Chapitre 3.
Je n’ai pas voulu le voir. Je veux conserver l’image de Pierre telle qu’elle apparait dans mon cœur, celle d’un petit garçon qui est venue me défendre quand on m’embêtait à l’école. Il m’a regardé avec des yeux innocents et dit « Tu as des soucis ? Je peux t’aider. Ne t’en fais pas je suis comme le petit Nicolas, on ne peut pas me frapper car j’ai des lunettes. » Et sans se démonter, il est allé́ voir les filles. Depuis, nous avons passé́ chaque jour tous les deux. Il a connu le sapin et la magie tout au long de l’année, mes parents et les fondants au chocolat qu’on retournait chiper dans le frigo après vingt-deux heures. Pierre était passionné de tout mais surtout de sa moto, et celle-ci a eu raison de sa vie. L’enterrement s’est fait dans la précipitation, à base de copains de lycée et de fleurs déposées dans chaque coin de l’église. Ça pleurait si fort qu’on ne s’entendait plus, ou peut-être que c’était seulement le bruit de ma souffrance qui percutait le silence tout à coup. Je n’arrivais plus à̀ respirer quand mes yeux se sont posés sur le cercueil, agrémenté́ d’une photo de lui. Un pauvre cadre marron glacé, et son visage figé comme une photo d’identité́. Je n’allais pas le voir vieillir. Je n’arrivais pas à distinguer la réalité́ de mes mirages. Je pensais encore qu’il allait arriver par les deux grandes portes battantes et venir prendre place près de moi, habillé tout en noir, son casque dans une main. Qu’il tiendrait entre ses doigts le livret de prière. Je devais m’y faire mais ça ne rentrait pas dans la tête. Je n’étais pas capable de quelque chose. Ni d’un discours à son mérite, ni d’une colère justifiée. Pas même de pleurer. J’ai laissé́ les autres parler, sans qu’ils ne le connaissent aussi fort que moi. Les formules de condoléance et les regards abattus s’écrasaient contre mon corps. Je n’écoutais pas. Quelqu’un m’a serrée dans les bras, c’est sûrement là où j’ai senti que j’existais encore. J’étais remplie de son absence. Je me suis levée et suis sortie de l’église. Mon deuil, je ne peux pas le faire au milieu des autres vêtus de noir. J’ai besoin d’un peu de lumière. Maman n’avait plus remis le sapin, après cela. Il avait été́ jeté́, les décorations de Noël redonnées à une association. Je n’avais rien demandé, je parlais peu. C’est lorsque je suis rentrée à la maison un soir que je l’ai vu. Je me suis approchée et l’odeur m’a secoué́ l’âme. Une émotion qui brise les barrières de protection et le casque en visière autour de ma tête. Dans la chambre, mes parents avaient posé́ sur le bureau un petit sapin blanc orné de la guirlande de mon enfance, celle qui servait de veilleuse quand on dormait dans le salon avec Pierre. J’ai pleuré́ pour la première fois. L’odeur de mon enfance était là, réconfortante et parfumant la pièce de tout un tas de souvenirs où je revoyais le visage de Pierre. Les sanglots se nichaient dans chaque coin de mon cœur mais ça faisait du bien. Et cette odeur de sapin qui me sauvait : tant qu’elle serait là, il y aurait le baume apaisant d’avant. La présence de Pierre. Et la voix de mon père, des sanglots plein la gorge :
« Il avait compris sa leçon, lui. Tout change, rien n’est fixe. Maintenant tu es triste et demain tu seras forte de son souvenir. Il naviguera toujours sur le même fleuve que toi. »
Il y a des larmes dans nos sourires.
FIN
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