Les empreintes organiques
Tu m'attendais tous les soirs pour une histoire de chasse à la baleine, où un Achab belliqueux et vengeur promettait à sa proie meurtrie mais libre et fière une poursuite jusqu'aux confins de l'océan, pour l'éternité. Grave, tu répétais : l'éternué. Je me penchais sur toi pour un dernier baiser, pour te goûter du bout des lèvres avant que tu plonges dans le monde épique et silencieux de tes rêves d'enfant.
Je m'attardais au-dessus de ton visage, j'humais, animale, le parfum de ta bouche. Je vivais, le temps d'un soupir, la reconnaissance instantanée du lien mystérieux tissé entre nous depuis ta naissance, l'identification quasi-scientifique de ton empreinte olfactive, aussi tangible que celles de tes pas, de ta voix, de ton zézaiement, cet indice organique qui me ferait à coup sûr, à l'aveugle, te retrouver parmi une mer de petits. Mes neurones se connectaient aux tiens le temps de penser que ce moment d'éternité ne durerait pas, et que d'autres femmes le vivraient un jour à ma place.
Un soir, la connexion échoua. J'aurais voulu avoir conservé, telle une naturaliste des parfums, celui de ta bouche d'enfant, dans un bocal à ton nom. Ton haleine se chargea d'effluves et de miasmes douteux qui préfiguraient ta maturité. Tu ne sentis plus toujours aussi bon la chair de ma chair, l'émotion primale s'évanouit une fois pour toutes. S'installa l'anxiété de te voir t'épanouir ou non, sans moi. Mes conseils inutiles me méritaient des : « T'es chiante ! », mes questions des : « Je sais ce que je fais. » Notre lien s'intellectualisa.
Ton monde reste épique, et tu débarques en coup de vent pour me parler d'un coup de foudre pour une tatoueuse marocaine à la bouille maquillée et blasée d'Amy Winehouse sur la photo que tu exhibes avec une fébrilité extatique de ton iphone. Tu me dépasses d'une tête quand tu te penches sur moi, avec ton sourire d'enfant qui persiste comme celui du chat d'Alice, au-delà du temps et des vagues affrontées avec l'ardeur d'un Achab depuis que tu vogues sur ton propre océan, cet océan que la mère paradoxale que je suis ne peut s'empêcher de voir glauque, agité, mais toujours lumineux.
Au milieu de ton thorax, le sosie d'Amy a dessiné un ange, cornu, il me semble. Ton corps rassemble des cases de bédés sans rapport les unes aux autres, des images qu'on dirait arrachées à des livres d'enfant, une enclume, un petit diable, une baleine qui souffle, un vélo, un puma transpercé de flèches, la plupart œuvrées de ta main d'amateur. Comment fais-tu ? Je ne dis plus rien depuis longtemps, l'horreur a laissé place à la résignation. Je veux vivre vieille.
En t'embrassant une dernière fois, je te glisse : « J'espère que sa vie sera plus longue que celle de Winehouse », et : « Cou'donc, t'es-tu lavé les dents ce matin ? »
Sans cesser de sourire, tu réponds : « Moi aussi, je t'aime, maman. »
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