vers leur objectif : la villa Fallacienne, voisine du palais impérial. Les autres sections avaient pour mission de s'occuper des différents corps de garde répartis sur leur chemin et dont les positions exactes leur étaient connues.
Trystan tirait parti de sa vaste connaissance du terrain, il évitait tous les angles morts. Comme toutes ses voisines, la propriété privée qu'ils ciblaient occupait le sommet d'un immeuble. Le personnel de maison résidait dans les étages inférieurs, où l'on trouvait également tout le matériel jugé nécessaires par les propriétaires. Un ascenseur reliait les deux parties du bâtiment, mais ne s'ouvrait au sommet que sur validation de l'étage supérieur. La partie résidentielle se composait de trois étages luxueux, d'un jardin privé au sommet, mais surtout d'un balcon avec vue imprenable sur le palais. C'était cette particularité de la villa Fallacienne qui l'intéressait.
— Plus un bruit. Attendez-moi là, murmura Trystan lorsqu'ils ne furent plus qu'à quelques dizaines de mètres de leur objectif.
Trystan enfila une paire de gants, aggripa la rambarde et se hissa sur le toit de la passerelle sans prêter attention au vide sous ses pieds. Il grimaça en sentant ses muscles se révolter contre un effort trop soudain.
Je suis rouillé, ça m'aurait semblé tellement facile à l'époque...
Il se mit à progresser vers son objectif, accroupi, en équilibre précaire et pourtant étrangement à l'aise. Il retrouvait des sensations qui lui avaient manqué. Le rebelle avançait en silence, aidé par ses bottes d'infiltration de la garde impériale. Lorsqu'il fit face à la façade, il rejoignit la bordure de l'auvent avec prudence et glissa un coup d'œil furtif à ce qui l'attendait. Un unique garde lui tournait le dos, posté devant la porte et occupé à bailler. À son uniforme, Trystan l'identifia comme un cadet d'infanterie.
Même les Du Vellec n'ont plus qu'un bleu à leur service ? Ils ont beau jeu de déclarer la Grande Guerre terminée si tous les soldats valables sont encore mobilisés.
Le rebelle se laissa tomber juste derrière sa victime. Il lui brisa la nuque d'un geste sec, sans laisser le temps d'émettre un cri au "gamin" pris totalement au dépourvu. L'heure n'était plus aux demi-mesures : il ne prendrait aucun risque ce soir. Trystan fouilla les poches du malheureux, lorsqu'il y découvrit le badge qu'il cherchait il se redressa et fit signe à ses compagnons.
— La voie est libre, on y va, annonça-t-il à voix basse dès qu'ils l'eurent rejoint.
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