Le soleil est illusoire
Ça pullule plus dans mon cervelet. J'ai perdu ma muse. Elle était sombre et majestueuse, s'amusait à me rendre fou, ingurgitait mon âme et picorait mes nuits. Elle est partie un beau matin, parce qu'elle a eu peur du soleil. Quand on veut écrire, c'est pas bon d'être heureux. Heureux. Comment on sait qu'on est Heureux? Y'a t'il une échelle de graduation pour mesurer le bonheur ? Une chose est sûre, il ne faut pas se fier au sourire. J'ai connu, de près ou de loin, des gens qui souriaient à outrance. Pendant mon adolescence, on avait un voisin Portugais, un soldat de l'armée du sourire, c'était la courtoisie aux dents blanches, la politesse incarnée, un retraité retranché dans la solitude de son petit appartement du centre ville qui combattait l'oubli à grands coups généreux smileys. Il me paraissait suspect, je n'arrivais pas à comprendre comment même la pluie le rendait Heureux, moi qui souhait à cette époque le génocide de la race humaine. Il avait pour habitude d'appeler sa famille là bas au Portugal une à deux fois par semaine, à deux heures du matin, à cause du décalage. Ma mère, ça la rendait folle, il faut savoir qu'un Portugais ça parle fort. L'année de mes seize ans l'automne s'est distinguée par un atmosphère plus sombre et maussade qu'à l'accoutumée. Tous les soirs la pluie frappait violemment les carreaux et donnait paradoxalement du repos à nos âmes. Il s'est passé deux semaines où le ciel déchaîné a abattu son crachoir sur les clapiers de la ville, deux semaines où nous avons dormi paisiblement, bercés par le rythme des gouttes, sans même entendre un moteur de voiture, une dispute conjugale où même la voix stridente du vieux Portugais. Et puis la pluie s'est arrêtée. Et le voisin n'a plus sourit. On l'a retrouvé pendu trois semaines plus tard dans l'indifférence générale, l'automne l'avait livré à la mort.
Aujourd'hui, il semblerait que le bonheur se mesure avec les selfies. Je navigue sur instagram et vois cette fille imiter le Christ rédempteur à ses pieds, regarde mon bonheur, je suis à un endroit où tu n'iras peut être jamais, ma vie est passionnante n'est ce pas? Où ce mec en vacance qui a par hasard croisé Jean Dujardin et qui lève son verre de champagne avec son complice d'un instant, regarde mon bonheur, je suis avec un mec à qui tu ne serreras peut être jamais la main. Ma vie est trépidante avoue le.
Je ne fais jamais de selfies, parce que je n'ai rien de mieux à proposer et qu'au fond, je m'en fous pas mal. Parfois, regarder ces gens là me déprime, tous ces soleils qui mettent ma vie de merde en lumière. Et puis je pense à cette fille qui revient du Brésil avec la chiasse du diable et qui doit aller se taper comme tous les jours les bouchons des heures de pointe pour ramener quelques pesos dans son minuscule appartement surpayé, et puis à ce mec qui revient de la côte d'azur avec un méchant coup de soleil sur la tronche et qui a claqué son treizième mois dans des clubs branchés en bord de mer pour espérer croiser quelques célébrités.
Pour ces gens là, assurément, je suis invisible, le selfie n'est pas qu'un outil de mesure du bonheur mais aussi du statut social, c'est encré dans la mentalité de notre époque, l'époque du like à portée de clic et de l'illusion pixelisée. Quelque part c'est rassurant d'être invisible, peut être que le jour où l'humanité devra se bouffer pour survivre on me laissera tranquille, moi et les quelques fantômes anonymes qui postent leurs états d'âme dans les abysses du net, comme des bouteilles à la mer espérant éviter les rochers de l'indifférence, histoire de se sentir moins seul.
Ça pullule plus dans mon cervelet. J'ai perdu ma muse. Elle était sombre et majestueuse, s'amusait à me rendre fou, ingurgitait mon âme et picorait mes nuits. Elle est partie un beau matin, parce qu'elle a eu peur du soleil.
Mais c'était juste une éclaircie.
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