Chapitre 3 : Ambitions et imposture

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  Attablé au bureau de sa chambre, Elias malmenait distraitement les pages du Livre pendant que se rejouait le film de la journée. Les lointaines images de sa longue préparation laissèrent place progressivement aux événements de la veille, à commencer par son arrivée dans un petit bourg aux premières lueurs du jour. Le quai de la modeste gare était alors noyé sous l’épaisse fumée de la locomotive, troublant d’autant plus ses sens qu’elle s’accompagnait d’une forte odeur de charbon. Avec comme unique protection un bout de tissu, il s’était éloigné à vive allure en direction du point de rendez-vous, là où l’attendait le carrosse devant le conduire jusqu’à sa destination. Bien qu’on ne lui ait jamais précisé que c’était une mission faite en équipe, il ne fut pas réellement surpris par la présence d’autres mercenaires. Logique, car, après tout, cela était déjà écrit. Surtout, il n’était jamais réfractaire à un peu de compagnies, en particulier quand celle-ci était aussi amusante ! Pour le moment, ces charmantes personnes parlaient peu, mais cela ne refroidissait pas Elias. Personne n’était plus doué que lui pour lire dans le cœur des gens, et il avait immédiatement perçu l’immense potentiel comique sous-jacent de ce groupe, ce qui promettait de bien belles péripéties.

Pendant le voyage jusqu’à Paris, qui se révéla calme, presque trop ennuyeux, un malaise le saisit en arrivant aux abords du 3e arrondissement. Il y a fort longtemps, Elias avait foulé le pavé de ses rues, assistant à un instant historique pour le monde humain et celui de la magie. Tout avait changé si vite ; l’espoir avait été balayé aussi brutalement qu’il était apparu. Et à la fin, l’humanité ayant brisé les chaînes de sa misérable condition choisissait de son propre chef une nouvelle servitude.

Affligeant. Tout ce que mes compagnons et moi avons fait, il ne reste rien. Le peuple, ce pion utile, a cru pouvoir détruire une vieille idéologie pour la remplacer par une autre, mais il n’a fait que perpétuer l’oppression sous une forme différente.

Néanmoins, Elias ne céda pas complètement à la colère. Au contraire, il s’en amusait, puisque ces anciens combats, cette vie dédiée au sacrifice, n’était pas vraiment la sienne. Ce n’était là qu’une mémoire, parmi la myriade le composant.

En arrivant au splendide hôtel particulier leur servant de base d’opérations, Elias apprécia sa rencontre avec James Dowle. L’exécutant personnel de Thomas Godwinson était une sorte d’antithèse vivante du mot « sympathique », telle une compilation cocasse des clichés du fidèle serviteur britannique. Évidemment, cela n’avait pas manqué de provoquer chez le jeune homme d’intense fou rire qu’il eut beaucoup de mal à masquer. Surjouant à plusieurs reprises la surprise, il se demandait sincèrement comment les autres n’avaient pas remarqué cette grossière comédie. Pourtant, il aurait dû le savoir depuis le temps : chaque fois, personne ne tiquait sur ses piètres performances d’acteur !

Peut-être suis-je en réalité doté d’un véritable don pour le théâtre, songea-t-il en ricanant bêtement. Bref, que s’était-il passé ensuite ? Ah oui, blabla Thomas Godwinson, blabla le rituel de machin, blabla enquêter…

Ah, que ces explications furent ennuyeuses ! C’est bien pour cela qu’il accueillit avec joie la conclusion de leur conversation : le moment, où, enfin, le mangeur de pudding entrait dans le détail de la journée à venir.

D’ailleurs, qu’avait-il dit déjà ?

Maintenir une attitude correcte avait accaparé toute sa concentration, l’empêchant d’écouter distinctement les propos de l’exécutant. En faite, la suite des événements lui était totalement inconnue. Alors qu’il commençait à envisager sérieusement d’aller poser la question à l’un de ses collègues — ce qui l’aurait automatiquement discrédité, une idée lui traversa l’esprit. Lentement, ses yeux s’arrêtèrent sur les pages usées qu’il déchirait depuis plusieurs minutes sans trop y prêter d’attention. Une vague de dégoût le submergea, et il referma l’ouvrage, prêt à le lancer dans un coin de sa chambre. Mais, comme souvent, la curiosité l’emporta, et c’est avec regret qu’il l’ouvrit à nouveau. Après plusieurs minutes atrocement longues, il finit par tomber sur le chapitre souhaité. En parcourant rapidement du regard ce qui était marqué, les souvenirs affluèrent.

Il y a de ça quelques semaines, une violente explosion avait secoué le 17e arrondissement. En apparence, rien ne laissait penser qu’une origine surnaturelle puisse en être la cause, aussi les Braves, la police magique de Paris ne s’y impliqua pas. Cependant, quand leurs alter ego mienor — appellation des personnes ignorant l’existence de la magie — furent victimes d’attaques répétées à proximité du dit lieu, l’affaire prit une ampleur nouvelle. Progressivement, la presse commença à titrer régulièrement sur ce mystérieux agresseur insaisissable, alimentant les plus sombres rumeurs et attisant les esprits les plus complotistes. Dans ce contexte de défiance et de résurgence de vieille croyance, les Braves n’eurent pas d’autre choix que d’intervenir, pour éviter une compromettante fuite du secret magique. Rapidement, le profil d’un coupable se dessina ; un vampire, une créature hérétique pourchassée tant par l’Association que par l’Église. Les Justes sur place, qui enquêtait alors sur le rituel du Séraphin, se saisirent du dossier, y voyant là une piste sérieuse qui méritait d’être creusée. Cette collaboration ne dura pas, puisqu’après une maigre semaine d’investigation, les deux organisations se désengagèrent complètement et l’affaire fut par conséquent classée. En guise de conclusion à toute cette mascarade, la thèse d’un banal accident domestique comme cause de l’explosion était accréditée, et les assassinats de gendarme étaient attribués à un simple déséquilibré.

Néanmoins, dans les couloirs feutrés de l’Horloge, l’une des deux factions françaises s’agaçait d’une telle conclusion. Selon leur meneur, les enquêtes se déroulant à Paris auraient été délibérément sabotées, arguant que les Braves, et par extension les Justes en garnison, seraient soumis à des pressions. Naturellement, Dowle ordonna donc à Elias et les autres de se rendre dès le lendemain sur le lieu de l’incident, qui restait à ce jour l’affaire la plus récente. Évaluer la possibilité de trouver des éléments pertinents sur place était difficile, car le site était abandonné depuis plusieurs semaines, et il semblait improbable qu’un indice y soit encore présent. Mais en parallèle, les seuls à avoir travaillé dessus étaient les Justes et Braves soumis à une hypothétique ingérence.

Ce vieux renard de Dowle doit avoir d’autres informations pour y mettre une telle priorité. Mais à l’image du début, on ne nous communique pas tout.

Ce manque de confiance était commun chez les puissants contraints de recourir à une main-d’œuvre motivée non par la loyauté, mais par le gain. Aussi, Elias ne s’en offusqua pas. Son attention se portait plutôt sur ses interactions futures avec ses nouveaux amis. Il se fendit d’un large sourire : ah, qu’il avait hâte d’être demain ! Ayant déjà oublié la suite des événements, il n’aurait pas à feindre l’étonnement en cas de découverte. Tout cela promettait d’être follement excitant !



  Après le départ de Dowle, le calvaire social de Goran se poursuivit encore un temps. L’homme à l’imposante moustache avait profité du fait qu’ils soient tous réunis pour se renseigner sur les compétences de chacun. Alors que le dénommé Elias manifestait son enthousiasme à cette idée, l’elfe s’était éclipsé sans prononcer le moindre mot. Bien évidemment, cela jeta un froid dans la conversation naissante. Lui-même aurait souhaité s’isoler. Mais il se fit violence pour rester et communiquer le strict nécessaire, uniquement pour le bien de la mission. Marcus fut le premier à se lancer : plus à l’aise dans les affrontements que dans le dialogue, il n’en était pas moins doté d’une certaine expérience en matière d’investigation. Somme toute, sa présentation fut brève, et Goran, qui passait après, se calqua sur ce modèle. Il n’entra pas dans les détails, se contentant de préciser qu’il était redoutable à longue distance. Il garda pour lui la nature de son être, et le pouvoir spécial qui en découlait. Le troisième et dernier à s’exprimer ne fit absolument pas comme les précédents. Outre son maniement de l’épée et ses diverses compétences, Elias leur révéla qu’il était un demi-vampire.

Goran avait déjà entendu parler de ces êtres rarissimes, qui semblaient tirer le meilleur des deux ascendances. Ce n’était pas à proprement parler une race, mais plus un état particulier : atteints de vampirisme, ces personnes n’avaient jamais consommé de sang humain ou animal leur permettant d’achever leur transformation. Les avantages étaient dès lors multiples : une espérance de vie et capacité physique similaire aux amateurs d’hémoglobines, sans la crainte du soleil et avec la possibilité de se nourrir normalement. Néanmoins, leur régénération s’en trouvait limitée, et, contrairement à leur homologue complet, il ne pouvait fixer un membre tranché. Un vampire est par essence un mort-vivant, leur cœur ne fonctionnant plus. Or l’organe des demi-vampires continuait de battre, signifiant par là qu’ils sont biologiquement vivants. Ce désagrément ne suffit pas pour justifier le faible nombre de ces individus, coincé perpétuellement dans un état différent de la mort. L’explication principale à ces cas isolés résidait dans les pulsions qui suivaient la morsure inoculant le vampirisme. Insupportable par nature, seule une poignée parvenait à les contenir. Une autre raison de leur rareté se trouvait dans leur apparence physique inchangée : vu que leur cœur ne « mourrait » pas, leur peau conservait une teinte normale, et la couleur des yeux restait la même, ne prenant pas le rouge caractéristique des vampires. Ce faisant, ils passaient inaperçus dans la société, rendant difficile l’estimation de leur nombre exact. Enfin, dernier point, et non des moindres, leur persécution, tant par les mages que par les vampires, les contraignait à une existence discrète, souvent solitaire. Qu’Elias se dévoile ainsi, en souriant, était donc bien surprenant et Goran en éprouva une sympathie sincère à son égard.

Entre monstres, on ne peut que se comprendre… Qu’importe notre valeur en tant que personne, ces différences imposées nous excluront toujours.

Brusquement, il se redressa sous le regard interloqué de ses collègues.

— Mes excuses, déclara-t-il.

Sans attendre de réponse, il quitta la salle. À peine refermait-il la porte derrière lui qu’un domestique l’interpella poliment. Soupirant, Goran accepta son sort et se laissa guider. Durant leur déambulation, entre les nombreux salons et pièces à vivre, seule la mention d’une bibliothèque éveilla l’intérêt du Traqueur. Au sein de sa tumultueuse existence, la lecture était progressivement devenue une enclave salvatrice, une échappatoire indispensable. Traités économiques, littérature réaliste, et même poésie, Goran appréciait la quiétude de cette activité, contrastant avec la violence de sa profession. Néanmoins, pour profiter de celle-ci, le domestique lui précisa que l’accord du maître des lieux était nécessaire pour y pénétrer. Arguant que ses connaissances lacunaires de la Ville Lumière pouvaient être un frein dans ses recherches, Goran obtient malgré tout que des livres soient amenés dans sa chambre. Quand la visite s’acheva, il s’y précipita sans manger, découvrant avec satisfaction le précieux sésame : deux beaux ouvrages étaient posés sur la table en bois de la pièce, l’un traitant des quartiers magiques au sein de la capitale, l’autre étant consacré au 9e arrondissement. Après une courte réflexion, il décida de commencer par le premier, poussé par la nécessité d’en apprendre plus sur son environnement.

Le Paris magique était découpé en deux grandes zones, dont la première, situé à la surface, était le 3e arrondissement. Pour repousser les Mienors trop curieux, une série de sorts était installée, jouant sur les esprits pour conserver ce sanctuaire inviolé. Mais cet espace, minuscule à l’échelle de la ville, n’était réservé qu’à une élite fortunée ayant eu la chance de naître dans les classes favorisées. La majeure partie de la population se terrait loin des rayons du soleil, au sein du 21e arrondissement. Construit sous Paris, il s’étalait du 3e jusqu’au 7e arrondissement, et abritait une gigantesque cité gangrenée par une importante pauvreté. Une grande part de ce territoire, laissé à l’abandon par l’administration parisienne magique, était soumise aux lois des gangs, qui s’en disputaient le contrôle. En somme, le contraste entre la surface et les souterrains poussait le concept de classe sociale à son paroxysme, résumant parfaitement les terribles inégalités déterminées à la naissance des individus. Cette lecture fit ressurgir chez Goran une colère sourde. Sa propre histoire était une injustice, dont les échos se répercutaient au plus profond de son esprit distrait. Plongé dans de sombres réflexions, il fut tiré de sa torpeur par les gargouillements répétés de son ventre. Constatant l’heure tardive en découvrant l’obscurité qui s’était installée par-delà le verre des grandes fenêtres, il descendit pour dîner rapidement, avant de remonter prestement. Il considéra brièvement le livre ouvert sur son bureau, sans toutefois trouver la motivation de s’instruire. La fatigue était certes là, mais, comme souvent, le sommeil demeurait inaccessible. Aussi, insensible à la fraîcheur hivernale, il appuya sur la poignée de la vitre, et s’assit sur le rebord, une flasque d’alcool dans les mains au milieu des épaisses volutes d’une fumée de cigarette.



  Doucement. Pas de mouvement brusque. La moindre erreur aurait pour conséquence la perte d’un long et épuisant labeur. Sans trembler, la main versa délicatement le contenu d’une fiole dans un liquide orangeâtre. De la condensation naquit de la réaction chimique, et après quelques instants, la couleur vira à un bleu transparent.

— Parfait, se réjouit Varis.

La chimiste laissa échapper un soupir de satisfaction. Ce travail de précision lui avait pris toute la journée, et s’était poursuivi jusque dans la soirée, aussi n’avait-elle pas eu le temps de se sustenter. La nuit était tombée depuis un moment, rendant impossible toute estimation horaire. Ne sachant pas si les repas étaient encore servis, elle préféra grignoter ses propres restes de la veille. Mais avant d’y venir, elle nettoya ses instruments et ses mains, qui avaient été en contact une ribambelle de produits corrosifs. Alors que l’eau s’écoulait doucement entre ces doigts, son regard se perdit dans le reflet face à elle.

— Bordel, grogna-t-elle.

L’idée de travailler en équipe agaçait l’elfe. C’était pour elle une chose rédhibitoire, suffisante pour abandonner. Néanmoins, elle était encore là, plus que prête pour les jours à venir.

Pense à la récompense Varis. Tu peux bien faire une entorse à tes principes pour une fois !

Sous l’effet de contradictions intérieures, sa bouche se crispa alors qu’elle s’essuyait avec une serviette propre. Elle récupéra son frugal dîner avant de s’asseoir à son bureau, débarrassé de tout son matériel, en se remémorant l’expression ahurie de ses collègues lorsque sa véritable nature avait été dévoilée.

Et puis quelle équipe hétéroclite ! Un gars qui ne parle pas, un autre qui parle trop (celui-là l’agaçait tout particulièrement) et un dernier un peu trop banal.

Décidément, cette mission l’ennuyait avant même son début. Si leur employeur n’avait pas été de l’acabit d’un Immortel, elle aurait décliné sur le champ. Tout était bancal et reposait sur des suppositions et rumeurs. Derrière une fausse compréhension des enjeux, elle ne croyait pas un seul instant à ces histoires de Séraphin. La dernière fois qu’un Séraphin était descendu, presque tous les natifs du Nouveau Continent avaient manqué de périr. Et avant ça, c’était l’Europe qui avait subi ce fléau. La Peste, punition pour avoir osé bafouer le tabou, avait quasiment exterminé la population du Vieux Continent.

Faire appel à des mercenaires pour ça… Vraiment, on ne m’ôtera pas l’idée que tout ça n’est qu’une vaste farce.

— M’enfin, tant que l’on m’offre ce que l’on m’a promis, je m’exécuterais comme un bon toutou. Et je collaborerais même avec les autres idiots.

Sur ces belles paroles, elle acheva son repas avant de se glisser sous ses draps. Morphée ne tarda pas à l’envelopper dans ses bras pour l’entraîner dans un monde sans images.

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