La lettre d'une maman
Elle referma la fenêtre avec un peu trop de force. La vitre vibra une seconde, à deux doigts de se briser. Elle la fixa, attendant de voir le résultat de ce bref accès d’agacement. Rien ne se passa. Elle ne sut si elle en était soulagée ou si, au contraire, elle s’en voulait de ne pas avoir fermé encore plus fort.
Ce n’était pas dans ses habitudes pourtant. Myriam était une femme très soigneuse avec ses possessions. Elle balaya la cuisine du regard. Oui, elle traitait avec précaution tout ce qui lui appartenait. Certaines de ses affaires, achetées depuis de nombreuses années, portaient encore les étiquettes des magasins. Comme neuves. Elle souleva sa tasse et vérifia. Le code barre était encore collé sous le récipient, seulement abimé par l’eau et l’éponge rencontrées quotidiennement ces trois derniers mois.
Satisfaite, elle s’installa sur un tabouret et but une gorgée de son thé aux agrumes. Elle bascula la tête en arrière et fit glisser son anti-vomitif avec une autre gorgée. Elle sa cala mieux dans son siège. Ainsi perchée, accoudée au bar qui délimitait la cuisine du salon, elle pouvait observer l’extérieur. La pièce donnait directement sur la rue. Le facteur sortait du lotissement. Elle songea un instant à sa lettre. Elle arriverait probablement la journée suivante. Les enfants des voisins jouaient ensemble, comme tous les mercredis, sur le carré d’herbe situé devant l’habitation de Myriam.
Pourquoi en était-elle autant irritée ? Ils ne semblaient pas plus bruyants que les autres semaines. Et puis, quand bien même ? Elle avait toujours aimé les enfants. Leurs éclats de voix la réconfortaient habituellement. C’était même, jusqu’alors, des sons qu’elle recherchait désespérément quand elle n’avait pas le moral.
Avait-elle changé à ce point ? Sa prise de conscience avait été violente, certes, mais pourquoi ne supportait-elle plus ces rires enfantins ? La faute à sa fille, peut-être ? Rebecca ne venait plus la voir. C’était à peine si elle daignait l’appeler une fois par mois, et quand on voyait comme leurs conversations se déroulaient... Qu’avait-elle fait de mal ? Elle l’avait élevée seule. Elle avait porté à bout de bras sa nature craintive et indolente, veillé à sa bonne éducation, tout en cumulant deux emplois pour qu’elle ne manque de rien. Et maintenant quoi ? Mission accomplie, vous n’existez plus très chère. Quelle ingrate !
Elle se demanda si elle avait eu tort de ne pas prendre les antidépresseurs et les somnifères prescrits par son médecin. Aurait-elle mieux vécu l’abandon de sa fille ? Elle en doutait. Les médicaments n’étaient pas une solution. La lettre oui. Là, elle savait qu’elle frappait fort.
Le petit panier en osier, sur la table, regorgeait des boîtes de pilules qu’elle aurait dû ingurgiter. Son pauvre médecin n’y comprenait rien. Elle lui avait fait le coup deux fois, en lui disant que ses traitements étaient inutiles. Nouvelle ordonnance. Traitement plus fort. Nouvel échec. Elle avait arrêté de le voir, il n’était pas idiot. Il voulait voir les résultats de la prise de sang. Il allait comprendre qu’elle ne les prenait pas. Mais elle avait bien aimé ce petit jeu. Ça lui avait fait quelqu’un à qui parler. Ça changeait un peu. Et puis elle l’appréciait vraiment cet homme.
Une gamine tomba dans l’herbe et s’écorcha le genou. Myriam s’étonna d’éprouver une joie mesquine en voyant la petite éclater en sanglots. Avant, elle se serait précipitée pour la soigner, puis l’aurait réconfortée avec un bon thé glacé. Mais ça, c’était l’ancienne Myriam. Celle qui voulait encore faire partie du lotissement. Avoir une utilité dans ce microcosme. Elle examina le bitume du petit parking qui séparait les enfants de sa maison. L’asphalte était impeccable. Pas une fissure. Pas une tâche. Les voisins étaient aussi soucieux qu’elle de conserver la fraîcheur de ce petit îlot fermé. Tout le monde se connaissait ici. Il n’y avait qu’une dizaine de résidences et ils étaient trois célibataires. La fillette qui hurlait à la mort était l’une des filles Bouchard, deuxième maison sur la gauche quand on entrait dans le lotissement.
Les pleurs étaient aigus. Ils l’agaçaient. Elle envisagea, un instant, de sortir pour tirer sur les nattes blondes de Mademoiselle Mélanie Bouchard. Au moins elle saurait pourquoi elle dérangeait tout le quartier. Myriam se raisonna. Pauvre gamine, elle n’avait rien à voir avec son égoïste de fille.
Elle devenait aigrie. C’était soudain.
Elle avait toujours imaginé que le processus serait lent, insidieux. Comment aurait-elle pu imaginer devenir, en l’espace de quelques jours, une femme acariâtre, voire méchante ? Elle réfléchit à la question. Elle se souvenait d’une vieille dame, Yvonne, qui la terrorisait petite, dans le bar tenu par ses parents. C’était une femme vicieuse, acide, avec de petits yeux de serpent et une bouche pincée, masquant sûrement des crocs acérés. Yvonne avait-elle également basculé du jour au lendemain ? Elle avait beau connaître elle-même cette transformation, elle n’arrivait pas à imaginer cette sorcière autrement qu’en vieille fille désagréable. Non. Yvonne n’était pas comme elle.
Elle attrapa le grille-pain posé à côté d’elle et observa son reflet dans le métal. Ses cheveux grisonnants étaient passés derrières les oreilles. Quelques rides marquaient son visage, tout en restant discrètes, autour de ses yeux et sur son front. Elle était plutôt bien conservée pour sa cinquantaine passée. Rien à voir avec la face hideuse d’Yvonne. Elle avait toujours entendu dire que la méchanceté rendait laid. Yvonne était donc détestable depuis bien longtemps, puisqu’elle était très laide.
Elle avait raison de supposer qu’aucun basculement brutal n’avait eu raison d’une hypothétique bonté chez cette femme.
Elle continua à essayer de se souvenir. Avait-elle déjà connu une femme discrète et gentille, ayant le cœur sur la main, en somme tout ce qui la définissait jusqu’à présent, devenir froide et revêche du jour au lendemain ? En avait-elle seulement entendu parler ? Elle ne trouvait pas. Pourtant, elle ne pouvait pas être la seule dans ce cas.
Sa mémoire lui faisait défaut. Le manque de lien social avait abimé ses souvenirs. Depuis quand n’avait-elle pas parlé à quelqu’un ? Personne n’était susceptible de lui raconter une histoire semblable car, en vérité, elle ne fréquentait aucun autre être humain depuis des années. C’était simple, sur les douze derniers mois, elle avait vu Rebecca deux fois et l’avait eu une dizaine de fois au téléphone. Rien de plus. Elle mettait de côté les caissières du supermarché et son gentil médecin, cela ne pouvait compter comme de véritables fréquentations. Non.
Elle était bien seule sur cette Terre.
Pendant un moment, elle avait pensé prendre un chien. Elle aimait bien les petits anglais, avec une tête amusante. Elle ne se souvenait jamais de leur nom. Minuscules, blancs et marron, avec de jolies oreilles pendantes. Même le nom la faisait sourire… Cavalier King Charles ! Adorables et délicates bêtes. Mais depuis qu’elle avait été licenciée, elle ne pouvait plus se permettre de dépenses inutiles.
Elle tourna les yeux vers la pile de papiers qui attendait sagement sur la table basse du salon. Factures, factures, factures. Elle n’en pouvait plus. Les traites de la maison, les factures d’électricité, d’eau, de gaz, de téléphone… Et les relances de la banque. La situation était devenue désespérée. Depuis deux semaines, maintenant, elle ne se donnait plus la peine d’ouvrir les enveloppes.
Ils pouvaient bien lui écrire, ça ne changerait rien. L’argent, elle ne l’avait pas. Alors, à part gaspiller du papier, toutes leurs menaces de servaient pas à grand-chose. Si ce n’est à l’angoisser. C’est pour ça qu’elle ne les ouvrait plus. Quitte à être dans la panade, autant ne pas en rajouter.
Cette banqueroute avait commencé un an et demi auparavant, mais elle ne s’y habituait pas. A son âge, retrouver un emploi était impossible et personne ne semblait s’en soucier. Au Pôle Emploi, elle était même tombée sur un jeune homme qui lui avait dit qu’elle n’avait qu’à patienter avec ses indemnités de chômage jusqu’à avoir droit à la retraite ! Sauf que la retraite n’arriverait pas avant plusieurs longues années, et ses indemnités ne lui permettaient même pas de payer ses charges fixes. Elle regretta aussitôt de ne pas être tombée sur lui après son basculement. La Myriam de cette époque n’avait rien dit. Elle avait même acquiescé mollement. Aujourd’hui, c’était différent. Ha ça…
Elle bondit de son perchoir et fusa vers la table basse. Elle prit chacune des enveloppes et les déchira en deux. L’une après l’autre. Voilà pour leurs relances ! Voilà pour sa retraite ! Voilà les indemnités chômage ! Myriam souffla, rassérénée. La seule lettre à laquelle elle se raccrochait était celle en route pour le domicile de Rebecca.
Elle retourna dans la cuisine, mit les confettis à la poubelle et observa le carrelage brun collé au mur. Il était immaculé. Elle avait bien travaillé ce matin là. Trois heures de ménage, un thé, et des problèmes réglés en les jetant à la poubelle. Tout était en ordre. Elle était prête. Son cœur accéléra subtilement.
Elle repensa à la lettre. Elle était bien partie. La machine était lancée, ce n’était pas une idée en l’air. Ha ça ! Rebecca allait avoir une sacrée surprise. Elle en douta, un instant. Serait-elle au moins touchée ? Comment allait-elle réagir ? Émue, effondrée, ou en colère ? Allait-elle se jeter sur son téléphone ? Crier sur son mari ? Ou alors serait-elle glaciale, agissant par obligation, mécaniquement ?
Elle haussa les épaules. Après tout, ce n’était plus son problème. C’était celui de Rebecca. Elle ne lui avait pas écrit pour avoir son avis. Elle était allée trop loin. Trois jours plus tôt, elle l’avait eu au téléphone. Elle refusait de l’aider financièrement. Un lâche abandon, un coup de couteau dans le dos. Elle lui avait expliqué longuement pourquoi elle ne pouvait pas. Et il y en avait des raisons. Un tas.
Myriam avait arrêté de compter à la sixième excuse. Celle qui avait terminé de l’achever. Rebecca et son mari allait avoir un enfant. Elle terminait actuellement son cinquième mois de grossesse. Comment ? Myriam n’était pas au courant ? Un oubli de Rebecca, avec tout ce qu’elle avait à penser… Il fallait la comprendre, pauvre chérie. Et puis Myriam était pénible de tout ramener à elle en permanence. Ses problèmes d’argent. Sa fille ingrate. Son ignorance de la grossesse en cours. Rebecca lui avait raccroché au nez, exaspérée par l’égocentrisme démesurée de sa mère, en lui conseillant d’arrêter un peu de se poser en victime si elle voulait espérer voir son petit-fils.
Myriam avait longuement fixé le téléphone, interloquée. Égocentrique ? Elle ? Elle en était estomaquée. Elle avait protesté, pour la première fois de sa vie, en murmurant un léger reproche sur l’absence de tact de sa fille, et elle avait entendu des horreurs en retour.
Le basculement était là. Dans ce ton qu’avait employé Rebecca pour s’adresser à elle. Dans son manque d’empathie à l’égard de sa propre mère. Dans la menace proférée : avoir un petit-fils et ne pas le connaître, comme elle ne connaissait plus sa propre fille d’ailleurs. C’était trop. En quelques secondes, elle avait aperçu toutes les décennies de frustration et d’avilissement qui l’avaient amenée là. A la solitude. Au rejet de sa propre engeance. A l’inexistence la plus totale. Car elle n’existait pas. Pour personne. Et c’était de sa faute à elle. A son caractère. A sa soumission.
Elle toucha du bout des doigts les fils qui pendaient du mur. Elle les avait arrachés. Son premier acte de rébellion. Le premier d’une vie. Elle ne voulait pas que Rebecca rappelle. Ou son mari, ce qui était plus probable puisqu’il avait l’habitude de s’excuser pour elle. Mais pas cette fois. Elle ne voulait pas d’excuse. Les choses étaient dites. Elle avait bien compris.
Après cet appel, elle s’était assise dans le salon et avait rédigé le brouillon de sa lettre. Elle avait imaginé l’exercice beaucoup plus complexe. En réalité, les mots étaient sortis d’un coup. Ils avaient même bondi, explosant sur le papier, enfin libérés de toutes ces années de retenue. En écrivant, elle avait réalisé que tout cela existait secrètement en elle depuis longtemps. Elle portait l’idée de cette lettre depuis un moment déjà. Il avait suffit du petit coup de pouce de Rebecca pour s’en apercevoir et la rédiger.
Le lendemain, elle était allée au supermarché pour choisir un joli papier à lettres et une enveloppe pré-timbrée. Elle rédigea au propre, puis posta sans sourciller. Il faudrait deux à trois jours pour que sa fille découvre les mots qu’elle avait soigneusement formés au stylo-plume. Elle avait bien calculé.
Le surlendemain, elle avait pensé. Elle n’avait plus rien à faire. Elle voulait attendre une journée de plus, pour que le timing soit parfait. Elle s’était remémorée quelques moments heureux de sa vie avec Rebecca. C’était plus simple de l’aimer lorsqu’elle était enfant. Mais Myriam n’était pas dupe. Elle avait conscience d’être, en partie, responsable de ce qu’était devenue sa fille. Après tout, pour une mère célibataire, il n’y a qu’une seule personne à blâmer : soi.
Cette journée fut longue, interminable même, mais moins effrayante que prévu. Elle avait craint les doutes et les regrets. Elle avait craint son esprit paniqué qui aurait tenté d’échafauder n’importe quel plan saugrenu destiné à intercepter la lettre. Mais rien de tout cela ne s‘était produit. Bien que parfaitement insupportable, cette journée lui avait prouvé sa propre détermination. La lettre était partie, et elle en était parfaitement satisfaite.
Myriam lava sa tasse rapidement et la posa à côté de l’évier. Elle contourna la table, saisit le petit panier en osier qui y était posé, attrapa une bouteille d’eau dans le réfrigérateur, et traversa la maison jusqu’à sa chambre. Ses talons claquaient sur le sol rutilant. Sa démarche était étonnement assurée.
En entrant dans la pièce, elle respira à pleins poumons. La lavande de sa lessive embaumait la cellule. L’endroit était monacal. Contrairement au reste de la maison, ici, les murs n’étaient pas décorés. Aucune photo, aucun tableau. Un lit confortable et une vieille armoire étaient les seuls ornements autorisés par Myriam. A quoi bon en faire plus ? Personne ne venait jamais ici. C’était la seule pièce qu’elle avait exonéré de faire-semblant. Elle s’en rendait compte à présent.
Elle comprenait enfin pourquoi elle avait laissé sa chambre en l’état. Toutes ces années, elle avait conservé cette pièce à l’image de ses sentiments et de sa vie. Vide. Chaleureuse. Dépouillée. Elle avait tout cédé, toujours donné le change, mais pas là. C’était son endroit, à elle et à personne d’autre. Elle l’avait préservé de tout ce que les autres attendaient d’elle.
Elle s’allongea, tapant les coussins pour les rendre plus confortables, et songea à Rebecca. Sa fille avait tout de même une chance incroyable. Même dans ce moment particulier, Myriam pensait à la protéger. Elle faisait en sorte que la lettre arrive le plus tôt possible. Pas trop tôt, pour éviter une intervention, mais assez pour ne pas être trop abimée.
Elle avala les premières pilules, les faisant glisser avec une gorgée de vodka. Oui, elle restait une bonne mère même dans ces circonstances. Elle en avala une autre poignée, faisant couler un peu de liquide sur son menton. C’était moins facile que prévu. Sa gorge semblait se révolter. Elle comprenait ce qu’on lui faisait avaler. Elle se força tout de même. Demain, Rebecca aurait la lettre. Le soir, sûrement, en rentrant du travail. Myriam sourit, son corps serait presque intact. Rebecca aurait tout le loisir de la voir dans la chambre funéraire. Les deux boîtes de tranquillisants étaient vides. Elle entama les somnifères, accélérant le mouvement car un vertige commençait à se faire sentir.
Elle se repassa la lettre en tête. Elle l’avait mémorisée du premier coup. Elle avait pu lui dire tout ce qu’elle n’avait jamais réussi à lui confier. Elle lui avait fait ses reproches, évidemment, crus et sans détour, mais elle l’avait surtout rassurée. Elle lui avait rappelé tout son amour. Cet amour inconditionnel qu’une mère donne à son enfant dès le premier regard. Elle connaitrait ce sentiment, bientôt, elle aussi.
Myriam ferma les yeux. Cette lettre était véritablement une bonne idée. Elle s’endormit lentement, perdant conscience paisiblement, le sourire aux lèvres, certaine d’avoir fait le bon choix.
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