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- Mais enfin, pourquoi ne pourrais-je pas conserver mon identité artistique ?! demanda Ataheva, sourcils froncés et bras croisés, stoïque.
Benjamin soupira longuement en s'asseyant contre son bureau. La chanteuse, SA chanteuse, avait signé un contrat avec lui, plusieurs albums s'étaient succédés, respectant patiemment le désir de la demoiselle de n'évoluer que dans ce répertoire. Le succès avait été au rendez-vous, l'équipe avait enchaîné les tournées, les enregistrements de vidéo clips festifs et bigarrés dans de véritables paradis terrestres. Mais le jeune homme, maintenant à la tête de cette prestigieuse maison, pensait qu'il était grand temps de passer à autre chose. D'élargir la cible, son noyau étant désormais largement acquis. Il la contempla un instant. Droite et fière, elle n'éprouvait naturellement pas le besoin de s'embarrasser d'artifices pour marquer les esprits. Elle demeurait elle-même, contrairement à toutes ces jeunes artistes maléables au possible, pour la plus grande floressance de l'industrie du disque. Il sourit et Ataheva prit la mouche.
- Pour quelle raison te ris-tu de moi ?!
- Écoute, mon expérience dans ce métier me permet de te conseiller au mieux pour ta carrière. Loin de moi l'idée de m'en moquer, mais ta soudaine rébellion est en complet décalage avec ta personnalité habituellement calme et sereine. Tu dois prendre conscience que le succès de tes petites comptines au yukulélé prend fin et que les concessions sont indispensables... si tu veux perdurer... ici comme ailleurs...
Le rouge monta aux joues de la jeune femme. Elle se sentait spoliée, insultée. Tout en elle appelait à la révolte. Elle avait tenu bon dès leur première entrevue et ne comptait pas baisser les armes présentement. Elle darda sur son patron un regard des plus sombres et releva davantage le menton. Non, je ne deviendrai pas une autre personne. Tu ne me pervertiras pas !
Benjamin prenait peu à peu conscience de l'enjeu qui se jouait dans ce conflit. Oh, ma belle, je suis impressionné ! Enfin une femme de caractère ! J'adore ! Mais, fini de jouer... J'achète, je pose le vernis, je vends et je jette... Cependant, je compte bien exploiter ton potentiel jusqu'au bout... Après tout, un accord nous lie...
- Atha, écoute...
- Ataheva !
- Bon d'accord ! Ataheva, tu dois prendre conscience que je te destine encore à un grand nombre de nos projets artistiques, mais tout ceci nécessite certains efforts...
- Lesquels ?
Bah, un vrai look de femme sexy en diable, de tigresse exotique et sauvage, évidemment ! Les ventes décolleraient ! Parce que le combo jean/baskets, ça vend moins, hein ! Les ados qui t'écoutent grandissent, réfléchis et obéis, un peu ! Tu es leur produit !
- Lesquels ? Un léger, très léger changement d'apparence, par exemple, et...
- Tu veux que je ressemble à celle qui se balance toute nue sur une boule ?! Jamais !
Benjamin partit alors d'un grand éclat de rire... au grand dam de la jeune femme dont les larmes montaient aux yeux.
- Non ! Je sais pertinemment que tu t'y refuserais. Non. Je voudrais t'impliquer dans un duo avec un jeune chanteur urbain, très prometteur. Vous échangeriez sur un rythme cadencé, dans un mélange français/anglais ; c'est très actuel, ne t'inquiète pas ! Tu le rencontres dès demain pour poser les bases, si tu veux !
Le jeune magnat commençait à s'agacer. Ne joue pas non plus à la sainte, ma belle ! Tu n'as plus le choix ! J'en ai ma claque du tamouré !
- Et les paroles porteraient sur quel sujet ? demanda-t-elle, hésitante.
- Oh, un genre d'histoire d'amour impossible et romantique à souhait, répondit-il dans un sourire forcé. Aie confiance, ton public évolue et tu te dois de t'adapter à leurs exigences. Je ne m'inquiète pas : prends-toi au jeu et... ton talent s'assurera du reste ! De tout façon, on s'en fiche ! Tu joueras à la pépette bafouée, on poussera l'auto-tune au maximum, tu danseras vaguement en escarpins et emballé c'est pesé, merde !
Encore sous le coup de la colère, Ataheva rassembla ses affaires rapidement et se précipita vers la sortie, la mâchoire crispée.
- Je te laisse quelques jours pour y réfléchir, ma chérie ! lui lança-t-il au loin, enjoué et certain de son pouvoir de persuasion.
Fonçant tête la première dans le couloir, la chanteuse ne remarqua pas la présence, sur le côté, du rendez-vous suivant de son patron.
Sans même une parole pour Nadège dont elle s'était énormément rapprochée, Ataheva passa le tourniquet et, à l'air libre, inspira profondément. Son île lui manquait. Elle s'était consacrée à sa carrière, ne relâchant absolument aucun effort. Le sommeil l'avait parfois quittée, submergée par cette envie soudaine et cyclique de tout abandonner. Mais sa passion et sa rage de vaincre animaient son cœur, son corps et son esprit. Elles la maintenaient vivante et convaincue de l'importance de son message.
Tout à coup saisie d'un doute, elle se figea. Comment poursuivre sa carrière si elle abandonnait Benjamin ? Saurait-elle attirer l'attention d'une autre maison de disque après toutes ces années de fidélité à celle-ci ? Toutes ces habitudes ? Tous ces contacts offerts et entretenus avec force invitations, accès privilégiés, sourires entendus et... recommandations du capitaine de ce navire ? Tous ces efforts en vain ? Non, elle ne pouvait pas oublier ces années passées dans la rue, à vivre chichement, tous ces sacrifices qui lui avaient coûté si cher... Elle leva les yeux au ciel, puis, le plus tranquillement possible, regagna le hall d'entrée du bâtiment.
Nadège, avec qui elle partageait secrètement une belle histoire d'amour sans aucun nuage, lui sourit tendrement. Ataheva le lui rendit et s'approcha discrètement du bureau de Benjamin. La porte était entrouverte. Elle s'apprêtait à y entrer sans y être invitée quand elle stoppa son geste. Il n'était pas seul...
- Écoute, j'ai de grands projets pour toi, ma chérie. Je voudrais t'impliquer dans un duo avec un jeune chanteur urbain, très prometteur. J'ai immédiatement pensé à toi !
- Wouah ! Merci ! gloussa l'inconnue. Crois-tu vraiment que ma voix lui conviendrait ?
Oh, ma chérie, ta voix n'est qu'un outil marketing...
- Mais bien entendu ! assura-t-il dans un clin d'œil enjôleur. Et si je t'invitais à dîner pour fêter ça ?
Ataheva blêmit. Comment avait-elle pu faiblir à ce point ? Elle allait se jeter de son plein gré dans un piège qui l'aurait broyée, et réduite à complaire les sentiments de supériorité de ces vautours affamés par le gain et la moindre miette de lumière. Elle allait se perdre. Elle aurait permis à tous ces marionnettistes de la fondre dans une masse toujours plus étendue d'uniformité. Sans valeurs. Sans âme. Sans justesse.
Après un dernier regard désespéré sur le poste de Nadège qui s'était absentée quelques minutes, Ataheva longea alors les murs, sortit et disparut, déchirée en toute part, déchiquetée de désillusion, écrasée et comme ivre de cette bourrasque impitoyable...
Évaporée pendant une vingtaine d'années...
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