Kela hocha silencieusement la tête. Elle semblait soulager par cette nouvelle. Vyrian se perdit dans le bleu de ses yeux. Il revit leurs nuits passées à essayer de comprendre en quoi il différait des autres habitants du Monde Mythique, enchaînant les hypothèses et les tests jusqu’au petit matin. Les heures à étudier les Fusionnés et leurs capacités, à essayer de deviner avec quelle créature mythique Mywin s’était lié et par conséquent Faric. Dans les premiers jours de leur arrivée dans les ruines, lorsqu’ils n’étaient pas focalisés sur les manuscrits et les parchemins, ils éduquaient Skan qui semblait avoir tout oublié. Leurs journées étant longues et leurs nuits bien trop courtes, des fous rires causés par la fatigue secouaient leurs corps et malgré tous ces moments passés ensemble, ils ne se connaissaient pas.

Cette constatation fut accentuée par la trace rosée présente sur la gorge de la Visionnaire. Kela y posa la main percevant le regard du biologiste. Puis peu à peu, elle la retira et suivit du doigt la cicatrise laissée par sa dague dévisageant Vyrian déterminée.

— J’ai failli céder la nuit dernière et après réflexion, j’aurai dû le faire. Alors cette fois, je te raconterai mon histoire, qui je suis, d’où je viens et pourquoi je suis ici ce soir. J’espère qu’après avoir entendu mon histoire, tu comprendras pourquoi ta particularité est si importante pour moi.

Avant que Vyrian n’ait pu ajouter quelque chose, la Visionnaire s’écarta et fit un triangle avec ses doigts, ses yeux se pailletèrent d’une multitude de couleurs et un paysage apparu. Le scientifique reconnu les toitures bleues des habitations d’Hydrios et découvrit le joyau de la ville, la fontaine qui en faisait sa fierté.

La fontaine se trouvait sur une grande place, au centre d’une rose des vents à seize branches. L’eau se déversait dans chacun des bassins présents aux extrémités des embranchements. Les quatre plus importants étaient orientés selon les points cardinaux principaux : nord, sud, est et ouest. Les quatre bassins suivants de taille plus modeste représentaient les points : nord-est, sud-est, nord-ouest et sud-ouest, enfin les huit derniers de dimension encore plus modeste symbolisaient les points nord-nord-est, est-nord-est, est-sud-est, sud-sud-est, sud-sud-ouest, ouest-sud-ouest, ouest-nord-ouest et nord-nord-ouest. L’image s’avança et une maison se détacha du reste. Kela reprit la parole.

— Je suis née dans cette maison, J’y ait grandi et ma précédente identité y est morte. Je ne m’appelais pas Kela, mais Nymeria et ma sœur Naricia. Nous avons changé d’identité en entrant dans la Milice.

Vyrian découvrit l’intérieur de l’habitation, des femmes s’y pressaient, des hommes à leur suite disparaissant à l’étage derrière une porte close. La voix de la Mysticienne commenta ces images.

— Notre mère était et est toujours sûrement d’ailleurs, une prostituée. Elle tomba enceinte suite à une chevauchée comme elle aimait l’appeler, nous destinant à notre tour à devenir filles de joie. Les règles étaient strictes dans ce milieu libertin. Chacune gérait ses affaires comme elle l’entendait, mais si elle tombait enceinte, la fille devait à son tour devenir prostituée. S’il s’agissait d’un garçon, il en allait de même et le petit partait dans un établissement spécialisé. Ainsi très jeune, on nous apprit comment attiser le désir et comment l'entretenir. Notre avenir était tout tracé : de la baise du matin au soir.

L'image trembla lorsque le corps de la milicienne se crispa, parler de son passé faisait ressortir la rancoeur et le dégoût que lui inspirait son ancienne vie.

— Mais très vite, je commençais à voir des lieux sans m'y trouver. Lorsque j'ai prévenu ma mère effrayé par ce qui m'arrivait, elle pensa qu'il s'agissait d'hallucinations duent aux substances hallucinogènes qui circulaient parfois dans la maison de passe. Pour contrer les effets, j’ai été isolé quelque temps, mais ça n’a fait qu’empirer. De la pièce adjacente, j’ai commencé à voir l’extérieur de la propriété, puis rapidement à l’extérieur de la ville et bientôt le reste du Monde Mythique n’eut aucun secret pour moi. Comme si cela n'était pas suffisant, j'ai commencé à voir des bribes du passé des clients. Les hommes fiers et virils qui venaient chercher un peu de réconfort entre les jupons des demoiselles devenaient sous mes yeux des gamins larmoyants.

Un sourire triste étira les lèvres de Kela avant de disparaître lorsqu'elle reprit la parole.

— Devant le sourire idiot que je devait arborer devant les clients, ma soeur devait encore penser que j'étais sous les effets d'un quelconque psychotrope reniflé par inadvertance au-delà d'un couloir et elle m'interrogea sur mes visions. Au début, elle ne m'a pas crut, puis lorsque je commençais à lui présenter des détails, il ne lui était plus possible de nier. Un jour, des Visionnaires furent engagés par la ville pour retransmettre la Cérémonie du passage à l'âge adulte qui se déroulait cette année-là non loin d'Hemyra. Quand je les vis faire le signe avec leurs mains permettant de diffuser ce qu'il voyait, j'ai tout de suite essayé. Ma soeur me croyait folle, puis après plusieurs essais, j'ai réussi et je lui montrait les clients dans leur version enfantine et nous rigolions pendant des heures.

La Cérémonie du passage de l'âge adulte se termina et les Visionnaires quittèrent le village, tandis que je devenais peu à peu une femme. J'avais bien sûr pensé à les rejoindre, mais je ne l'ai pas fais, car au fond, je ne voulais pas qu'on sache que je possédais ce pouvoir. Mais surtout, je ne voulais pas laissé seule ma soeur dans un tel endroit.

Comme tu t'en doutes, j'ai par la suite pu voir le futur. Cette capacité me terrifiait, j'y voyait ma soeur subir les "sauvageries" des clients et je savais que le même sort m'attendait. Il me faisait peur à un point que j'ai essayé d'aborder le sujet avec notre mère. Elle se mit dans une colère noire, prétextant que je n'était pas digne d'être sa fille.

Kela partit d'un petit rire sans joie, avant de reprendre le regard triste.  

— Pour nous discipliner, elle ajouta un peu plus tôt que prévu nos noms au tableau des plaisirs, nous avions à peine quinze ans et l'âge minimum requit était seize ans, mais un peu de maquillage suffisait à déjouer l'attention des cliens les plus méfiants.

Le corps de Kela se crispa de nouveau et elle se mordit la lèvre comme si elle voulait taire un cri de rage.

— Ma sœur a rapidement été choisie, plus docile et plus en chaire que moi, elle attirait la clientèle.

Kela remonta sa poitrine explicitant ses propos et la projection disparut. Vyrian détourna les yeux de la jeune femme, leur proximité était gênante et sa tenue déjà moulante mettait déjà ses attributs en valeur, à présent, il ne voyait plus que ça. 

Les survivants s'amusèrent de la situation, le scientifique pouvait entendre leurs rires résonner dans sa tête. 

—Tu ne vas pas nous faire croire que la vue est déplaisante. 

Vyrian se força à regarder la jeune femme dans les yeux. Entre temps, elle avait reformé un triangle avec ses doigts et la projection reprit là où elle s'était arrêtée. 

— Seulement, ma sœur ne le voulait pas. Nous avons donc convenu d’un plan. Si je « voyais » que la situation tournait mal, j’intervenais. C’est ce qui s’est produit. J’étais recroquevillée sur mon lit observant ma sœur effectuée les préliminaires avec dégoût quand je vis l’homme sévir. J'ai rejoins la chambre de ma sœur par un passage dérobé, j’ai attrapé le fouet préparé à cette occasion et je suis entrée. L’homme fut ravi, deux filles pour le prix d’une. Lorsque je l’ai fouetté, il attrapa la lanière au vol et m'attira à lui. 

La voix de Kela se tut et l'homme s'écroula mort. Le scientifique fixa la jeune femme oubliant sa gêne. 

— Qu'est-ce qui s'est passé ? 

— Nous avons enduit le fouet d'un poison. Il devait seulement être temporairement paralyé et devenir amnésique. Aucune des prévisions que j'avais pu voir, ne menaient à un tel scénario. Ce jour-là, nous avons appris de la plus cruelle des façons que les personnes sont imprévisibles. Lorsque ma mère est venue voir si tout se passait bien, elle nous a traîné dehors, ma soeur à moitié dévêtue.  Un conseil fut réuni en urgence et on écouta notre histoire. 

Vyrian pouvait voir les deux adolescentes, Naricia devenue Mia pleurait et tentait de cacher sa poitrine du mieux qu'elle le pouvait. Nyméria, à présent Kela avait à plusieurs reprises tentée de se mettre devant elle pour la protéger des regards, mais sa mère l'en avait empêché à chaque fois. 

Kela poussa un profond souvenir et termina ses explications.

— Sans surprise, on me dit que j'étais une Visionnaire, mon don était apparu de manière sauvage et personne ne l'avait prédit. Ne pouvant laisser le meurtre impuni, on nous fit défiler nue dans la ville, un cadeau de la maison, mais surtout une punition pour moi, j'avais violée l'intimité d'un moment ne me regardant pas, en échange on violait ma pudeur, donnant-donnant.

Vyrian abaissa les mains de Kela et les images de son passé disparurent. Le scientifique ne souhaitait nullement les voir dans cet état-là. Il essuya une larme au coin de ses yeux, elle le laissa faire avant de se resaisir.

— Après ça, Nari a rejoint la Milice et on me fit intégrer de force l'organisation des Visionnaires. A ton tour.

Le passé de la Visionnaire avait donné une idée à Vyrian, mais avant, il fallait qu'il se renseigne pour savoir si c'était faisable.

— Ollesty m'a expliqué qu'il y a des bains où l'on peut se baigner dans l'énergie du Monde Mythique, y-en a-t-il ici ?

La jeune femme fronça les sourcils, Vyrian imaginait qu'elle pensait qu'il devait essayer de détourner le sujet, en tout cas à sa place, il y aurait pensé. Après un temps, elle lui répondit.

— Oui, biensûr, il y en a au rez-de-chaussée.

— Bien dans ce cas, j'ai moi aussi quelque chose à te montrer.

Les survivants se manifestèrent dans son esprit semblant deviner l'idée qu'il avait en tête.  

— Vous ne pensez quand même pas ....

Vyrian ne leur prêta pas attention et poursuivit.

— Que dirais-tu de rencontrer les miens ?

Kela parut surprise.

— Comment ?