Un voyage infernal

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Rassemblant tout son courage, Enée s’y engouffra et franchit les cent-trente et un mètre du dromos, long couloir taillé dans la pierre de tuf en forme de trapèze. Plus il avançait, plus l’angoisse le prenait. Plus d’une fois, il faillit se perdre, essayant six ouvertures qui s’ouvraient dans les murs. Plus d’une fois, il aurait voulu rebrousser chemin, mais le sort incertain de son peuple le retenait et lui donnait assez de volonté pour continuer. Plusieurs vies étaient en jeu. Enfin, il advint dans une grande cavité allumée de bougies, ainsi que par des flambeaux. Les murs de pierres polies y contrastaient avec les pierres brutes du dromos. Au milieu, une vielle femme, de la taille d’une adolescente, scrutait l’antre situé au centre.

En un seul coup d’œil, Enée comprit qui il avait en face de lui, la Sibylle d’Apollon, la Sibylle destinée à vivre plus de mille ans, et qui avait depuis longtemps perdu la fraîcheur et la beauté de la jeunesse. En effet, cette prophétesse, de son statut de mortelle, avait provoqué un jour une vive passion au dieu Apollon. Afin de la conquérir, ce dernier lui avait alors accordé un vœu. La jeune femme avait alors souhaité vivre aussi longtemps qu’il y avait de grains de sable dans une poignée. Ce désir fut exaucé. Malheureusement pour la divinité, malgré son cadeau, elle avait refusé ses avances et l’avait éconduit. Furieux d’avoir été joué, le guide du Soleil s’était vengé. Il n’était pas revenu sur sa bénédiction, lui accordant ces mille années comme promis. Toutefois, au lieu de la maintenir dans une éternelle jeunesse, il l’avait laissée vieillir et dépérir, au point qu’elle se ratatinait sur elle-même un peu plus chaque année qui passait. Un peu désolé pour elle, Enée était sur le point de l’interpeler qu’elle le coupa, sachant très bien pourquoi il était venu la consulter.

Sans préambule, elle lui prédit qu’il lui fallait renaître, tel un phénix, de ses cendres s’il désirait accomplir son destin, sinon, à jamais il errerait, entrainant les autres survivants à leur perte. Face à cette alternative, le prince troyen lui promit de réaliser tout ce qu’y était nécessaire pour tous les sauver. Elle lui avoua qu’il devait aller à la recherche de quelqu’un, dans un lieu interdit à tout Mortel. Sans lui en dire plus, elle lui ordonna de procéder à des sacrifices et à des prières sous sa direction. Enée obéit sans poser de questions. Soudain, la terre se mit à trembler, et un gouffre s’ouvrit sous ses pieds, d’où une chaleur infernale s’en échappait. Reculant d’un pas, notre héros eut peur de comprendre, mais encore une fois, la Sibylle ne lui laissa pas le temps de prononcer une seule parole. S’en attendre, elle s’enfonça dans cette ouverture et disparut dans la noirceur. Le fils d’Aphrodite dût alors faire un choix, la suivre ou rester. Pensant à son peuple, il se saisit d’un flambeau et lui emboîta le pas.

Il se trouva à cheminer dans un souterrain aussi sombre que la nuit, éclairé que par la flamme qu’il tenait. Plus il avançait, plus la chaleur et l’émanation de souffre le prenaient à la gorge, au point qu’il eut plusieurs quinte de toux. En tout cas, plus il descendait, plus il comprenait où il se rendait. Au bout d’un temps qu’il lui parût durer une année, toutes ses craintes se confirmèrent quand il déboucha dans une caverne aussi immense que le monde. Oui, il était arrivé aux Enfers, et ce qu’il observait du haut de sa corniche le confirmait. Comme les philosophes l’avaient prédit, les terres infernales n’étaient pas construites uniquement de feu. Elles étaient d’eau, de marais, de lacs, mais surtout de fleuves intarissables, d’une grandeur immense, et toujours en mouvement, tout comme l’étaient les âmes des Mortels. Le fils d’Aphrodite voyait bien au loin ces grandes étendues d’eau suivre leur cour, entourant des contrées, dont le ciel de certaines s’illuminait tel celui d’un volcan en éruption, contrastant avec leurs voisines éclairées comme l’azur d’une journée d’été. Oui, Enée avait vraiment l’impression de se retrouver devant l’immensité et la diversité du monde terrestre, du monde qu’il venait de quitter. Devant lui s’étendait l’Erèbe, le premier territoire des Enfers.

A l’origine dieu primordial, Erèbe, fils du Chaos, frère et époux de Nyx, avait été métamorphosé par Zeus en cette contrée, pour avoir tenté de secourir les Titans, lors de la guerre qui l’avait opposé à eux. Ainsi condamné, il était devenu la première terre infernale que les défunts et certains maux foulaient. Sol désertique et chaotique, rien n’y poussait, et aucune bête de somme n’y paissait. Seuls des rochers et des chemins de pierre accueillaient les âmes des Morts. Le soleil n’y avait pas sa place. La seule lumière, qui les éclairait, venait de cristaux aux mille couleurs. Ces derniers parsemaient le plafond et le sol, décorant les stalagmites et les stalactites qui remplissaient le rôle des arbres. Enée resta figer avant de se rendre compte que la Sibylle avait continué à avancer sans l’attendre. Revenant sur terre, il la rattrapa en quelques enjambées. Il la suivit le long du vestibule des Enfers, faisant attention à ne pas tomber dans le gouffre de l’Orcus où le Chagrin et les Remords vengeurs avaient élus domicile, ainsi que les Maladies, la Vieillesse, et la Faim. Il passa aussi devant l’Indigence, le Travail, et les mauvaises Joies au cœur, mais également devant la Guerre meurtrière, les Euménides couchées sur des lits de fer et la Discorde à la chevelure de vipères aux bandelettes sanglantes. Les laissant derrière lui, Enée, le cœur battant, dût ensuite se frayer un chemin au milieu des âmes des Morts qui suivaient le même chemin que la Sibylle, complètement indifférente à ce qui les entouraient. Bientôt, le fils d’Aphrodite se trouva à longer les rives d’un immense fleuve aussi grand qu’une mer. Etrangement, sa couleur se divisait en deux nuances distinctes d’un bleu sombre, parsemées d’une aura verdâtre. Devant ses yeux s’écoulait le Cocyte qui partageait son espace avec le Styx, étendue qui portait le nom de sa protectrice.

Fille de l’Océan et de Téthys, cette nymphe était la gardienne d’une fontaine d’Arcadie, dont les eaux silencieuses s’étendaient en ruisseau disparaissant sous terre. Elles en partaient pour finir par couler au sein des régions infernales, dans le but de se transformer en fleuve fangeux. Styx était également l’épouse de Pallas, ainsi que la mère de Zélus, de la Force, et de Nicé plus connue sous le nom de la Victoire. Pour la remercier d’avoir été la première à répondre à son appel au secours lors de la guerre contre les Titans, Zeus accueillait depuis lors ses enfants à sa table, et avait décidé qu’elle serait, à jamais, le lien sacré des Dieux et des Mortels à leurs promesses. Juger sur le Styx était un serment inviolable et irrévocable qui entrainait de sévères sanctions s’il n’était pas tenu, allant jusqu’à la mort immédiate. Le regard toujours rivé sur les fleuves infernaux, arrivé à une embouchure, Enée observa le Cocyte, aux eaux glacées et affluant du fleuve Achéron, suivre son propre chemin, au pied des immenses murailles entourant le Tartare, laissant son camarade fluvial accompagner ses pas.

Toujours en terre d’Erèbe, sur les traces de la Sybille, le fils d’Anchise continua à observer les alentours, tous ses sens aux aguets. Au loin, il vit le palais de Nyx, ainsi que celui de ses deux fils, le dieu de la Mort Thanatos et la divinité du Sommeil Hypnos. Ce second héritier de la Nuit, orné d’une paire d’ailes au niveau des tempes, avait le pouvoir d’endormir autant les Mortels que les Dieux. Héra elle-même avait recours à lui pour endormir Zeus, afin qu’elle pourvût sa vengeance contre les amantes de son époux, en toute impunité. Au cours de la guerre contre les Géants, il avait aidé Héraclès, en endormant ses ennemis. Se demandant s’il aura l’occasion d’apercevoir ces divinités, Enée poursuivit son chemin. Bientôt, il se trouva au pied d’un immense orme touffu, arbre aux rameaux et aux racines s’étendant de tous côtés, et porteur des Rêves sans espoir, l’orme aux Songes Chimériques. Ses feuilles aux multiples couleurs ternes dansaient au rythme des mouvements des branches. Cette lente danse fascina Enée, au point que son esprit commença à se remplir d’une brume sans nom. Il sentit ses membres devenir de plus en plus difficiles à mouvoir. Ses paupières étaient à leur image, de plus en plus lourdes. Il allait succomber qu’un cri mélangeant voix humaine et hennissement de cheval le sortit de sa torpeur. Mettant la main sur la garde de son glaive en signe de défense, le fils d’Aphrodite se tint près à vendre sa vie au prix fort. Ce qu’il vit, alors, le laissa en un instant pantois. Il était encerclé par des créatures qu’il n’aurait jamais su décrire. Autour de lui, se trouvaient les Centaures, les Scyllas à double forme, Briarée aux cent bras, l’Hydre de Lerne, la Chimère, les Gorgones, les Harpies et l’ombre de Géryon aux trois corps. L’orme était visiblement leur résidence, et sans s’en rendre compte, il s’était aventuré au milieu de ces êtres belliqueux qui le scrutaient, semblant se demander quoi faire de lui. Y mettant toute sa volonté, Enée fit de son mieux pour contrôler la terreur qui l’envahissait. Il allait tirer son arme que la Sibylle l’en empêcha. Il ne servait à rien de se battre avec ces monstres de légende, lui annonça-t-elle. Ils n’étaient en réalité que des ombres, des simulacres sans corps qui voltigeaient en ces lieux, tout comme toutes les âmes au sein des Enfers. Son glaive les aurait traversés sans toucher aucune chair, tant que la nuit n’était pas tombée sur Gaïa.

Rassuré, mais prudent, notre héros garda son arme rangée, mais tint sa main près de sa garde, prête au moindre danger. Il continua ainsi à suivre son guide. Plus il avançait, plus la foule des âmes des Hommes se faisaient présentes et oppressante. Leur clameur sonnait de plus en plus forte et suppliante, leurs mains fantomatiques levées en avant en signe de supplique. Bien qu’intrigué, Enée ne s’arrêta pas jusqu’à arriver devant un embarcadère, si près des berges du Styx que tout son être lui semblait détrempé. Bientôt, une brume s’éleva soudainement, rendant l’atmosphère encore plus glaciale. L’observant avec attention, il y vit apparaître deux points flamboyant la percer, semblant même la guider. Puis petit à petit, la silhouette d’un vieillard au regard de serpent, venant de l’étendue d’eau, se matérialisa devant le prince troyen. Un aviron à la main, elle gouvernait une sombre barque, où se trouvait niché un corbeau doué de parole à la proue. Charon venait de faire son apparition.

Ce fils d’Erèbe et de Nyx était un dieu maigre, grand et robuste, mais surtout immortel. Sa barbe blanche, longue et touffue, contrastait avec ses vêtements d’une teinte sombre et souillés du noir limon des fleuves infernaux. Malgré des yeux aussi sombres que son embarcation, son visage majestueux et sévère était d’une pâleur presque transparente et exprimait son empreinte divine. Son rôle en ce royaume était de faire traverser le Styx aux Morts, et de les emmener au bord de l’Achéron où les juges les attendaient. Pour l’heure, il venait chercher un nouveau chargement, complètement indifférent à la complainte de son corbeau. Plus le passeur des Enfers avançait dans la brume, et se rapprochait de l’embarcadère, plus les âmes entourant Enée se firent plus présentes, plus larmoyantes. Quand Charon accosta enfin, avec son dos courbé, et une main sur son aviron, il accueillit une à une les âmes. Laissant le passage à certaine d’entre elles, il refusa d’embarquer d’autres, les refoulant comme des parias. Quand son esquif ne put recevoir plus de passager, il joua de son aviron et repartit dans la brume et les marécages du Styx.

Le voyant partir sans eux, les morts refoulés s’agitèrent et se mirent à pleurer, levant les bras en signe de pitié. Une clameur, qui sonnait comme une supplique déchirante, traversait chaque lèvres, suppliant Charon, mais en vain. Le passeur les ignora sous le croassement de son compagnon à plumes, indigné par autant de jérémiades. Le cœur d’Enée, touché en son cœur par autant de détresse et de tumulte, se surprit à prononcer à haute voix sa profonde pensée. Pourquoi un tel empressement vers le fleuve ? Pourquoi une telle clameur venant de ces mères, de ces enfants, de ces époux, de ces héros morts au combat, de ces vierges en attente de leur hymen, et de ces jeunes succombant avant leurs parents ? Ils étaient aussi nombreux que les étoiles dans le ciel. N’était-il pas normal qu’ils attendent leur tour ? A peine avait-il prononcé ces mots que le corbeau apparut, volant vers le rivage. Ne s’y posant nullement, il battit des ailes avec une telle violence qu’un vent glacial et aussi fort qu’une tempête s’éleva, emmenant loin de l’embarcadère les âmes refusées par son maître. Puis, il repartit comme il était venu, se nicher sans aucun doute sur la proue, sous le regard estomaqué d’Enée. Se tournant vers la Sibylle, il allait de nouveau s’interroger qu’elle répondit sans attendre la question.

Avant d’accepter les âmes à son bord, Charon exigeait d’être rémunéré. Etant aussi radin qu’il était laid, chaque Mortel arrivant séant devait lui fournir pas moins d’une obole, et pas plus de trois. Malheur à ceux dont leur famille ne leur avait pas mis l’argent dans la bouche, ou sur les yeux, de leur dépouille lors des funérailles. Malheurs à ceux à qui on avait refusé une sépulture. Ils étaient condamnés à errer pendant cent ans au sein de l’Erèbe avant d’être autorisés à embarquer. Le corbeau venait d’envoyer ces âmes démunies à leur errance. A ces paroles, Enée frissonna car il n’avait rien à offrir à Charon. Son angoisse augmenta quand ce dernier revint vers le rivage de l’Erèbe. Quand le navire toucha l’embarcadère, la Sibylle s’avança et chuchota à l’oreille du passeur, lui passant discrètement un objet que le prince troyen ne sut identifier. Sous les yeux du fils d’Aphrodite, Charon s’effaça et la laissa passer. D’un mouvement de main, la prêtresse somma Enée à la suivre. Comprenant que c’était son unique chance, ce dernier s’installa sur l’esquif avant qu’il ne glissa à nouveau sur le Styx en direction de la contrée infernale qui abritait la porte des Enfers, le Tartare.

Arrivé sur le rivage de son vestibule, le prince troyen quitta avec soulagement la compagnie de Charon, mais avec le cœur aussi lourd qu’une pierre. Une nouvelle crainte l’envahissait à chaque pas qu’il faisait. Il le savait, une nouvelle épreuve, et pas des moindres, était sur le point de se présenter à lui, une épreuve qui arborait une triple gueule de crocs aussi noirs que tranchants, et dont la salive n’était qu’un poison mortel pour quiconque elles mordaient. Gardien d’une immense porte d’airain, se dressait, devant Enée le fils du géant Typhon et du monstre Echidna, le dénommé Cerbère. La mission de ce chien à la race indéfinie et à trois têtes ? Empêcher toutes âmes de rebrousser chemin, et tuer tout vivant osant fouler cette terre des Enfers. A l’approche de la Sybille, toutes les gueules se mirent à grogner, tandis que de son cou, s’hérissaient des serpents, et de toute sa ligne du dos, s’embrasaient des flammes. La peur au ventre, le prince troyen vit sa guide lancer un gâteau de miel et de pavot à l’immense canidé. Affamé, ce dernier n’en fit qu’une bouchée. Au bout d’un moment, son corps musculeux se détendit. Les serpents s’assoupirent et les flammes s’éteignirent. Sous le regard étonné d’Enée, Cerbère se mit à bailler pour finir par s’allonger dans son antre où il s’endormit paisiblement. Le danger écarté, la prêtresse posa la main sur la porte qui s’ouvrit dans un crissement à en faire glacer les os. Face à cette ouverture, elle invita ensuite notre héros à poursuivre son aventure d’un geste du bras. Comprenant qu’à partir de ce point, elle ne pouvait pas aller plus loin, le fils d’Aphrodite prit son courage à deux mains, et franchit la porte sans retour, débutant ainsi son voyage au sein du Tartare.

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