Elia
Cela devait faire dans les trois semaines qu'Elia était prisonnière. Elle essayait de garder la notion du temps passé, mais ses pensées étaient embrumées. Ses repères temporels étaient réduits aux repas qu'on lui glissait par une chatière et à l'extinction des feux le soir. Du moins estimait-elle qu'il s'agissait du soir, elle ne pouvait être sûre de rien sans fenêtre donnant sur l'extérieur.
Sa cellule était à peine assez grande pour tenir debout ou s'allonger. La jeune femme était coincée dans un cube de métal parfaitement lisse où même la faible luminosité bleutée ne lui parvenait qu'au travers d'une surface plane et légèrement transparente.
Je vais devenir folle. Je suis en train de devenir folle ! songea-t-elle avec terreur.
Ses membres avaient de plus en plus de mal à lui répondre et elle en venait à soupçonner les aliments qu'on lui servait. Peut-être ses tortionnaires voulaient-ils l'affaiblir ? Ou sombrait-elle dans la paranoïa ? On l'enverrait peut-être ensuite dans l'une de ces cliniques spécialisées dont elle avait entendu parler. Personne ne se soucierait plus de savoir ce qu'elle était devenue.
Lock...
Penser à son frère l'aidait à rester à la surface. Elle ne l'avait pas retrouvé finalement. Après tous les reproches qu'elle avait fait à son frère sur ses fréquentations et ses projets louches, elle avait fini par l'imiter. Tout ça pour quoi ?
Si je pouvais le revoir, juste une fois...
Un déclic retentit tout à coup. Elle leva les yeux et vit la porte de sa cellule se décaler brusquement dans le rail avant de glisser sur le côté. Elia leva les bras pour se protéger de l'afflux soudain de lumière. Après quelques instants d'aveuglement, elle parvint à discerner un bout de couloir vide de l'autre côté du seuil, mais resta prostrée sans y croire.
Ils veulent me tenter. Ils veulent une excuse.
Qui "ils" ? Une excuse pour quoi ? Elle se rendit compte elle-même de l'incohérence de ses réflexions, puis entendit un bruit de pas résonnant non loin.
La porte s'est ouverte par erreur et ils viennent la refermer, c'est tout, décida-t-elle sans bouger.
Une ombre se présenta dans l'embrasure, celle d'une personne imposante avec des épaules carrées.
— Debout Elia ! On doit y aller, vite !
La voix lui était familière, elle résonna en elle.
Diken... non, Erran. Qui est-il ?
Elia se sentait tellement lasse qu'elle ne parvenait pas à réfléchir correctement, encore moins à prendre une décision. De toute façon ses muscles ne répondaient pas.
Des bruits de pas précipités résonnèrent, accompagnés par des éclats de voix. Cela lui semblait loin, mais Diken-Erran se retourna précipitamment et leva un bras. Des faisceaux lumineux jaillirent, provoquant de nouveaux cris. Le rebelle se glissa à l'abri des murs de la cellule et des rayons énergétiques zébrèrent l'espace où il se tenait un instant plus tôt. Il n'exposa que son poing pour riposter.
L'échange de tirs de pistallins fit germer des souvenirs dans l'esprit ankylosé de la jeune femme. L'attaque du convoi dans la ville basse, la peur qu'elle avait éprouvée à cet instant. Elle sentit qu'on la saisissait par les épaules, qu'on la secouait et releva les yeux. Ceux de Diken la fixaient intensément, son inquiétude était palpable.
Non, pas Diken, Erran.
— Elia, s'il te plait...
Sa voix était suppliante à présent. Elle ne l'avait jamais vu ainsi. Puis vint la gifle. Ce n'était pas lui qui avait frappé, c'était elle.
— Tu m'as menti ! Qui es-tu ? Répond-moi ! s'entendit-elle exiger.
Sa voix ressemblait à un croassement et sa paume était douloureuse, elle aurait dû se sentir pitoyable. Son action lui fit pourtant l'effet d'un électrochoc. Si elle pouvait le toucher, alors il était vraiment là. Elle leva la main pour une deuxième volée mais Diken lui rattrapa le poignet et, en souriant, la souleva.
Les jambes d'Elia flageolèrent, elle manqua de s'écrouler aussitôt, mais son compagnon la saisit fermement par les aiselles.
— Si tu veux des réponses, il va falloir faire un effort. Tu peux me suivre, encore une fois ?
Il lui tendit quelque chose, elle reconnut la crosse d'un pistallin et recula instinctivement d'un pas. La paroi de sa cellule se rappela à elle et elle fixa Erran droit dans les yeux. L'inconnu ne bougea pas. Il la regardait fixement, l'arme tendue vers elle. Elle leva le bras et s'en saisit.
Diken roula littéralement hors de la cellule et se réceptionna à genoux, son arme braquée en direction du bout du couloir. Comme le constata bientôt Elia, les cinq Gardiens qui s'y trouvaient étaient tous à terre, inanimés. Erran se redressa et lui saisit la main pour l'entraîner en direction des soldats.
— On prend l'ascenseur jusqu'au premier étage, sois prête à faire feu dès qu'il ouvrira ses portes : il y aura des Gardiens juste en face de nous. Ensuite, il faudra sauter par une fenêtre... fais-moi confiance.
Son esprit s'éveillait péniblement, Elia ne répondit pas mais suivit le mouvement. Ses jambes lui faisaient mal, mais à chaque pas elle sentait ses forces lui revenir. Tandis qu'elle attendait le déclic qui annoncerait que leur ascenseur était arrivé, elle jeta un coup d'œil à son arme. Cette dernière était réglée à la puissance minimale, pour paralyser la cible.
Diken m'a dit que je ne tuerai personne. Non, pas Diken, Erran.
Son compagnon se positionna devant elle, visiblement prêt à feu dès l’ouverture des portes. la jeune femme leva son arme elle aussi. Elle tira au hasard dès que de la lumière s’infiltra dans la cage. Erran se jeta dehors, il tirait en continu et des flashs brillaient dans tous les sens. Un rayon frappa la paroi de l'ascenseur juste derrière Elia qui se jeta instinctivement au sol. Lorsqu’elle se redressa, ce fut pour découvrir une énorme trace noire derrière elle.
Ce tir était mortel ! réalisa-t-elle avec choc.
— Vite ! s'écria Erran qui l’avait rejointe et la tirait déjà derrière lui.
Les idées de plus en plus claires, Elia découvrit les corps écroulés sur le sol. L'un d'eux était affalé sur une chaise la tête plongée dans une assiette, fauché en plein repas. Une fenêtre se trouvait bien à quelques mètres d'eux, à un bout d'une impasse. De l'autre côté, un long couloir se finissait sur un tournant, duquel provenaient cris et bruits de courses. Elle s'élança droit vers la seule issue, devançant même un Erran surpris par sa vigueur soudaine.
Un tir puissant frappa la vitre et elle bondit au travers sans se poser de question.
Quelle importance si je dois m'écraser trente mètres plus bas ? Tout sauf retourner dans cet enfer !
La chute fut courte, elle atterrit dans une benne à ordure. Son compagnon la suivit de près et un liquide visqueux aspergea le visage de la jeune femme tandis qu'un fumet désagréable s'infiltrait dans ses narines. Étrangement, Elia inspira à fond, cette puanteur était plus que bienvenue après l'atmosphère aseptisée dans laquelle elle avait été trop longuement enfermée.
— On ne va pas tarder à avoir de la compagnie, suis-moi vite ! ordonna Erran d'une voix pressante.
Même si elle brûlait de l'envoyer paître, la jeune femme se raisonna : sans lui, comment pourrait-elle s'en sortir dans cette ville qu'elle ne connaissait pas ?
— Où on va ? grogna-t-elle.
— Au cimetière, en passant par une poubelle, répondit son compagnon en souriant.
Aussi invraisemblable que ce soit, elle comprit qu'il était sérieux.
Erran les guida dans une succession de sombres ruelles dignes de la ville basse, la chaussée défoncée et la brume en moins. Les cris d'alarme les suivaient, mais ils s'étiolèrent rapidement à travers le dédale. Les façades ne cessaient ne perdre en allure et en prestige tandis que le chemin se couvrait d'ordures que se disputaient chats et chiens errants. Elle en vint à se demander s'ils étaient toujours dans la ville haute, mais avait trop de mal à conserver son souffle pour poser la question. La jeune femme manqua plusieurs fois de s'écrouler, Erran la rattrapant à chaque fois pour la tirer en avant de plus belle. Lorsqu'il s'arrêta enfin, il frappa contre une porte en bois qui donnait sur une habitation de petite taille — à peine deux étages — qui n'était pas en meilleur état que celle dans laquelle elle vivait elle-même.
À bout de force, Elia se laissa choir en exhalant bruyamment. Tant pis pour leurs poursuivants, elle ne pourrait pas aller plus loin.
Au bout d'un moment, après une nouvelle série de coups donnés contre une porte qui menaçait de sortir de ses gonds, une voix rauque se fit entendre de l'autre côté.
— Qui c'est ?
— Zack, ouvre vite cette fichue porte ou je l'enfonce ! s'écria Erran en réponse.
— Toi ?!
La serrure grinça et la porte s'ouvrit. Erran souleva une nouvelle fois Elia avant de la presser d'entrer. Il ferma aussitôt derrière eux.
Précipitée dans un nouvel environnement, le regard de la jeune femme tomba sur le dénommé « Zack ». Il s'agissait d'un homme chauve qui n'arrivait pas à la hauteur du menton d'Erran. Mal rasé, la peau foncée sans qu'elle soit capable de déterminer s'il s'agissait d'un teint de peau particulier ou de saleté, il portait une sorte de vieux pyjama qui avait dû être d'un bel orange flashy fut un temps.
Tandis que les deux hommes se dévisageaient, l'air de se jauger, elle prit le temps d'étudier les lieux. C'était un vrai capharnaüm. De vieux meubles semblaient avoir été jetés au hasard aux quatre coins de l'espace. Des vêtements et des outils de mécanique gisaient dans un méli-mélo innommable, recouvrant un sol qui n'avait pas vu de balais depuis des années. L'ensemble baignait dans un fumet qu'Elia reconnut aisément : celui du jakou. Avisant une vieille table et des chaises, elle s'écroula sur l'une d'elles pour se pincer le nez aussitôt : plusieurs assiettes étaient empilées et — vue l'odeur — les restes de certaines avaient fait plus que commencer à pourrir.
Elle reporta son attention sur le propriétaire du dépotoir.
— On m'a dit qu't'avais été arrêté pour avoir tué l'vieux Quinan ? commença finalement Zack.
— C'est vrai, mais le service était déplorable en prison, j'ai préféré m'en aller, rétorqua Erran en haussant les épaules.
— Et bien sûr, tu viens te cacher chez moi ? Tu crois que j’ai pas assez de soucis comme ça ? Qu'est-ce qui m'empêche d'appeler directement les Gardiens pour leur dire où tu es ?
Sans prévenir, il assena un coup de poing dans les côtes d'Erran qui encaissa pour mieux riposter et envoyer Zack cogner contre une poutre derrière lui. Avant qu'Elia n'ait pu réagir, les deux hommes se jetèrent dans les bras l'un de l'autre en riant. Elle les regarda, complètement ahurie.
Ils sont complètement débiles ou quoi ?
— Tu m'as manqué mon vieux ! Pourquoi tu ne viens jamais nous voir ? questionna Erran.
— J'ai essayé une fois, j'te jure ! J'ai été éjecté par le garde à l'entrée de ta demeure, il m'a pris pour un mendiant je crois.
Un petit rictus se forma au coin des lèvres d'Erran, qui se tourna vers Elia en désignant leur hôte.
— Je te présence Zack Dublair, ancien mécanicien dans l'infanterie. Le meilleur de tous d'ailleurs, il serait capable de te réparer un moteur de navette avec les déchets abandonnés devant sa maison.
— Enchantée, assura de son mieux Elia en fixant le petit homme avec méfiance.
— Il ne paye pas de mine, mais on est en sécurité. Personne ne viendra nous chercher ici et, si c'était le cas, Zack a les moyens de nous dissimuler.
Le mécanicien retourna un œil critique à la jeune femme, la détaillant de haut en bas avant de hocher la tête d'un air satisfait.
— Ta dernière conquête ? T'as toujours eu un sacré bon goût mon vieux, félicita-t-il.
— Jamais je ne m'intéresserai à ce bandit ! rétorqua aussitôt la jeune femme, qui voyait finalement la ressemblance entre les deux hommes.
— "Bandit" ? questionna Zack en tournant un regard interrogateur vers son ami.
Ce dernier lâcha un soupir et vint s'assoir en face d'Elia.
— J'ai beaucoup de choses à vous expliquer tous les deux. On ne pourra pas repartir avant la nuit tombée, alors profitons-en. Vas-y, pose toutes tes questions maintenant.
Zack s'installa à son tour, tout près de la jeune femme qui constata que l'odeur de jakou venait en grande partie de lui.
— Qui es-tu vraiment ? demanda-t-elle en reportant son attention sur l'autre, bien décidée à lui soutirer toutes les informations quelle pourrait.
— Mon vrai nom est Erran Dakir, comme tu l'as déjà entendu. Je suis, ou plutôt j'étais, capitaine dans l'infanterie mogradorienne. Je... je suis également le neveu du désormais ancien empereur Quinan, par ma mère.
Elle ne put s'empêcher de bondir sur ses jambes et le regretta presque aussitôt. La douleur se propagea à vive allure et elle se laissa retomber.
— Tu plaisantes ?
— Il est tout ce qu'il y a de plus sérieux ma p'tite dame, assura Zack avec un grand sourire.
Erran avait quant à lui le visage fermé et le regard dur.
Un membre de la famille impériale, c'est encore pire que je ne pensais... Je suis vraiment la reine des idiotes !
— Alors il s'est passé quoi au juste ? relança Zack. Comment fait-on pour passer du statut de "héros de la bataille de Khelonia" à celui de "régicide en fuite" ?
Erran entama le récit de ses mésaventures, depuis cette visite à l'académie.
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