Ocypétès
Laissant ce spectacle, elle se mit en route, quand, au bout de quelques mètres, elle entendit un léger pleur, un pleur qui fit vibrer la fibre maternelle de son cœur. Surprise, elle jeta un coup d’œil tout autour d’elle, mais plus rien ne lui vint aux oreilles. Elle avait dû rêver, pensa-t-elle. Revenant à son objectif premier, Psy réamorça un premier pas, puis un second, quand soudain, le même sanglot enfantin la retint à nouveau. Stoppant sa marche à peine débutée, elle fit de nouveau volte face, et prêta un peu plus attention. Elle constata que de toute l’assemblée des âmes, elle seule s’était immobilisée. Les autres, même si certains semblaient avoir entendu le son identique, préféraient jouer l’indifférence et continuer leur voyage au sein du royaume de Pluton. Au début, elle voulut les imiter, mais ses jambes refusèrent de lui obéir. Elles restaient comme planter dans le sol, et pourtant sa forme spectrale ne lui permettait pas de le toucher. Psy désirait pourtant bouger. Cependant, les pleurs s’étaient intensifiés, et ne voulaient pas céder, lui harcelant sa conscience. Dans son cœur, l’image d’Endymion et les souvenirs des premières heures de vie de son fils l’envahirent de plus en plus. Elle le sentait au plus profond d’elle-même. C’était les pleurs d’un nouveau-né, un nouveau-né qui criait de peur et de désespoir. Son instinct maternel s’éveilla tel un soleil dans son esprit, et elle fut emplie d’une détermination sans faille pour le trouver, au moins pour savoir si tout allait bien pour lui.
Psy fit ainsi demi-tour et se retrouva à nouveau au pied du tribunal des juges infernaux, à regarder dans chaque recoin, guidée par les pleurs qui se faisaient de plus en plus nets. Bientôt, dissimulé derrière des rochers, et sous des feuilles, l’âme d’un nouveau-né s’agitait dans tous les sens, s’époumonant à gorge déployée. Elle comprit qu’il s’agissait de celle d’un mort-né. Ne sachant pas trop si elle pouvait s’en saisir, la mère d’Endymion avança doucement les mains, avec une légère hésitation, pour découvrir, toute heureuse, qu’elle arrivait à le toucher. Elle souleva alors l’enfant, le blottissant contre son sein, et le berçant avec une douce berceuse. Petit à petit, sentant pour la première fois une chaleur toute maternelle, cette petite créature, qui s’avérait être une petite fille, cessa de pleurer et se mit même à s’endormir dans les bras de sa sauveuse. Cette dernière en sourit, avant de se demander ce qu’elle allait faire d’elle. L’emmener avec elle ? Retourner au tribunal pour en prévenir les gardiens ? L’abandonner à son sort et poursuivre le sien sans se retourner ? Non, Psy refusait de la remettre où elle l’avait découverte. Alors que décider ? Sa raison la harcelait de la remettre au juge, mais son cœur la suppliait de la garder avec elle. Quand soudain, un oiseau se mit à huir.
C’était un cri perçant, si perçant qu’il serait capable de détruire l’ouïe de tout mortel l’écoutant. Levant les yeux, la sœur d’Idylla vit au-dessus d’elle, à une altitude très élevée, la silhouette d’un des rapaces qu’elle avait précédemment vu. Elle était aussi grande que celle d’un homme, et l’envergure de ses ailes était l’équivalent de deux, voire plus. La voyant descendre dans sa direction, par instinct, Psy se cacha au milieu d’un bosquet touffu, serrant contre elle la petite fille. Une bourrasque de vent lui fit comprendre que la créature venait de passer devant sa cachette, puis une seconde fois, et encore une troisième fois. Soudain, le sol près d’elle se mit à trembler, et elle entendit derrière elle comme si quelqu’un reniflait l’air. La créature venait de se poser non loin de son refuge, et humait tout autour d’elle. Une seule explication à un tel comportement venait à l’esprit de la mère d’Endymion. Cet être cherchait quelque chose. Et si c’était le bébé ? Mais pourquoi ? Voulait-il lui faire du mal ? S’en délecter peut-être ? Refusant une telle destinée pour cette innocente, Psy se résolut à la protéger de toutes ses forces. Elle était prête à en assumer les conséquences. Elle mit donc tous ses efforts pour rester calme, et pria pour que l’oiseau s’en aille. Au bout de plusieurs minutes, son vœu s’exauça, et un coup de vent lui indiqua qu’il était partie. Elle resta encore cacher un instant afin d’être certaine que la voie était de nouveau libre. Quand elle jugea que ce fut le cas, elle sortit de son refuge prudemment. Psy s’avança, tout en surveillant les alentours. Se sentant enfin en sécurité, elle jeta un coup d’œil à sa protégée. Cette dernière continuait à dormir entre ses bras. A ce spectacle, le visage de la Junius Silanus s’éclaircit d’un sourire. Finalement, elle décida de l’emmener avec elle. Le Destin l’avait mis sur son chemin, et elle refusait de se dérober à son dessein. Elle décida donc de reprendre la route en direction de l’Achéron, avec la ferme intention de profiter de la foule des âmes pour se dissimuler, ainsi que l’enfant emmaillotée dans sa tunique pour mieux la cacher.
Afin de retrouver le chemin qui allait l’emmener vers l’embarcadère, Psy se mit à longer le mur du tribunal. Au moment où elle sortit du coin du bâtiment, elle se trouva nez à nez avec un torse de femme recouvert d’un habit sombre, l’arrêtant nette dans son avancée. Levant les yeux, elle constata que la nouvelle venue la dépassait de plusieurs têtes, mais ce qui la frappa le plus fut son apparence. Elle se présentait avec la peau et le visage de la plus affreuse vieille dame qu’elle n’avait jamais vu durant sa vie terrestre. La seule chose qui était d’une beauté sans nom était sa chevelure, dont une odeur de fleurs s’en dégageait. Malheureusement, celle-ci était insuffisante pour compenser la senteur infecte et nauséabonde qui embaumée l’apparition. Les rares plantes à leurs pieds se fanaient même à son contact. La peur au ventre, Psy recula d’un pas, serrant un peu plus le bébé contre elle. Baissant ses yeux de rapace, la créature des Enfers le vit malgré tous ses efforts. Pointant un doigt en avant, elle le désigna en disant d’une voix glaciale et éraillée :
« Donne-moi l’enfant ! »
Au début, abasourdie par ce ton impératif, Psy reprit rapidement ses esprits et raffermit encore plus sa prise sur sa protégée. Elle continua à reculer, tout en lui demandant :
« Qu’allez-vous faire d’elle ?
— Tu crois vraiment que je vais répondre à ta question, insolente, répliqua sarcastique la vieille femme. Tu n’es rien ici,…, je suis tout… Donne-moi cet enfant !
— Non ! » Résista la mère d’Endymion, le visage exprimant toute sa détermination.
Malheureusement, ce courage ne fit qu’attiser la fureur de l’être infernal, une fureur qui s’exprima par le même cri strident que les créatures ailées. Sous les yeux horrifiés de Psy, la vieille dame se métamorphosa petit à petit. Son nez et sa bouche se transformèrent en bec crochu, à l’image de celui d’un vautour. Son torse aux seins tombants, bien que restant quelque peu celui d’une femme, prit l’apparence de cet oiseau, des plumes aux nuances de marron et de gris remplaçant le tissu de sa tunique. Ses jambes n’étaient plus celles d’un humain, mais celles de ces charognards aux serres acérées. La peau de ses bras, dont les mains se finassèrent par des ongles crochus, s’étendit comme une membrane plumeuse formant des ailes de condor des Andes. Cette créature ressemblait à la forme ailée que Psy avait entraperçue plus tôt, dans le ciel. La terreur dans le regard, elle réalisa qu’elle se trouvait devant une des quatre Harpies légendaires, filles du dieu marin Thaumas, fils de la Terre, et de l’Océanide Electra, mais laquelle ? Etait-ce Célaeno, porteuse de l’Obscurité, ou Aellô la Tempête ? Etait-ce Podargé, aux pieds agiles, amante du vent Zéphyr, et avec qui elle avait mis au monde, sous sa forme de jument, les deux chevaux immortels d’Achille, Bélios et Xanthos, ainsi que les équidés des Dioscures, Phlogéos et Harpagos. Ou encore, était-ce… La mère d’Endymion n’eut pas le temps de se poser la dernière question que la Harpie devant elle se mit de nouveau à huir, dont des paroles semblaient s’articuler :
« Donne-moi cet enfant ! »
Déterminée à refuser, Psy recula encore, espérant mettre de la distance, pour soudainement faire volte face et se mettre à fuir aussi rapidement que ses jambes pouvaient se le permettre. En son cœur, elle priait pour que sa forme spectrale la protège de la prise de la Harpie. N’était-il pas raconté que personne n’était capable de toucher une âme ? Poussée par cette idée, elle continua à courir sans se retourner, et sans savoir où elle se dirigeait, se mettant à zigzaguer entre les rochers, les âmes et les arbres dans l’espoir de trouver un abri. Elle ne sut combien de temps avait duré sa fuite, mais au bout d’un moment, elle se mit à ralentir et à s’arrêter. Elle constata qu’elle ne ressentait aucune fatigue. Visiblement, sa nouvelle condition lui permettait un tel exploit, elle qui n’avait jamais été très forte à la course de son vivant. Prudemment, elle regarda derrière elle et vit une lande n’abritant aucune Harpie. Finalement, pensa-t-elle, elle avait réussi à la semer. Soulagée, elle se préoccupa de son fardeau et y jeta un coup d’œil. Dans ses bras, la petite fille s’était à peine agitée, restant blottie contre son sein. Psy en fut heureuse et entreprit de savoir où elle se trouvait, quand soudain, elle se sentit être saisie par les épaules et soulevée de terre. Un cri lui perça alors les tympans. Levant les yeux, elle vit deux grandes ailes au-dessus de sa tête, mais surtout des serres acérées enfoncées dans son corps spectral. La Harpie venait de la retrouver et de l’emprisonner entre ses griffes. La créature se mit à rire d’une voix lugubre, les commissures de son bec de vautour dessinant un semblant de sourire démoniaque :
« Croyais-tu vraiment pouvoir avoir une petite chance de fuir ? Aucune proie ne peut échapper à Ocypétès, la Rapide, celle qui est aussi véloce en vol qu’à la course.
— Laissez-moi ! Je vous en prie ! Pitié !
– Pitié ? Tu crois vraiment que je vais avoir pitié de toi, rigola encore plus la Harpie. Je suis une des ravisseuses de l’âme des morts, et des enfants. Je n’ai aucune pitié pour quiconque… Toutefois, je dois te remercier. Cela faisait une éternité que je ne m’étais pas autant amusée, et pratiquée une bonne chasse. »
Après ces paroles, Ocypétès s’éclaffa à gorge déployée. Oui, ses sœurs et elle adoraient, au cours d’une poursuivre, voir monter l’espoir de survie dans les yeux de leur proie, pour mieux le détruire en fondant sur elle, au moment où elle pensait être sauvée. Responsables de toutes les disparitions des Mortels, elles étaient craints autant sur Terre, que sur l’Olympe. Même Vénus, Junon et Minerve en avaient fait les frais, quand elles avaient enlevé les filles de Pandaros, fils de Lycaos, que les déesses avaient élevé. Pour s’amuser, les filles de Thaumas les avaient kidnappées, et elles les avaient offertes à leurs cousines, les Furies, comme servantes. Voir cette âme tenter sa chance avait été une joie pour son cœur d’Harpie, une joie qu’elle n’avait plus ressentie depuis Phinée, roi de Thrace.
Possédant le don de prophétie, Jupiter lui avait envoyé les Harpies pour le tourmenter, car il avait découvert plusieurs secrets sur la destinée humaine. Refusant qu’il les dévoile aux autres Mortels, le dieu des Dieux l’avait rendu aveugle, et avait ordonné aux femmes vautour de lui voler tous les mets déposés sur sa table, ou de les souiller. Lors du voyage des Argonautes, Phinée avait accueilli les voyageurs, et leur avait révélés leur avenir. En échange, il les avait priés de l’aider à le délivrer de ses tourmenteuses. Par chance, ses deux beaux-frères, Calaïs et Zétès, êtres possédant des ailes et fils du Vent Borée, avaient fait parti de l’aventure, et grâce à leurs attributs, avaient chassé ses tortionnaires. Ils étaient allés jusqu’à les pourchasser jusqu’aux îles Strophades, dans la mer d’Ionie. En ces terres, avait résidé Iris, sœur des Harpies. Cette dernière s’était alors transformée en messagère de Jupiter, et avait ordonné aux Argonautes de suspendre leur chasse, et de reprendre le chemin dessiné par le Destin pour eux. En contrepartie, les Harpies avaient promis de laisser tranquille Phinée. Par la suite, elles avaient décidé de faire des Stophades leur résidence sur Terra, en plus de celle du mont Dictée en Crète. Oui, Ocypétès se souvenait, avec bien de la nostalgie, des tourments infligés à ce roi de Thrace. Cette aventure avait été une vraie festivité pour ses sœurs et elle, malgré la finalité. Maintenant, son existence lui paraissait bien monotone, et morne, mais elle n’avait pas le choix. Il lui fallait lui obéir. La Harpie sortit de ses pensées au moment où la voix de sa prisonnière se fit à nouveau entendre :
« Qu’allez… Qu’allez-vous faire de nous ?
— Tu verras bien… Aucun crime ne reste impuni en ces terres des Enfers, et tu viens d’en commettre un, et le plus grave, envers celle qui est la plus chérie en ces lieux… Maintenant, tais-toi ! »
Psy exécuta l’ordre, une énorme peine défigurant son visage. La mère d’Endymion réalisa à la seconde qu’elle venait de compromettre ses chances de rejoindre l’Ile des Bienheureux, et ensuite les Champs Elyséens, mais surtout Sol. Serrant inconsciemment la petite fille contre elle, comme pour se donner du courage, Psy se laissa emmener sans résister vers son nouveau destin, surement un des purgatoires, voire peut-être même la terre des Méchants du Tartare. Elle le crut pendant tout son voyage, surtout lorsqu’elle voyait ces territoires défilées sous elle. Pourtant, sa ravisseuse n’était pas encore décidée à la libérer de son emprise, continuant à voler. La mère d’Endymion ne sut combien de temps dura le trajet, mais il lui parut bien court. Bientôt, un palais aux colonnes blanches, marbrées de noir et d’or, supportant le toit en pierre décoré de fresques représentant le couple souverain des Enfers, fut en approche. Non loin, une lourde porte, aussi immense qu’Atlas lui-même, se dressait sur la berge du Cocyte, fermant une muraille au triple mur qui s’étendait à perte de vue. Derrière, une terre désolée, rocailleuse et aride semblait s’étendre. Malheureusement, cachée par des nuages aussi noirs que la nuit, Psy ne pouvait en être certaine, n’y voyant rien de très clair. Tout ce qu’elle espérait était de ne jamais y déposer le pied, mais craint que ce ne soit sa destination. Heureusement, ce ne fut pas le cas. Ocypétès se dirigea en direction du palais.
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