Prologue
Dans les terres de l’éternel Printemps, la vaste praire colorée composant ce domaine florale était effleurée par la caresse d’une brise estivale. Ces infimes variations de l’air s’immisçaient sous les innombrables habitantes, arrachant délicatement les pétales pour les porter haut dans les cieux, théâtre de ce majestueux ballet. Ode merveilleuse à la vie, la valse splendide des fleurs ne connaissait point de repos, car ce lointain songe ne pouvait être aliéné par l’impérieuse marche du temps. Or, un Rêve s’inscrivait dans l’éternité tant que le Rêveur demeurait prisonnier de l’étreinte chaleureuse de Morphée. Aussi, dans ce jardin miraculeux, baignant dans l’éclat rassurant d’une aube sans fin, se dressait l’Observatoire. Cette haute Tour, dominant outrageusement les alentours de sa remarquable stature, abritait en son sein le maître des lieux. Comme à son habitude, Sirius flânait à l’apex de l’édifice. Simplement assis au bord de la terrasse couverte, les jambes négligemment pendues dans le vide, il en contemplait l’horizon avec un regard brillant d’une inhabituelle nostalgie. Des millénaires à être prisonnier de ces terres, sans jamais s’ennuyer de cette vue. Ce paysage, jadis chéri par l’élue de son cœur, était naturellement devenu l’objet de ses propres préférences. D’une profonde inspiration, il s’imprégna de la multitude de parfums portés par le vent. Ces effluves transportaient des images et sons, souvenirs heureux et vestiges malheureux. Oui, jamais ne s’en était-il lassé. Malgré les années, malgré les siècles ; pas un instant n’avait-il regretté son choix, sa volonté de demeurer captif. Mais, si le Rêve ne s’estompait pas tant que l’arpentait le Rêveur, inéluctablement, le réveil aurait lieu. Le moment était imminent, suivant la lente mise en marche des lourds rouages de l’Histoire, actionnés par un épisode fondateur.
Une naissance était advenue il y a plusieurs semaines. Revêtue d’atours anodins, elle était pourtant l’augure du changement. Dans l’essence de cette nouvelle vie scintillait une possibilité, dont la concrétisation pourrait ébranler les fondements du monde. Nul ne pouvait prévoir les sombres projets de la facétieuse Causalité. Mais, chez les rares spectateurs conscients de l’événement, une même certitude s’était enracinée. Triste émissaire de la désolation, ou héraut d’un âge d’or, la renaissance d’un tel pouvoir donnerait une nouvelle impulsion. Dans les coulisses de l’histoire, déjà s’agitaient ceux le convoitant. Des gens dévorés par l’ambition, l’avarice, la vengeance.
Depuis le départ de Théa, ce n’était qu’une question de temps avant sa réapparition. Mais que cela se produise dans de telles conditions, aussi abruptement…
L’ombre d’une ride sur le front déforma l’harmonie de ses traits. Mais ce bref moment ne dura pas, car l’inquiétude n’avait pas d’emprise sur lui, et un léger sourire s’y substitua. Définitivement, le destin était une force terrible. Cet épisode le prouvait aisément. Levant la tête, dans ces pupilles violettes, marquées par la confiance et la lassitude, se reflétaient les rayons du lointain astre réchauffant la plaine.
Se pourrait-il…
Cela semblait impossible. Nul ne pouvait échapper à son regard. Qu’importe ce qui se déroulait dans le monde, l’Observatoire en serait témoin. Pourtant, si un être était capable de s’y soustraire, c’était bien lui. En écho à cette conclusion, Sirius ne put réprimer un faible soupir. Le fardeau qu’il s’était imposé était si lourd. Néanmoins, il ne pouvait certainement pas s’en plaindre plus longtemps. Après tout, si elle s’était trouvée là, à ses côtés, elle l’aurait probablement déjà réprimandé.
Tout à ses réflexions, la perturbation qui secoua son domaine le traversa, car il ne saurait ignorer ce qui se passait dans son propre Rêve. Personne ne pouvait y pénétrer sans son accord. Mais celui ayant l’outrecuidance de supplanter une telle règle était tout à fait capable de s’affranchir de n’importe quel motif. Un nouveau soupir fila dans l’air, emprunt de dépit et d’amusement. Décidément, il avait eu raison de confier la mission à sa sœur. Bellatrix n’était pas une femme sensible aux attraits pernicieux du pouvoir. Fidèle à sa réputation, elle s’en était parfaitement acquittée, dissimulant l’enfant aux nombreux intrigants gangrené par la convoitise et le désir de domination. Mais la décision de s’en remettre à elle était lourde de conséquences, et Sirius n’avait certainement pas l’intention de s’y soustraire. Au plus profond de sa chair, il percevait distinctement les sentiments accompagnant l’intrus. Insensible à la magnificence onirique des lieux, celui qui avait été injustement délaissé approchait. Sa démarche agacée, foulant du pied les fleurs recouvrant le sol, était un marqueur clair de ses funestes projets. Les paupières closes, Sirius continua de l’observer, alors qu’il pénétrait dans l’Observatoire sans s’annoncer. Dans les entrailles de l’édifice, l’individu s’engagea sans l’ombre d’une hésitation dans l’élégant escalier en colimaçon conduisant aux appartements supérieurs. Le bruit des pas se précisa aux oreilles du maître des lieux, qui balançait tranquillement la tête de gauche à droite, imperturbable à la furieuse tempête approchant. Finalement, l’ascension de l’intrus se conclut par son irruption sur la terrasse couverte du dernier étage. Calmement, il interpela le Rêveur, qui décela par delà la froide façade de cette voix l’immense colère qui menaçait d’exploser.
— Cela fait longtemps, Sirius.
Sans se retourner, le Rêveur répondit d’un ton bien plus enjoué.
— Mon frère ! Que me vaut le plaisir de ta visite ?
En réponse à la question de Sirius, un silence teinté d’agacement se manifesta. Cependant, l’intrus conserva le contrôle sur ses émotions. Les deux hommes se connaissaient depuis des temps immémoriaux, et naturellement, le moindre détail n’échappait pas à leurs observations avisées. Fort de cette inflexibilité, Aldebaran Einzbern fit quelques pas, mains dans le dos, vers le bassin central. Large de plusieurs mètres, c’était là le cœur de l’ouvrage, l’élément primordial de l’Observatoire. Marqué par l’amertume, il songea qu’avec un tel outil sous son contrôle, ce qui allait inéluctablement suivre n’aurait pas eu lieu. Malheureusement, son fonctionnement était intrinsèquement lié à son imbécile de frère, dont le génie surpassait toutes les conventions. Serrant le poing, l’évidence l’ayant conduite jusqu’ici se confirmait un peu plus par la seule description de cet instrument : tant que cette chose existerait, ses plans seraient contrecarrés.
— Sirius, tu as bien des défauts, mais la bêtise n’en fait certainement pas partie. La raison de ma présence ici, tu la connais déjà.
Le Rêveur cessa de s’agiter au bord du vide, ouvrant de grands yeux pleins de surprise. Ce n’était pas la menace sous-jacente qui avait produit un tel effet chez lui. C’était ce qui se dissimulait par delà la colère qui le plongeait dans une stupeur qu’il n’avait pas anticipée. Ce n’était pas leur premier désaccord. Pas leur première confrontation. Mais pour Aldebaran, c’était la dernière. Et de cette simple réalisation, était né un sentiment étranger à l’austérité calculatrice de cet individu. La douleur. En écho à cela, Sirius s’en trouva également affligé. Néanmoins, au lieu de s’abandonner à la peine et au désespoir, il en tira autre chose. Brusquement, il se redressa et s’étira longuement. Quand il eut achevé sa gymnastique, il tourna vers son frère bien-aimé un regard brillant d’une détermination renouvelée.
— Oui, acquiesça-t-il.
La précédente phrase d’Aldebaran n’avait rien d’anodin. Il n’était pas le genre d’homme à verbaliser un avertissement. Mais ce qui transparaissait derrière ces mots, c’était les braises de l’affection dissimulées dans les tréfonds gelés de son cœur. Pour Sirius, c’était plus que suffisant. Que son frère l’aime encore était le plus beau de tous les testaments. Aussi ne souhaitait-il pas prolonger plus longtemps la discussion par de vaines paroles, car le doute pourrait prendre racine chez les deux. Cela ne rendrait que plus triste ce qui allait advenir.
L’espace d’un instant, les pupilles acier d’Aldebaran se dérobèrent sous l’effet d’une insondable tristesse. Mais c’était un moment aussi éphémère qu’une respiration.
— Soit.
Pendant qu’une couronne lumineuse se matérialisait au-dessus de lui, Sirius tendit le bras, attrapant le bâton qui filait vers lui. La voûte céleste se para d’un sombre voile, alors que s’intensifiaient les bourrasques, prémices de l’orage à venir. Les chaudes couleurs de l’aube furent supplantées par les teintes froides du crépuscule. Dans les cieux déchirés, le rideau se refermait sur l’éternel ballet. Soudain, la foudre rugit en conclusion à l’incantation d’Aldebaran, annonçant dans une symphonie terrible le début du règne de l’Âme.
— … La mort n’est pas la Fin, elle n’est que le Commencement — Quatrième : La Coupe du Paradis !
Le visage fermé, l’esprit clair, mais le cœur en miette, le vainqueur s’approcha du bord de la terrasse, contemplant la ruine laissée par l’affrontement titanesque. Il ne reste rien de ce jardin d’été, si ce n’était une désolation s’étendant à perte de vue. La figure glorieuse de l’Observatoire n’avait pas été épargnée, et l’édifice menaçait de s’effondrer dans l’un des immenses cratères l’entourant. Pourtant, à mesure que les secondes s’écoulaient, dans le terreau de la psyché d’Aldebaran germa une vérité. La déchirante douleur qui affligeait son cœur fut balayée par un florilège d’émotions contrasté : soulagement et admiration, dépit et agacement. Lentement, ces nombreux remous perturbant l’impeccable surface lisse de son esprit s’estompèrent, pour ne laisser dans leurs sillages que les pourtours d’une analyse claire et froide. Sans le Rêveur, l’effondrement de ce monde aurait déjà dû démarrer. Or, Avalon, la terre de l’Éternel Printemps, persistait malgré la disparition de son propriétaire.
— Ainsi donc, ce n’était pas toi…
À peine formulait-il ouvertement cette constatation que la brise porta à ses oreilles l’éclat lointain d’un rire chaleureux. Ce n’était sans doute que le fruit de sa propre imagination. Mais cela n’avait rien d’anodin. Après tout, il se trouvait dans un domaine où rêve et réalité coexistaient.
Qu’importe, songea-t-il. Quand bien même tu m’aurais berné, sans l’Observatoire, nous voilà revenus à égalité.
Aldebaran avait certainement vu juste. Ce n’était pas véritablement Sirius, mais un songe parmi tant d’autres, une infime trace laissée ici par le Rêveur originel, qui s’était depuis longtemps retiré en prévision de la tragédie à venir.
Dans la pénombre d’une cave londonienne, après plusieurs années plongé dans un profond sommeil, un homme s’éveillait.
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