Un étrange pressentiment 2/2
Le vieil homme hausse à peine un regard lorsque je lui désigne la petite fille du bout du menton. Si l'on s'en tient à son habillement, celle-ci ne fait visiblement pas partie de l'établissement scolaire.
Après l'avoir longuement observée, Wang finit par hausser ses épaules, avant de tourner une nouvelle page de son journal.
— C'est juste un déguisement, souffle-t-il, mon petit-fils faisait pareil pour Halloween.
Halloween ? Mais la date est déjà passée depuis un bon petit moment maintenant, et puis il y a cette façon qu'elle a de se tenir. Pourquoi reste-t-elle inerte comme cela ?
Son visage reste impassible derrière ce masque, mais ses petits yeux noirs me scrutent avec insistance, et semblent se voiler d'une teinte plus sombre lorsque je me surprends à lui adresser un petit signe de tête.
Malgré la température fraîche, de la sueur commence à perler sur mon front. Par réflexe, mon nez se retrousse, et j'essuie rapidement la mouillure présente sous mes narines. Cette gamine me fait froid dans le dos, et je n'arrive pas vraiment à déterminer ce qui pourrait justifier une telle attention de sa part.
Son masque semble être fait de plastique, et un fil reliant ses deux extrémités lui permet de le maintenir fermement sur son visage. Deux entailles en forme d'amande permettent d'entrevoir ses yeux obscurs, et un faux-nez laissant apparaître deux petits trous à la place des narines, semble avoir été modelé sur celui-ci.
Une légère incision latérale lui fait guise de bouche, permettant ainsi d'apercevoir ses lèvres.
De la buée émane lentement de ses commissures. Sa respiration est lourde, et ses mains commencent tout doucement à se refermer sur son jeans blanc.
Je déglutis, la bouche pincée.
Impénétrable, sa longue chevelure blonde peignée à la raie se soulève légèrement lorsque le vent s'essouffle à nouveau contre nous.
J'entrelace nerveusement mes mains, le regard rivé sur elle. La vision qui se présente devant mes yeux semble tout droit sortie d'un film d'horreur ! D'un simple regard, cette enfant arrive à me faire ressentir une impression que je n'avais plus éprouvée depuis un bon bout de temps ! Un sentiment presque similaire à l'anxiété.
Ma jambe frétille, et je croise les bras, les traits tirés. L'intensité de son regard me met mal à l'aise, elle en arriverait presque à me déstabiliser.
D'un seul coup, une mélodie chinoise se répercute jusqu'à mes oreilles.
À la hâte, je tourne mon attention sur monsieur Wang qui s'agite dans tous les sens à la recherche de son téléphone portable. Celui-ci finit par décrocher en haussant volontairement le ton de sa voix avant de se raviser, et de reprendre son appel avec un ton plus calme, en chinois.
Quelques instants plus tard, des sillons se creusent sur le front du vieil homme. Il cligne plusieurs fois des yeux et ses lèvres se mettent subitement à trembler.
— Monsieur Wang ?
Je pose un regard très insistant sur lui, en croisant les bras sur ma poitrine. Il m'inquiète. J'espère sincèrement qu'il ne s'agit pas d'une mauvaise nouvelle concernant sa famille ! Étant donné qu'il a instantanément repris l'appel dans sa langue maternelle, il ne pourrait s'agir que de cela.
Ses sourcils font un bon lorsque son regard se pose sur les miens, et ses yeux se rétrécissent sous la soudaine montée d'adrénaline qui semble tout d'un coup s'emparer de son petit corps fébrile.
— Peux-tu arrêter de me regarder comme un moineau attendant son pain ? chuchote-t-il en reculant le combiné, tu ne vois pas que je suis occupé ?
— Je voulais simplement être sûre que tout aille bien pour vous.
Le vieux monsieur finit par se lever en me sommant de respecter son intimité. Il s'éloigne d'un pas vif en continuant de s'adresser nerveusement à son interlocuteur.
Pourquoi se comporte-t-il d'une manière si pétulante tout à coup ? Je sais que monsieur Wang déteste que l'on se mêle de ses affaires, mais jamais il ne s'était montré aussi... agité ? Il semblait complètement effrayé par ce que son destinataire lui adressait au téléphone.
Je soupire.
Il ne me dira rien. Wang est une véritable tête de mule qui ne parle jamais de ses soucis ni de ses histoires de familles. C'est ce qu'il appelle " la distance de sécurité". En règle générale, je suis moi-même une adepte de ce mode de pensée, mais cette fois-ci, je ne serais pas contre l'envie de procéder à une exception.
Je me gratte l'avant-bras et décide de rabattre ma capuche en réponse à la température qui commence tout doucement à se refroidir.
— Je vais devoir rentrer.
Mais c'est en me redressant que je croise à nouveau le regard de la petite fille au masque blanc ! Durant ce court instant, celle-ci n'a pas bougé d'un millimètre, et me toise toujours de cette manière si étrange.
Je tressaille lorsque ses yeux ébène se posent sur les miens.
Mon visage se ferme, et je me décide finalement à lui adresser la parole. Ce n'est qu'une simple petite fille, peut-être recherche-t-elle une aide ? Personne ne semble lui prêter attention dans la plaine de jeux, et les adultes paraissent complètement indifférents face à son comportement inquiétant .
— Bonjour ? hélé-je en inscrivant mains autour de ma bouche.
La petite blonde ne me répond pas tout de suite.
— Est-ce que tout va bien ?
D'un geste extrêmement lent, la petite fille lève son bras en pointant son indexe dans ma direction.
— Il va se faire attraper, prévint-elle, et toi aussi.
Une branche craque derrière mon dos.
Je me retourne rapidement, et tombe face à un énorme mur de buisson.
D'un seul coup, un oiseau s'en échappe en poussant un petit piaillement aigu, me saisissant au passage.
— Hey !
La petite fille n'est plus présente.
Les autres enfants vaquent à leurs occupations, tandis que les adultes présents sur place continuent de discuter entre eux.
Je me frictionne les bras en tremblant légèrement. Qu'est-ce que cela signifie ?
J'entends monsieur Wang arriver. Il réapparait en vociférant diverses grossièretés.
— Ah, les femmes ! Je suis toujours obligé de me justifier, même après toutes ces années.
Sans quitter des yeux l'espace où se tenait la petite fille, je rentre rapidement mes mains dans les poches de mon sweat, le cœur encore chamboulé par ce qui vient de ce passé. Il va se faire attraper, et toi aussi.
Cette phrase résonne encore dans mon esprit. De qui parle-t-elle exactement, et d'où provenait-elle ?
— Sonia, ça ne va pas ?
Je sursaute, et le vieil homme me regarde, inquiet. Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite, mais inconsciemment, je me suis mise à me ronger les ongles.
Face à la mine soucieuse de monsieur Wang, je retire rapidement mes doigts de la bouche en esquissant un faux sourire pour le rassurer.
— Si, enfin.. c'est juste que..
— Est-ce que tu penses que tu pourrais passer au garage demain matin ? enchaîne-t-il.
Je pose un regard surpris devant son empressement soudain.
— Oh, demain ce ne sera pas possible malheureusement, dis-je embarrassée, mais je pourrai me rendre au garage dimanche soir, si vous êtes d'accord ?
Il paraît un peu déçu de ma réponse, puis hoche la tête en prenant place à mes côtés.
— Ah les jeunes ! Je pense que je vais devoir songer à reprendre les clés de mon pick up pour te punir de ta mauvaise fois.
Je souris en levant les yeux au ciel.
Monsieur Wang est propriétaire d'un petit garage situé près d'un grand axe routier, à quelques rues de notre appartement, et en échange de quelques services de réparations, celui-ci me laisse disposé de sa Ford F 50 comme bon me semble.
Parfois, lorsque le travail qu'il me demande de réaliser est trop important, il lui arrive de me dédommager avec une généreuse compensation.
Je suis très satisfaite de cet arrangement, car il me permet de lui offrir quelque chose en retour. Monsieur Wang est si gentil, je ne voudrais pas que l'on pense que je profite de sa complaisance pour mon intérêt personnel.
De plus, ce pick Up semblait être une véritable charge pour lui, et celui-ci n'a pas hésité à évoquer la possibilité de me le refourguer gratuitement si je le voulais, mais à l'époque, je l'avais tout de suite stoppé dans ses propos.
Je lui avais affirmé que je lui rachèterais sa Ford lorsque j'aurais réuni assez de sous pour l'obtenir, et il était absolument hors de question de bénéficier gratuitement de ce véhicule.
En attendant, petit à petit, je le restaure, et veille à ce que ce petit tas de ferraille puisse m'emmener chaque matin au travail, et je pense bien que je ne le remercierais jamais assez pour ce qu'il me permet de faire avec son pick up. Il ne se rend pas compte à quel point son généreux geste me permet de faire la différence dans ma vie de tous les jours.
— Figure-toi que je ne serai pas présent non plus ce weekend, annonce-t-il d'un ton neutre, je pars pour New York demain soir et je ne serai de retour que la semaine prochaine.
Je hausse les sourcils. C'est bien la première fois que monsieur Wang émet l'envie de partir aussi précipitamment ! C'est vrai qu'il lui arrive de voyager de temps en temps au cours de l'année, mais cela ne dépasse généralement jamais les deux jours.
— Très bien .. est-ce que .. est -ce que vous allez bien ?
Un frémissement s'échappe de sa bouche. Je sens qu'il veut me dire quelque chose, mais celui-ci se ravise en me tapotant gentiment l'épaule. Il reprend ensuite son journal, et repars dans sa lecture en ne me prêtant plus la moindre attention. Mais que lui arrive-t-il à la fin ?
Malheureusement, je n'ai pas le temps de me poser plus de questions que cela, Alvin arrive dans le milieu de l'après-midi, et il me reste encore pas mal de choses à préparer. Je ne veux pas me laisser distraire par cette étrange rencontre avec cet enfant et par l'inexplicable attitude de monsieur Wang.
Pas aujourd'hui. Ma priorité est ailleurs, et elle m'attend de pied ferme.
Je souffle, puis me redresse en me frottant nerveusement le front. Je ne peux pas me laisser envahir par ce genre de pensée. Tout ira bien.
Le tonnerre gronde à ce moment-là, et je sursaute en empoignant les poches de mon gros sweat.
Je tremble un peu, mais cela est surement dû au froid. Je ne peux pas recommencer à angoisser pour si peu. Rien ni personne ne pourra m'empêcher de savourer mes retrouvailles avec mon fils. Rien, ni personne.
— Je vais rentrer, monsieur Wang, sourié-je en dénouant rapidement mon écharpe, faites attention à vous, je pense qu'il va pleuvoir.
Monsieur Wang n'a pas le temps de me dire grand-chose, et bredouille quelques inepties lorsque je croise mon écharpe sur son cou.
Je sautille sur place en en soufflant fort, les poings serrés.
Je pense bien refaire un tour de piste avant de rentrer à la maison, j'ai besoin d'évacuer toute émotions négatives avant de me retrouver toute seule, chez moi.
— Je vais courir encore un peu ! glapis-je en commençant à m'agiter sur place.
— Passe à la maison demain soir, s'exclame-t-il à son tour, je te donnerai les clés du garage pour que tu puisses y travailler le dimanche, et celle de chez moi pour mes plantes !
Je lève un pouce énergique à monsieur Wang en lui faisant clin d'œil.
— Je passerai chez vous demain soir, en attendant, prenez soin de vous.
Le visage inquiet, il soupire en soutenant mon regard.
— Fait bien attention à toi aussi Sonia.
Les mains posées sur sa canne, le vieil homme frétille nerveusement du pied avant de me faire signe à son tour.
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