La naissance d'un empire
Au bout de quelques brasses, il constata que certaines barques continuaient sur leur chemin, pendant que d’autres se séparaient de la route principale pour s’éloigner vers une embouchure au loin, continuant à en croiser d’autres qui ramenaient des âmes au purgatoire. N’y prêtant aucune importance, il se laissa emmener par la sienne. Du fait de la grandeur du lac, le voyage fut un peu plus long, au point qu’il s’endormit. Ce fut le choc et le frottement du navire sur la berge qu’il le réveilla. Papillonnant des yeux, il prit un court instant pour se rappeler la raison de sa présence en ces lieux. Expirant un bon coup pour se motiver, Enée débarqua et reprit sa recherche. A chaque pas, il ne pouvait détacher ses yeux du paysage qui l’entourait, tellement il était subjugué. Devant lui, se dressait un paysage idyllique où le parfum du laurier embaumait l’air. La terre était riante, verdoyant de feuillages, luxuriante de fleurs et de fruits, aussi magnifiques les uns que les autres, sous un soleil flamboyant à la douce chaleur. Des oiseaux aux multiples couleurs et apparences chantaient d’une voix angélique. Des loups partageaient leurs couches avec des agneaux. Des lapins jouaient innocemment avec le renard. Il n’existait plus ni proie, ni chasseur en ces lieux. Enée n’avait jamais rien observé de tel dans sa vie. Contenant difficilement ses émotions, il vit au milieu des bosquets embaumés, des massifs de rosiers, de myrtes égayés par le ramage des oiseaux, et à l’ombre des bois, des âmes fortunées, mais surtout à l’éternelle jeunesse. Le fils d’Aphrodite comprit qu’il foulait les Champs Elyséens, terre des morts bénis des Dieux, et qui avaient réussi à purifier leur âme et leur esprit durant leur périple infernal.
Ici, jouissaient également d’un repos bien mérité, sans inquiétude et sans douleur, les héros antiques. Ils se comptaient leurs exploits tout en écoutant les plus célèbres poètes chanter leurs louanges. Ainsi, en ce lieu, Enée aperçut d’anciens ennemis devenir amis en ces contrées des Enfers, ainsi que les fils et filles des Dieux, issus de leurs amours avec des mortelles. Ici, il croisa à nouveau Achille, et tous les morts jugés dignes de rentrer aux Champs Elyséens sans passer par le purgatoire et l’île des Bienheureux. D’ailleurs, son ancien ennemi le guida vers l’objet de sa quête. Il le retrouva au bord de l’Eridan, dieu fleuve fils de l’Océan et de Téthys, où le Soleil se meurt tous les soirs. En cette plaine, se trouvait sa source, avant de partir vers la terre des Mortels pour former le Rhin, le Nil et le Rhône. En son sein, fut jeté Phaéton par la foudre de Zeus. L’ambre, qu’il charrie, viendrait des larmes de ses sœurs, les Héliades, tandis que leurs pleurs formaient le bruissement des feuilles des peupliers noirs qui le bordent. Ce fut dans ses marais que naquit le cygne, oiseau fuyant les cieux et transfigurant le demi-frère de Phaéton, le roi de Ligurie Cycnos, blanchi et transformé à cause du chagrin. L’Eridan fut également la dernière demeure d’Hélios, avant qu’il ne devienne le Soleil. Pour l’heure, il fut le théâtre des retrouvailles d’un fils avec son père.
Le cœur débordant d’émotions, Enée avait enfin trouvé la personne qu’il était venu consulter, l’amant d’Aphrodite, Anchise. Se précipitant vers lui, il voulut le serrer dans ses bras, mais s’arrêta net au moment où il allait réaliser son souhait. Après tout, son cher père était une âme. Aucun mortel n’était autorisé à toucher une âme. C’était tout simplement impossible. Quand soudain, il sentit des bras puissants lui saisir les épaules pour l’étreindre contre un corps plus que palpable. Les yeux écarquillés, Enée eut besoin d’un moment pour comprendre qu’Anchise avait conservé une enveloppe charnelle. Se décalant quelque peu, ce dernier lui apprit que ce miracle n’était possible que grâce à la volonté d’Hadès. Il était octroyé uniquement aux héros antiques et à quelques privilégiés, foulant les Champs Elyséens, tandis que les autres Morts n’étaient que des ombres. En tant qu’ancien amant d’Aphrodite, il avait reçu cette même bénédiction. Heureux pour lui, le prince troyen reprit un peu le contrôle de lui-même, avant d’afficher un visage préoccupé. Comprenant que son fils faisait face à une profonde difficulté, sinon pourquoi serait-il ici, Anchise l’invita à s’asseoir et à lui avouer ce qu’il l’avait poussé à descendre jusqu’aux Enfers pour le retrouver. Soulagé d’avoir une oreille attentive, Enée lui fit part de ses préoccupations pour l’avenir de leur peuple. Après l’avoir écouté sans l’interrompre, son père se leva et le pria de le suivre.
Ainsi sans hésitation, les deux hommes se dirigèrent vers le rivage du Léthé, où des abeilles se posaient sur mille et mille fleurs, rependant autour des lys blancs un doux murmure. Fleuve à ne pas confondre avec la fille de la déesse de la discorde Eris, portant le même nom, ces deux entités partageaient la même personnification. Toutes deux symbolisaient l’Oubli. Alors que l’engeance divine avait donné naissance à une jeune fille, l’étendue d’eau était représentée par un vieillard tenant d’une main une urne et de l’autre la coupe de l’Oubli. Ce paisible fleuve coulait avec lenteur et silence. Sa couleur et son apparence étaient semblable à l’huile. Il séparait les Enfers du monde extérieur et de la Vie. En effet, y arrivant, Enée y vit des âmes en boire quelques gorgées avant de quitter les Champs Elyséens, encore sur des barques. Anchise répondit, à sa question silencieuse, en lui apprenant que ces Morts fortunés avaient fini leur voyage de purification de plusieurs siècles, au sein des Enfers. Ayant obtenu la faveur de refouler la terre des Mortels, elles avaient choisi le chemin de la réincarnation, plutôt que de servir à jamais Hadès. Ainsi, aspirant à une nouvelle vie, et avant de quitter le monde souterrain, elles se devaient de perdre la mémoire, et les souvenirs qui se rattachaient à leur ancienne existence. Puis, elles partaient en direction de la porte d’Ivoire sur le Léthé. En chemin, elles offraient aux âmes venant de l’île des Bienheureux une coupe de cette eau. Enfin, toutes ensembles, elles franchissaient la porte afin de se réincarner dans un nouvel enfant.
Enée regarda bizarrement son père, ne comprenant pas pourquoi il l’avait emmené ici. Il ne voulait tout de même pas le glisser dans l’oubli ? Face à son incrédulité, Anchise lui sourit avant de le rassurer en lui apprenant une autre particularité du fleuve. Ce dernier avait la capacité de montrer le passé, le présent et le futur des Mortels encore vivant sur Gaïa. Il fit agenouiller son fils au bord du cours d’eau, et l’invita à y noyer son regard. Au début, rien ne se produisit, rendant le prince troyen des plus perplexes, avant que, sans crier gare, la surface se troubla dans un léger tourbillon. Puis, elle se calma pour laisser apparaître une image des plus singulières. Devant ses pupilles, il vit Anchise compter avec amour ses chers petits-enfants et ses descendants futurs, mais surtout conter leurs destinées, leurs fortunes diverses, leurs mœurs et leurs exploits. Puis, la vision changea pour montrer une laie nourrissant trente marcassins sur une plaine fertile. A cet emplacement, une ville se dressa pour grandir et grandir. Puis, en face de lui, Enée fut le témoin de la félicité de son peuple, conquérant des terres, puis des continents entier, pour former un seul et puissant empire sur le monde connu. Devant ses yeux, se dressaient les hommes qui seront connus sous le nom de Remus et Romulus, ainsi que de Jules César et d’Octave. Il comprit alors qu’ils étaient tous ses héritiers. Il comprit que son sang était destiné à se multiplier et à générer des héros glorieux et victorieux. Toutefois, il existait une condition à cette destinée. Son peuple et lui-même devaient renaître de leurs cendres. Se relevant, il se dressa de toute sa stature, les poings serrés par la détermination. Ses yeux brûlaient de volonté à réaliser la vision qui s’était ouverte à lui. Saluant une dernière fois son père, Enée s’embarqua pour son dernier voyage aux Enfers sur cette voie maritime à sens unique, et passa la porte d’Ivoire pour revenir sur la terre des Mortels.
Le voyage lui parut durer une éternité. Quand il en sortit enfin, et revit la lumière du Soleil, il avait l’impression d’être un nouvel homme. Pourtant, il lui semblait posséder le même corps. Non, ce n’était pas son corps, mais son âme et son esprit qui avaient changé. Il ne se sentait plus ni troyen, ni grec. C’était à lui maintenant de se forger une nouvelle identité, ainsi qu’à son peuple. D’ailleurs, dès qu’il rejoignit ses compagnons d’exil, tous posèrent un regard différent sur leur prince, un regard fier et admiratif. Eux-aussi ressentirent le changement dès qu’il leur narra son périple. Eux-aussi ne se voyaient plus comme troyens. C’était donc le but de son épopée au pays d’Hadès, renaître tel un phœnix. Seul un tel voyage avait pu le permettre. Ainsi, étaient morts les Troyens pour renaître en un autre peuple. Guidés par Enée, ces nouveaux êtres partirent forger leur destin. Tous se dirigèrent vers le Tibre, région dirigée par le roi Latinus, souverain du Latium.
Fils de Faunus et de la nymphe Marica, il accueillit le fils d’Anchise les bras grands ouvert, tel un sauveur. En effet, père d’une fille portant le nom de Lavinie, princesse recherchée en mariage par plusieurs princes d’Italie, dont Turnus, roi des Rutules, l’oracle Faunus lui avait prédit qu’elle était touchée d’une prédiction à la fois de félicité, mais également de destruction. Un jour, tandis que Lavinie était entrain de brûler des parfums sur l’autel, sa chevelure avait pris feu. Les flammes s’étaient répandues à ses vêtements, formant des tourbillons de fumée. Pourtant, malgré leur puissance, elle n’avait éprouvé ni aucun mal, ni aucune blessure. Suite à cet événement, ce devin avait alors prédit que le destin de la princesse serait brillant, mais fatal à son peuple si elle épousait un homme du Latium. Seul un étranger au sang mêlé avec les Dieux éviterait la destruction, et élèverait jusqu’au ciel la gloire du monde latin. Latinus avait ainsi refusé toutes les demandes de mariage, venant d’un prince d’Italie. A l’arrivée d’Enée, fils d’Aphrodite, il y vit le signe du destin et lui avait ouvert les portes de son palais. Il alla jusqu’à forger une alliance avec lui, proposant sa fille en mariage au fils d’Aphrodite.
Au cours de la cérémonie, Enée rencontra Evandre. Ce dernier était le chef d’une colonie d’Arcadiens qui s’était installée en Italie, aux environs du mont Aventin, plusieurs siècles plus tôt. Bénis des Dieux, Evandre jouissait d’une longue vie. Il était même raconté qu’il avait connu Héraclès, au point d’être le premier à l’honorer comme un dieu après sa mort. Il avait élevé un temple qui lui était dédié et où il lui sacrifiait un jeune taureau une fois l’an. Considéré ainsi comme l’ami des Dieux, il était également un être respecté et obéi. Reconnaissant en Enée un homme d’honneur, mais surtout qui avait traversé de multiples péripéties, il se lia d’amitié avec lui. En revanche, au sein de l’Olympe, assistant à la renaissance d’un prince de Troie qui avait échappé à sa vengeance, Héra attisa la haine des latins pour les anciens Troyens, notamment dans le cœur de Turnus, qui refusait une telle union à son détriment. Ce dernier déclara donc la guerre à Latinus, appuyé par d’autres cités. Enée dût alors prendre les armes, afin d’assister son nouveau beau-père.
A cette vision, afin de protéger son fils, Aphrodite lui confia un équipement entier forgé par Héphaïstos, le rendant ainsi invulnérable. Abordant ainsi le présent de sa mère et avec les renforts envoyés par Evandre, notre héros alla au secours du père de Lavinie, assiégé par Turnus. La bataille fut terrible. Il se termina par une trêve le temps d’enterrer les morts. Ne désirant pas revivre une seconde Troie, Enée provoqua alors son ennemi en duel, le vainqueur décidant du sort du vaincu. A l’opposé de Pâris, il jura sur le Styx d’en respecter les termes. Le combat fut épique, mais l’un des protagonistes ne tint pas ses engagements. Profitant que toute l’attention soit tournée vers les duellistes, des renforts de Turnus, sous son ordre, attaquèrent l’armée d’Enée. Heureusement, Evandre vit le danger et contre-attaqua. La traîtrise de leur ennemi l’avait libéré de son serment de ne pas intervenir. Malheureusement, il en perdit son fils Pallas. La mort dans l’âme, il aida son nouvel ami à vaincre. En effet, furieux d’avoir été dupé, l’ancien troyen fondit sur Turnus avec toute la rage du désespoir et le tua, le transperçant de son glaive. La victoire acquise, il devint alors officiellement l’héritier de Latinus.
Après avoir honoré les morts, en se promenant en compagnie d’Evandre, Enée tomba sur une laie allaitant trente marcassins. Comprenant qu’il avait enfin trouvé la terre qui était destinée à son peuple par les Dieux, et que son exode était enfin terminée, il y construisit la ville de Lavinium. Après la mort de Latinus, il monta sur le trône du Latium, et fit de sa cité la capitale. Depuis lors, ne se considérant plus du tout comme un troyen, ou même un grec, il prit alors une grande décision. A partir de cet instant, il s’identifia comme latin, et se promit de défendre les intérêts de sa nouvelle terre, même contre son ancienne nation, amenant ses compagnons d’exil à faire le même vœu. Il termina ainsi sa renaissance, ainsi que celle de son peuple. Il aida alors Evandre à propager le savoir grec et à l’enseigner à tous ses nouveaux sujets. Ainsi, les deux amis continuèrent à enseigner l’art de la philosophie, de l’agriculture, et l’usage des lettres à leur nation latine. Ils allèrent même plus loin. Ils apportèrent leur religion, et la partagèrent avec toutes les populations, et les contrées alentours.
Sentant qu’ils devaient marquer encore plus leur transfiguration, leur cœur les poussa à rebaptiser la majorité des divinités. Ils donnèrent ainsi à certaines un nom latin, tandis que d’autres gardèrent leur identité d’origine. Zeus devint alors Jupiter. Héra se transforma en Junon, et Athéna en Minerve. Ainsi, l’histoire des Dieux de l’Olympe se diffusa et toucha les âmes de tous les Mortels du Latium qui embrassèrent leur croyance. Après avoir ainsi instauré et ancré à jamais toutes ces réformes, Enée continua sa vie. Il eut la tristesse d’assister à l’enterrement d’Evandre. Il organisa des funérailles dignes d’une divinité, allant jusqu’à le nommer au rang des Immortels. Il ordonna que tous honorent chaque année son ami. Puis, il s’évertua à régner le mieux possible. Il s’y attela pendant quatre ans avant que son heure ne soit venue de retourner définitivement vers les terres infernales, auprès d’Anchise.
En effet, les anciens sujets de Turnus, les Rutules, alliés aux Etrusques, reprirent le chemin de la guerre. Bien que victorieux, Enée se noya, durant la bataille, dans le Numicius, cours d’eau qui se jetait dans la mer Tyrrhénienne, à l’âge de trente-huit ans. Attristée par la mort de ce fils, Aphrodite l’enleva au ciel et en fit un demi-dieu. Depuis lors, Enée fut honoré par ses descendants, sous le nom de Jupiter Indigène. Son trône alla à son fils Ascagne, dont la mère était la première épouse de l’ancien troyen, Créuse. Sa belle-mère, Lavinie, enceinte, craignant pour sa vie et celle de son bébé, quitta son palais, et partit se cacher dans la forêt. Protéger par les arbres, elle mit au monde un garçon Silvius. Toutefois, son absence fit jaser le peuple. De peur de perdre le soutien de ses citoyens, ainsi que tous les bénéfices réalisés par son père, le nouveau roi ramena Lavinie à Lavinium, et lui céda la ville, à elle et à son demi-frère, pour qui il cultivait un attachement fraternel fort. Il construisit ensuite une autre ville, Albe-la-Longue, et en fit la nouvelle capitale. Ainsi, l’héritage d’Enée fut perduré par ses deux fils, dont le sang était destiné à engendrer les fondateurs d’un immense empire. Ce fut donc ainsi, après un exode de plusieurs mois, voire années, et un périple au sein des Enfers, que les Grecs renaquirent en Latini. Ils formèrent au fil des siècles, un seul et grand peuple, les Romains, un peuple qui sera maintenant les acteurs de la suite de notre histoire, une histoire qui foulera cette terre forgée par Enée, et dont la capitale sera Rome, et les Dieux seront désormais latins.
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