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⸺ On y va ?
⸺ Hum ?
Je m’arrachai au tableau funèbre d’Arkën Soa pour observer Hana, qui me fixait avec une détermination féroce.
La tristesse était encore présente, mais Hana l’avait refourguée à l’arrière, en même temps que le désespoir et l’abattement.
Ce qui était loin d’être mon cas.
Elle poursuivit sans tenir compte de mon air hagard :
⸺ Si on reste ici, on va se faire attraper : faut qu’on bouge. Et vite, ajouta-t-elle quand elle remarqua que je n’esquissai pas le moindre geste.
⸺ Liam… Je comprends ton chagrin, et je le partage, mais ne les laisse pas te prendre ! me supplia mon frère d’écailles. Quoique tu puisses en penser, ce n’est pas de ta faute !
Je demeurai immobile.
Insensible à leurs raisonnements, prières et autres supplications, je restai aussi agité qu’une statue de marbre, perdu dans mes pensées, noyé dans ma culpabilité. J’aurais bien aimée pourtant, mais j’étais tout bonnement incapable de prononcer la moindre parole, le moindre mot susceptible de les rassurer ; mon corps ne me répondait plus.
Finalement, Hana s’approcha doucement de moi et, d’un geste brusque, m’asséna une violente gifle, qui eut tout autant pour effet de me sortir de ma transe que de raviver la douleur que m’avait causé les brûlures de l’explosion. Fafnir tenta de s’interposer, mais Reyja le retint par une injonction prononcée dans la langue natale des dragons, m’empêchant de la comprendre.
Hana me saisit par le col de ma chemise :
– Mais réveille-toi, krâl ! C’est quoi le problème ? T’as perdu ta famille ? Tes amis ? Tout ce que tu connaissais, peut-être ! Eh bah tu sais quoi ? Moi aussi ! Sauf que moi, je ne reste pas planté là à attendre de me faire cueillir par un de ceux qui ont fait ça pour qu’il vienne terminer ce qu’il a commencé ! explosa-t-elle en désignant du doigt la direction des cendres d’Arkën Soa. Je ne laisserai pas disparaître le souvenir de ceux que j’aime en mourant, et je ne te laisserai pas mourir non plus !
Elle relâcha ma chemise :
⸺ Ni toi, ni personne d’autre, conclut-elle avant de se détourner.
Alors qu’elle n’avait pas fait trois pas, je l’interpelai :
⸺ Tu ne pourras pas sauver tout le monde, Hana.
Elle se retourna :
⸺ Pardon ?
⸺ Regarde autour de nous, regarde-les ! Des raids, il y en a eu d’autres. Et d’autres suivront, c’est comme ça. Malgré toutes tes bonnes intentions, tu ne pourras pas l’empêcher. Personne ne le peut.
⸺ Merci du conseil, génie, siffla-t-elle. Mais en ce qui me concerne, je ne vois pas ce que je peux perdre à essayer : on m’a déjà tout enlevé. Maintenant, je veux comprendre ; comprendre pourquoi et comprendre comment un Vol de dragons s’est introduit au travers de nos barrières, a massacré son peuple et le nôtre alors qu’Arkën Soa était un sanctuaire de paix et de tolérance, avant de repartir comme si de rien n’était ! J’ai le droit de savoir. Nous avons le droit de savoir.
Je ne répondis rien, des images de ma mère flottant dans mon esprit. Que m’aurait-elle conseillé de faire ? Tu crois vraiment qu’elle aurait pu t’aider ? Elle qui savait tant de choses sur le monde autour de nous… Oui, enfin, ce qu’elle n’avait pas oublié… Tais-toi. Tais-toi tais-toi tais-toi. Tais-toi !
⸺ Après, tu fais ce que tu veux, pas vrai ? me relança-t-elle avec un désintérêt feint face à mon silence. Nous en tout cas, c’est déjà tout trouvé.
Les mots d’Hana faisaient écho aux premières pensées que j’avais élaboré. Et moi aussi, je voulais savoir.
J’essuyai le sel sur mes joues, et répondis d’une voix que j’espérais forte mais qui s’avéra plutôt hésitante :
⸺ Qu’est-ce qu’on attend ?
*
Je frissonnai. Ce n’était pas la première fois que je volais de nuit ou à cru, mais cette fois-ci l’expérience n’avait rien d’agréable. Pour éviter de nous faire repérer, les deux dragons volaient haut, très haut dans le ciel. Et si leur corps possédait une cheminée intérieure leur évitant de ressortir la morsure du froid, ce n’était ni le cas de Hana ni le mien, frêles humains que nous étions. Les autres avaient estimé la durée de mon coma à une demi-révolution, et il devait s’en être écoulées au moins deux depuis notre départ, ce qui nous projetai entre le quart et la moitié de la nuit. Personnellement, cela me rendait particulièrement anxieux, car je pouvais difficilement imaginer mon corps supporter une température plus froide sans que celui-ci ne se transforme intégralement en glaçon.
Par chance – et pour mon malheur, – le ciel était abondant de nuages, nous permettant de nous dissimuler aisément dans l’épaisse couche brumeuse.
Problème, les nuages étant composé de minuscules gouttes d’eau et celles-ci n’ayant pas la décence de s’écarter sur notre passage, j’étais complètement trempé, et les bourrasques de vent glacées me fouettant la peau achevaient de me geler jusqu’aux os.
Je ne me plaignais pas, cependant : nous n’avions pas le temps pour ça.
Malgré tout, je n’avais qu’une seule idée en tête – les autres étant bien trop pénibles et dangereuses : Pourvu que l’on se pose rapidement…
*
Nous atteignîmes enfin un lieu jugé convenables par les sens dragonniens de Fafnir et Reyja où passer le reste de la nuit, une forêt assez éloignée de toutes habitations – humaines ou dragonnes.
Après de longues tergiversations, nous conclûmes qu’il était trop dangereux d’allumer un feu et que, dans la logique des choses, le seul moyen pour Hana et moi de passer la nuit sans mourir d’hypothermie – les dragons n’étant pas réellement touchés par la problématique du froid – était de nous serrer les uns contre les autres jusqu’à l’aube pour bénéficier de la chaleur de nos corps respectifs.
Heureusement donc, le feu que crachaient les dragons était secrété par une sorte de bile brûlante extrêmement inflammable reposant dans une poche intérieure au niveau de l’intestin, frôlant de quelques pouces les écailles recouvrant le cuir du ventre. Autrement dit, une place de choix pour quiconque ayant besoin de se réchauffer.
Je baissai mes paupières, et pendant un moment, me concentrai sur les bruits et odeurs qui parvenaient à moi. Aussitôt, l’odeur des sous-bois m’assaillit. La terre fraîche, l’herbe mouillé, l’écorce des arbres. La transpiration, le parfum naturel de Hana, celui de Fafnir et Reyja. La plupart de ces éléments m’étaient familier, mais ne m’avaient pourtant jamais interpelé comme ils le faisaient maintenant.
Ils m’apaisent.
C’était autant une constatation qu’une interrogation. Après tout, on ne pouvait pas vraiment affirmer que les arômes exhalés par mon frère d’écailles étaient agréables. En vérité, ce n’était pas tant l’odeur en elle-même que sa familiarité qui me procurait du réconfort, dans ce nouveau monde où tout ce que je connaissais avait disparu.
Les bruits, aussi. Le bruissement du vent dans les feuilles. Le bourdonnement de certains insectes. Les cris, hululements et autres sons produits par les bêtes et divers oiseaux nocturnes. Il était impressionnant de remarquer à quel point les forêts étaient… sonores, la nuit. Je me surpris même à sourire.
Perdu dans mes pensées que j’étais, je n’entendis pas tout de suite la question de ma voisine :
– Vous pensez que d’autres ont réussi à s’échapper ?
– Hum ?
– À Arkën Soa. Est-ce que vous pensez que d’autres ont pu survivre à l’attaque, et s’enfuir comme nous ?
– Peut-être, songea sa sœur d’écailles. En tout cas, il faut continuer à espérer.
– N’importe quoi, répliqua Fafnir. Quel intérêt de la bercer d’illusions ? C’est cruel.
– Il faut toujours garder espoir, rétorqua la dragonne lilas, c’est ce qui nous maintient en vie.
– Oh allez… On n’a pas le temps pour ça. La priorité, c’est de survivre. Le reste… Traite moi de sans-cœur si tu veux, mais attendre que d’autres viennent tous nous sauver et croire que tout pourra revenir à la normal ne nous mènera nulle part, et tu le sais très bien.
Il s’arrêta un instant, laissant le silence s’installer le temps de quelques grains de sables, avant de reprendre sur un ton plus posé :
– Au mieux, ils auront réussi à s’enfuir et seront dans l’incapacité de nous trouver, voire penseront que nous n’avons pas eu la même chance qu’eux. Plus probablement, ils sont morts. Et dans le pire des cas, ils ont été capturés et maintenus en vie – peu importe pourquoi – et s’apprêtent à traverser la torture et l’enfer. Franchement, je préfère croire qu’ils sont morts ; ça nous évitera de nous encombrer l’esprit par des questions qui n’y ont pas leur place en ce moment.
La tirade de mon frère d’écailles me laissa pantois. Que Fafnir, le doux Fafnir, puisse tenir des propos si durs – et pourtant si tristement vrais – m’avait totalement pris de cours, moi, son âme-sœur. Apparemment, je n’étais pas le seul : les deux individus féminins de notre groupe l’observaient, ébahies.
Au bout d’un moment, Hana réitéra sa question, mais uniquement à mon attention :
– Et toi, qu’en penses-tu ?
– … Sincèrement ? Je ne sais pas. Je suis de l’avis de Fafnir en ce qui consiste à admettre qu’on ne peut plus compter qui que ce soit d’autre que nous en ce moment…
Le dragon béryl grogna pour manifester son approbation.
– … et en même temps, je ne peux pas définitivement tourner la page et faire le deuil de ma mère en acceptant de nier toute possibilité – aussi infime soit-elle – qu’elle soit en vie quelque part.
Cette fois-ci, ce fut au tour de Reyja d’approuver.
– Je suis d’accord avec toi, murmura doucement Hana.
Puis, sans rien ajouter d’autre, elle se pelotonna contre moi, tel un chat sauvage soudainement en manque d’affection.
Je l’examinai en silence. Ses mèches brunes en épis et son aire innocent – expression qui ne semblait apparaître que lorsqu’elle avait les yeux fermés, ou en tout cas jamais lorsqu’elle me regardait – aurait sans doute pu la faire passer pour une dryade ou une quelconque fée des bois si elle avait arboré la tenue adéquate. En la regardant, je fus pris d’un étrange élan fraternel.
Elle me surprit la main dans le sac :
– Qu’est-ce que tu regardes, Walk ?
– Rien.
– C’est ça.
– En fait, je me disais simplement que tu ressemblais de manière singulièrement troublante à une vieille sorcière. Tu sais, celle avec des nids d’oiseaux dans les cheveux et un grand nez crochu, mentis-je.
À quelques détails près, ça correspond à ma première description, non ? estimai-je avec ironie. De toute façon, il était hors de question que Hana sache un jour que je lui avais fait un compliment : j’avais des principes, et je saurais m’y tenir !
– Parce ce que tu croix être plus beau ? Si jeune et déjà aveugle. Pauvre garçon…
– Oh, ça va… Non en fait, ce qui m’a interpelé, c’est que tu te colles à moi comme ça, de manière tout-à-fait spontanée. Étrange pour une fille censée me détester, non ?
Elle se redressa d’un coup et me foudroya du regard :
– Qu’est-ce que tu insinue, Liam Walk ?
– Moi ? Mais rien, répondis-je narquois.
– Tant mieux. Ne va pas t’imaginer des trucs Liam, je ne ressens rien pour toi. Je suppose que tu connais le principe de la chaleur corporelle ?
– Évidemment.
– Alors ferme-la et dors, m’ordonna-t-elle avant de se recoucher sur mon flan.
Je levai la tête vers les deux dragons, qui avaient eu la présence d’esprit de ne pas intervenir durant cette… discussion.
Reyja demeurait impassible – ça faisait longtemps ! – tandis que Fafnir semblait… mort de rire ?
Quand il remarqua ma moue interrogative, il me lança sur un ton que j’estimais tout sauf empathique et qui me déçut profondément quant à la solidarité qui se devait exister entre deux frères d’écailles :
– Problème de ménage, peut-être ?
Il étouffa un nouveau ricanement, qui se mua en grognement sourd lorsque la dragonne à ses côtés enfonça son épaule dans les côtes de mon frère d’écailles.
Je soupirai et me réinstallai dans ma position initiale.
Quel bel esprit d’équipe…
Le sommeil ne tarda pas à me gagner. Et avec lui vinrent les cauchemars…
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