12
⸺ Allez, dépêchez-vous un peu !
⸺ Ça va, on fait ce qu’on peut !
⸺ C’est pas assez !
⸺ Est-ce que c’est de ma faute si vous avez passé trois Möks à vous disputer ? rétorquai-je avec véhémence.
⸺ C’était légitime ! protesta Liam en même temps que Samira répliquait :
⸺ Ce n’est quand même pas ma faute si ton pote tenait absolument à tailler le bous de gras !
Je roulai des yeux, exaspérée.
⸺ Mais je m’en fous ! Si on arrive en retard, ce sera de votre faute à tous les deux, alors qu’on ne vienne pas me faire la morale ! exigeai-je, acerbe.
Personne ne me répondit, m’en laissant déduire que mes propos avaient fait mouche.
*
Il ne s’agissait pas du conduit principal ; mais la grotte était grande, c’était un fait.
Une telle taille faussait les impressions.
Néanmoins, le nombre d’humains qui s’y casaient me semblait particulièrement réduit.
Qu’ils soient tous compressés les uns entre les autres n’aidait pas, bien-sûr.
Un homme apostropha Samira dans la foule. En un clin d’œil, celle-ci disparut dans la masse, nous laissant plantés là.
Euh… Et nous ?
⸺ Eh bien je pense que l’on va devoir se débrouiller tout seuls, murmurai-je sarcastiquement à mon compagnon d’infortune.
⸺ Bah, on a l’habitude maintenant, pas vrai ? rétorqua-t-il en ponctuant ses mots d’un clin d’œil à mon intention.
Et sans attendre ma réponse, il se dirigea vers une table où étaient assis des jeunes de notre âge.
Sur le chemin, je le vis recomposer son sourire rayonnant, qui s’était un peu effrité entre-temps.
⸺ Salut ! Je m’appelle Liam, et voici Hana Myrddin, dit-il en me désignant par-dessus son épaule. On est nouveaux, on peut se joindre à vous ?
⸺ Bien sûr, asseyez-vous ! répondit enthousiasment une fille de la tablée.
Elle avait un joli visage, encadré par deux épaisses tresses d’un brun sombre – couleur plumes de corbeau – qui tressautèrent légèrement lorsqu’elle s’écarta pour nous faire de la place.
⸺ Je suis Lola. Ça fait du bien de voir de nouvelles têtes quand on ne voit jamais la lumière du jour !
Je souris… avant de remarquer le mutisme évident des autres adolescents. Ceux-ci gardaient ostensiblement le silence, se contentant de nous lancer des regards furtifs en feignant de nous ignorer. L’un d’eux en particulier avait blêmi à la mention de mon nom, et chuchotai nerveusement à l’oreille de son voisin des murmures inaudibles – hélas – de la place où je me tenais.
On dirait que tous ne partagent pas le point de vue de Lola, notai-je avec amertume.
Encouragés – ou plutôt exhortés – par leur amie, ils se présentèrent chacun leur tour, avec quelques réticences qui s’évaporèrent rapidement après une poignée de grains de sables. Youseph, un géant à l’air calme et apaisant, nous tendit son épaisse main pour la serrer, tandis que la jeune fille mélancolique à ses côtés – Mélisande, nous indiqua-t-elle – se contenta d’un signe de tête.
Enfin, le garçon qui s’était affolé lors de nos présentation et son voisin daignèrent se présenter. Le premier était, m’appris Lola, le jumeau de Mélisande, et je ne remarquai qu’après coup leur ressemblance effective.
En effet, outre le fait qu’ils partageaient la même carnation brun profond, dans leurs traits se dénotait une similitude particulièrement évidente, que ce soit dans leurs lèvres pleines ou la hauteur de leurs pommettes. Seuls les yeux brisaient ce mimétisme génétique qui était le leur : brun chocolat pour Mélisande, contre vert émeraude clair pour son Ashe (couleur d’ailleurs tout-à-fait saisissante et surprenante, qui se démarquait particulièrement sur sa peau sombre).
Son acolyte, Aaron, était un jeune homme à la tignasse couleur de rouille, dont les pupilles acérés perdues au milieu de ses taches de rousseurs m’évoquèrent instantanément le prédateur. Au creux de mon estomac, une sensation fiévreuse que j’identifiai comme mon instinct me hurla de toutes ses forces de me tenir sur mes gardes en sa présence.
Une bonne quinzaine de poignées de sables passa durant laquelle Liam se chargea de faire la discussion pour nous deux, me laissant tout le loisir de me reposer, écoutant les autres parler autour de moi sans y prêter réellement attention.
Malgré tout, quelques éléments parvinrent à mes oreilles, me permettant de mieux interpréter certains des épisodes précédents (si seulement il avait pu en être de même pour tous ! déplorai-je devant les flous accumulés), notamment celui de l’hostilité présentée à notre arrivée.
Il se trouvait en effet que notre venue arrivait comme un cheveu sur la soupe d’une série de nouvelles préoccupantes : d’abord, la capture du rebouteux du Clan avait été un gros coup dur pour eux (à la mention de celui-ci, Liam conserva un air curieux et compatissant, mais j’étais encore assez vigilante pour remarquer la lueur meurtrière qui brillait dans ses yeux gris). Nul ne savait ce qu’il était advenu de lui, mais tous vivaient dans la crainte qu’il ne craque sous la torture et avoue jusqu’au moindre des secrets Chasseurs de Nuit – en particulier l’emplacement de leur planque. Peu de Chasseurs connaissaient véritablement la position des grottes, mais l’homme faisait justement partie des rares à savoir où le Clan s’endormait. De plus, l’un de leur dernier cambriolage avait mal tourné, et plusieurs de leurs hommes avaient été tués (on refusa de nous expliquer ce qui devait être cambriolés), brûlés vifs par un dragon avoisinant marché après avoir été mis au pilori. Et pour couronner le tout, les raids se faisaient de plus en plus nombreux, tant et si bien qu’il ne s’agissait plus que d’une affaire de septaine avant qu’apercevoir un Vol dans les cieux ne soit considéré comme aussi commun qu’y apercevoir un nuage.
Soudain, Aaron lança sur un ton tranquille et désinvolte – quoique ladite désinvolture soit largement démentie par la braise fauve couvant dans ses prunelles ;
⸺ Dis, Liam, ta copine, elle a déjà appris à parler ?
Je le foudroyai du regard.
⸺ Je ne parle que lorsque j’ai des choses à dire, et mon ami se charge très bien de faire la conservation pour deux. Par contre, toi, t’as jamais appris la politesse ? rétorquai-je en souriant poliment, bouillant intérieurement.
Il me sourit en retour.
⸺ Par le fait de « ne parler que lorsque tu as des choses à dire », sous-entendrais-tu que la conversation précédente n’avait aucun intérêt ? me demanda-t-il d’une voix doucereuse, le menton enfui dans la main.
⸺ Absolument pas. Je suis simplement épuisée, et mon point de vue ne m’a pas semblé capital d’être exprimé, Liam s’étant révélé un excellent narrateur quant à notre histoire.
Ou plutôt un menteur-né.
J’avais, personnellement, quelques difficultés à mentir, et les balivernes colorées que mon compagnon enchaînait me subjuguaient autant qu’elles me terrifiaient.
⸺ Par ailleurs, repris-je sans détourner le regard, tu n’as pas beaucoup participé non plus à la discussion, si je ne m’abuse.
Je ponctuai mes propos d’un magistral regard noir.
Plusieurs poignées de sables s’écoulèrent durant lesquelles nous restâmes à nous observer en chien de faïence, une lutte de domination pure et dure qui aurait pu dégénérer très rapidement si mon compagnon de voyage n’était pas intervenu – encore une fois – pour nous tirer d’affaire. Le plus pompeusement possible, il se leva, s’épousseta les manches et tendis une main pour serrer celle de mon adversaire.
⸺ Aaron, j’ai l’honneur de te souhaiter la bienvenue dans la caste des fous et autres inconscients qui ont eu le malheur de se mettre cette jeune fille ici présente à dos. Un long et douloureux voyage t’attend sur le fleuve du regret éternel, mais ne t’inquiète pas ; ce chemin est pénible mais pas solitaire. Les autres membres t’accompagneront tout au long de ton périple ; et si tu veux tout savoir, je suis le chef incontesté de cette bande de joyeux lurons.
Face à cette déclaration originale, un rire se fraya en travers de ma gorge pour aller éclater au grand jour. En ouvrant un œil, je notai que d’autres – dont Aaron – avaient suivi mon exemple, et leurs esclaffements se joignirent rapidement aux miens, libérant la tension accumulée.
⸺ Sans rancune ? m’interrogea mon adversaire.
⸺ Sans rancune, répondis-je en serrant la main calleuse qu’il me présentait.
La trêve est signée… mais pour combien de temps ?
Soudain, Lola se tourna vers moi et me questionna sur un point dont Liam avait jusque-là habilement détourné l’attention :
⸺ Au fait, ton copain ne nous a pas dit mais… vous venez d’où ?
D’un commun accord (dicté par le bon sens, entre autres), Liam et moi avions décidé de faire abstraction de notre lieu de naissance, au moins jusqu’à ce que nous retrouvions Reyja et Fafnir, car il avait été officieusement établi qu’être liés par le sang avec des dragons ne nous attirerait pas que des amis…
Cela dit, que fera-t-on lorsque nous les retrouverons ? Si on les retrouve…
Mes pensées commençaient à devenir sérieusement déprimantes, aussi je me concentrai sur la réponse adéquate que je pouvais soumettre à la brunette. Tâche des plus ardues, en vérité. Je me trifouillai donc les méninges lorsqu’une voix masculine et âgée s’éleva dans la cohue :
⸺ S’il vous plaît… S’il vous plaît !
Aussitôt, le silence se fit parmi les Chasseurs de Nuit, m’évitant ainsi de trouver un mensonge plausible à déballer, chose qui m’arrangeait dans la mesure où donner le change sur le long terme était hors de mes capacités.
Sauvée par le gong…
Enfin, j’aperçus le vieillard, debout sur l’une des multiples tables installées dans la salle. Celui-ci, certain d’avoir obtenu toute l’attention, reprit d’une voix que je lui trouvais bien plus grave et profonde que précédemment – était-il un Mage ? :
⸺ Mes chers Chasseurs de Nuit… J’ai entendu dans nos rangs souffler un vent d’épuisement, d’agacement. J’en comprends les raisons, et je ne blâme pas ceux qui l’ont nourri. Cependant, laissez-moi vous rassurez : toutes ces rumeurs que vous avez pu entendre au cours des dernières septaines sont infondées, et ne sont que le fruit pourri de l’imaginaire fertile mais engoncé dans la boue de l’inaction de certains membres survoltés…
Des rumeurs ? Intéressant… Mais de quelle sorte ?
⸺ … nos réserves, en dépit de ce que certains ont pu croire ; ne sont pas vides, au contraire ! Elles regorgent d’or, d’argent et de tant d’autres ressources ! Ce qui ne l’ont pas encore eu obtiendront leur part du butin, mais ce n’est pas pour cela que je vous ai tous réunis. Certains doutaient de l’intérêt de nos actions, de leur influence. Aujourd’hui, je peux vous l’affirmer : ce que nous faisons n’est pas vain ! En ce jour, nous sommes plus près du but que nous ne l’avons jamais été !
⸺ Ah bon ? ironisa Ashe dans un murmure.
Lola le foudroya du regard, pendant que Kent continuait, imperturbable :
⸺ ...Ceux de là-haut nous ont tout pris, mais l’aube du changement approche ! Les Nobliaux et les Lézards… D’ici peu, nous pourront leur rendre la pareille !
Une sensation désagréable émergea brusquement au creux de mon diaphragme, avant de disparaître aussi abruptement qu’elle n’était apparue. Je fronçais les sourcils, mais n’y prêtai guère plus d’attention, et me concentrai de nouveau sur ce qui se passait autour de moi.
⸺ Bientôt, nous hanterons les pires cauchemars de ces monstres, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus aucun !
Cet homme est fou, pensai-je, avant de me rendre compte que tous ceux présents étaient pendus à ses lèvres. Je frissonnai.
⸺ Cela fait trop de temps que le ciel est couvert, affirma le vieillard d’une voix sombre. Quand il le sera moins… entama-t-il.
⸺ … ALORS JE POURRAIS ENFIN SAVOIR !!! hurlèrent les Chasseurs de Nuit en cœur.
Des cris de joie s’élevèrent de part et d’autre de la pièce, se répercutant sur les murs de pierres. Dans le brouhaha ambiant, je jetai un coup d’œil à Liam, qui semblait sur le point de s’évanouir :
⸺ Ça va ? lui soufflai-je.
Il acquiesça douloureusement. Un nouveau spasme secoua mon estomac, mais l’état de mon ami était trop préoccupant pour que je n’en tienne réellement compte, aussi je préférais le mettre sur le compte de la faim et de la fatigue.
Au fond de moi, j’étais parfaitement consciente que ce n’était pas ce dont il s’agissait.
Je jetai un regard anxieux autour de moi, cherchant une possible aide extérieure, mais tous semblaient trop obnubilés par le discours tenu par leur chef pour se rendre compte du malaise de mon compagnon. Seule Mélisande, alertée par mon agitation, se retourna vers moi, en quête d’explications à mon trouble manifeste.
Je pointai Liam du doigt, qui suait désormais à grosses gouttes. Le regard de la jeune fille se posa brièvement sur lui, jaugeant l’ampleur de la situation.
Elle tapota l’épaule de son frère pour attirer son attention.
Celui-ci se retourna avec une expression d’exaspération ostentatoire, mais elle changea du tout au tout lorsqu’il aperçut les traits convulsionnés de mon voisin :
« Qu’est-ce qu’il a ? » articula-t-il silencieusement.
Je haussai les épaules, de plus en plus paniquée.
Krâl, Liam !
Comme un bruit de fond, la voix de Kent résonnait autour de nous, assourdie :
⸺ … notre nombre grandit de jour en jour ! Cet après-midi encore, deux jeunes ont rejoint nos rangs au péril de leur vie. Mieux encore, l’un d’eux n’est autre que le fils de Thierragan Cúchulainn !
À ces mots, tous les regards se braquèrent sur Liam. Les questions et les murmures commencèrent à affluer de tous les côtés, ensevelissant le pauvre garçon sous un brouhaha opaque, increvable. Des mains se tendaient pour le toucher, l’effleurer. On se poussait de tous les côtés, cherchant à l’entrapercevoir.
Je tentai de les calmer, mais la parole d’une nouvelle venue n’ayant jamais fait ses preuves ne paraissait pas avoir d’impact. Manifestement, celle d’Aaron en possédait.
Pinçant sa langue entre son index et son majeur, il émit un sifflement puissant qui eut pour effet de recentrer l’attention sur lui.
D’une voix affreusement calme – glaciale, en vérité – il les enjoignit au calme, douchant leur frénésie.
Je lui adressai un merci silencieux, auquel il répondit par un bref hochement de tête.
Même si je désapprouvais la quasi-totalité de ses paroles, je fus tout de même soulagée que Kent reprenne la parole, nous laissant un peu de répit.
Alors qu’il parlait, je posai une main sur l’épaule de Liam pour lui témoigner mon soutien, avant de la retirer avec effarement en reconsidérant la minuscule cloque qui venait de se former sur ma paume au contact de nos deux peaux. Brusquement, je fus prise d’une soudaine envie de vomir, et ne maîtrisai qu’à grand peine la montée de bile qui me prit la gorge.
Je savais. Je savais.
Des hourras se firent entendre en écho à je ne sais quel discours tenu par Kent, mais retombèrent brutalement lorsque les Chasseurs de Nuit virent Liam se lever et partir en courant plus vite que s’il n’avait eu le Kraôl aux trousses.
⸺ Liam ! hurlai-je en m’élançant à sa poursuite.
Il ne ralentit pas d’un iota et disparut dans un tournant. Derrière moi, j’entendais les pas des autres Chasseurs de nuit qui galopaient après moi.
Des bruits d’altercations me parvinrent. J’accélérai.
⸺ Liam ! Liam !!!
Enfin, je l’aperçus. Mon ex-rival était aux prises avec une femme tout en muscles, qui n’avait visiblement aucune envie de le laisser passer. Pour ce que j’en savais, Liam n’était pas vraiment à plaindre quant à sa force physique. Cependant, à l’instant présent, il n’était pas exactement au plus haut de ses capacités et même sans cela, il était clair qu’il ne faisait pas le poids face à son opposante.
Je pestai intérieurement : telle que j’étais maintenant, je n’avais pas les capacités pour les séparer. J’enrageai.
Krâl !
Mon regard glissa sur un immense gong doré à proximité, au pied duquel jonchaient plusieurs lames abandonnées.
Sans hésiter, je courus vers lui, saisis la garde de l’une des épées, et frappai le plus fort possible sur le disque métallique.
L’effet fut immédiat : tous se stoppèrent en plein mouvement pour se tourner vers moi.
Profitant de l’effet de surprise, Liam se libéra et se précipita vers deux immenses créatures enchaînées à la pierre et leur arracha la toile obscure qui leur obstruait la vue et les empêchait de cracher du feu. J’eus la sensation que des forces extérieures tentaient d’écrabouiller mon cœur à la seule force de leurs poings lorsque je remarquai l’ichor soleil levant s’écouler en minces filets poisseux sur les écailles lilas de ma sœur d’écailles. Ceux-ci provenaient de multiples infimes coupures au niveau du cou.
Reyja !
Je réprimai le besoin vital d’accourir à ses côtés pour m’assurer qu’elle allait bien. Si je le faisais, la situation ne ferait qu’empirer. Je soupirai :
⸺ Reyja ?
Un chatouillement à la porte de mon esprit m’affirma qu’elle m’avait entendue. Je détestais communiquer par la pensée : au bout d’un moment, je ne savais plus quelle réflexion était la mienne et quelle était celle que l’on me soufflait. Reyja était blessée de manque de confiance, même si elle ne l’avouerait pour rien au monde. Mais je ne pouvais pas m’en empêcher : mon esprit était à moi, et à personne d’autre.
Cela dit, je pouvais difficilement lui parler en face d’autant de personnes inconnues. Surtout lorsque lesdites personnes dardaient sur vous un regard hostile et aux aguets, prêts à vous sauter à la gorge au moindre faux pas.
Groupuscules moins haineux, tu parles !
J’inspirai profondément avant d’y retourner.
⸺ Il faut que je leur parle.
⸺ Je sais.
⸺ Sinon, on va tous se faire écharper.
⸺ Oui.
⸺ Je t’aime.
⸺ Moi aussi.
Je me retournai lentement. C’était encore pire que ce que je craignais : tous nous regardait avec le feu de la haine dans leurs yeux, et plusieurs avaient déjà sorti leurs armes – vraisemblablement pas pour se curer les ongles, hélas.
Au premier rang se tenaient ceux qui auraient pu devenir des amis, ainsi que Samira et l’une de ses chefs – la blonde –, encadrant ce damné vieillard qui leur tenait de chef. Étrangement, malgré ses paroles haineuses proférés quelques poignées de sables auparavant, le vieil homme arborait désormais une mine amusée, quoique voilée par une seconde émotion que je ne parvenais pas à décrypter.
L’idée que nous allions bientôt nous faire découper en fines lamelles devait le faire rire (et le fait que ce soit le fils d’un ami qui ne soit transformé en gigot lui évoquait quelques sentiments de culpabilité, d’où l’expression plus sombre ressortant de ses traits ridés).
Pas moi.
Sous terre, le silence était aussi lourd que la pierre que les Nains avaient jadis excavée.
⸺ Écoutez… Je sais ne sais pas trop de quoi ça peut avoir l’air – même si je me doute bien que ce n’est pas positif –, alors laissez-moi juste quelques grains de sables, le temps de vous expliquer…
Un concert de cris et d’insultes s’éleva, me coupant la parole.
Comprenant qu’ils n’avaient aucunement l’intention d’arrêter, je portai un nouveau coup au gong :
⸺ Fermez-la ! beuglai-je.
Tous se turent, et le silence revint : enfin, ils étaient à l’écoute.
J’ai tout intérêt à reprendre rapidement si je ne veux pas les perdre définitivement.
J’inspirai profondément. Une fois, deux fois. Trois fois.
⸺ Liam et moi… on vient d’une cité, une cité dont vous avez tous déjà entendu parler. D’où que vous veniez, vous avez déjà tous entendu la légende au moins une fois dans votre vie, que ce soit par un colporteur, un marchand itinérant ou l’un de vos aînés… peu importe. Nous venons d’Arkën Soa.
Je déclamai cette dernière phrase comme lesdits colporteurs auxquels j’avais fait allusion, usant de ma langue comme d’un fouet, claquant sur mes derniers mots.
Aussitôt, des chuchotis s’élevèrent sous la rocaille, une brume de murmures dont je patientai tranquillement que l’écho s’évapore, avant de reprendre d’une voix claire et assurée :
⸺ Il y a un Mök de cela, cette cité d’asile censée rester à l’écart de tout conflits, a été réduite en cendres par un Vol de Draskáhn – une information que vous possédez évidemment, en bons Chasseurs de Nuit que vous êtes (je ne pus empêcher une pointe de condescendance de déborder alors que je prononçais ces mots, et je sus immédiatement aux regards furieux que certains me lancèrent que je n’étais pas la seule à l’avoir entendu). Et nous ignorons toujours pourquoi ils ont fait ça.
⸺ Parce que ce sont tous des monstres ! s’écria quelqu’un dans la foule.
⸺ Non ! protestai-je avec véhémence. Non… ce n’est pas suffisant, ce n’est pas logique. Arkën Soa était cachée, protégée… Un acharnement pareil à celui que nécessitait la recherche de la ville ne s’explique pas par de la simple cruauté ! Pas seulement.
Je songeai aux pyramides mortuaires. Un frisson me glaça la colonne vertébrale.
⸺ Quoi de mieux que la destruction d’une cité de jumelage pour affirmer leur haine des humains ? interrogea une autre, s’attirant une vague d’assentiments.
⸺ Mais parce que, contrairement à ce dont vous paraissez tous convaincus, les dragons n’ont pas été épargnés ! Ils sont morts en même temps que les humains, souvent en essayant de les protéger. Je… nous sommes les seuls survivants.
⸺ C’est impossible, le feu ne peut pas tuer les dragons !
⸺ Le feu, non. Mais pensez-vous réellement que les responsables se sont simplement contentés de mettre le feu à la ville avant de s’en aller ? Je vous en prie…
Je clignai des yeux pour refouler mes larmes :
⸺ Le feu ne tue pas les dragons, c’est vrai. En fait, je ne sais même pas ce qui les a tués. Tout ce que je sais, c’est que j’ai vu leurs cadavres au même titre que ceux des humains, et que l’un n’était pas plus vivant que l’autre. Si nous, on est encore vivants, ce n’est dû qu’à la chance : quand c’est arrivé, nous étions à l’écart, et… et…
Je ne me rendis compte des tremblements dans ma voix que lorsque la main de Liam vint se poser sur mon épaule, une légère pression pour me témoigner son soutien. D’un bref mouvement de poignet, je séchai mes yeux humides avant de déclarer d’une voix forte en dépit de ma respiration fuyante :
⸺ Certains parmi vous penseront que j'invente. Faites ce que vous voulez. Moi, j'ai vu les cadavres brûler, les macchabées empilés en pyramides macabres par l’un des meurtriers, et ça hantera mes jours et mes nuits pour jusqu’à mon dernier souffle de vie. Dans le couvert de la nuit, j’ai arpenté les ruines d’Arkën Soa, et j’ai reconnu le visage de connaissances, de proches, d’amis. Croyez-moi ou non, peu importe. Je connais la vérité, et rien ne m'en détournera.
» Vous aimeriez sans-doute entendre que mes convictions – à savoir que nos deux espèces peuvent bel et bien coexister – sont partis en fumées en même temps que la vie de mes proches. Mais je ne vous mentirai pas. Je ne vois pas l’utilité de vous le cacher, alors je vais vous le dire franchement. Je désapprouve complètement votre vision des choses, mais je ne me leurre pas : si on veut avoir une chance de négocier, c’est auprès de vous qu’il va falloir se tourner. Ne vous méprenez pas, votre combat n’est pas le nôtre ; nous ne resterons pas. Mais durant ce temps à vos côtés, je vous promets que vous ne trouverez pas plus loyaux que nous.
» Nous avons fait notre choix. À vous de faire le vôtre, assénai-je en les balayant du regard.
Personne ne bougeait, comme si tout avait été figé dans le temps.
Soudain, quelqu’un se dégagea de la foule pour nous rejoindre. Mélisande.
Elle s’avança avec douceur, mais surtout avec détermination.
Peu après, Ashe et Aaron s’approchèrent à leur tour, suivis de Youseph ; ne laissant du petit groupe que Lola, qui nous dévisageait avec intensité, apparemment en pleine réflexion.
Son regard parut soudain capter quelque chose – mais quoi ? – elle marcha jusqu’à nous d’un pas vif.
Je résistai à la tentation de me pendre à son cou pour la remercier de son soutien envers ceux qui pour elle n’étaient en fin de compte que des inconnus, et lui envoyai à la place un remerciement muet, espérant qu’elle y lirait ma sincérité.
Un raclement de gorge trancha mis court à mon message.
Samira.
D’une voix puissante, la guerrière prit la parole pour détailler toutes les raisons de nous accueillir, point par point.
Ce fut, je crois, ce qui nous sauva. Bien que je ne connaisse pas encore son statut, nul besoin d’être devin pour comprendre que cette femme était une figure importante du Clan.
Finalement, Kent donna son verdict en notre faveur avant d’ordonner à ses sbires de se disperser.
⸺ Bon, c’est pas tout ça, mais on a des affaires plus urgentes sur le feu, déclara Ashe une fois les badauds partis.
⸺ Lesquelles ?
⸺ Manger, tiens !
⸺ ... Oh ! Hum…
Je sentis le rouge me monter aux joues.
⸺ Non, je… on ne peut pas les laisser, affirmai en désignant les deux dragons d’un bref mouvement du menton dans leur direction. Pas maintenant.
Il acquiesça, avant de soulever d’une voix douce ;
⸺ Où vont-ils s’installer ?
Je me mordis la lèvre, incertaine. Où ? C’était une bonne question, que je ne m’étais pas encore posé, trop occupée à sauver nos peaux. L’idéal aurait été de grandes grottes à l’écart des Chasseurs de Nuit, mais j’ignorais si un tel lieu existait.
Enfin, ça doit bien exister… je ne sais juste pas où.
⸺ Ne vous inquiétez pas pour ça, annonça Aaron en revenant vers nous après une discussion assez animée avec le patriarche (où en tout cas de ce qui en avait l’air, pour le peu que j’avais pu entendre de leurs chuchotis irrités).
Je haussai un sourcil interrogateur, mordante :
⸺ Comment ça ; « ne vous inquiétez pas » ? Je ne sais pas si tu as remarqué, mais tous tes petits copains n’étaient pas forcément très enthousiastes à l’idée de nous laisser en vie, mes amis et moi. Tu excuseras donc la gueuse que je suis, d’oser m’inquiéter pour l’espérance de vie allongée de ma sœur d’écailles si elle reste ici !
Le rouquin m’adressa un sourire goguenard :
⸺ Justement, elle ne reste pas ici. Kent m’a autorisé à vous emmener à l’écart, là où personne ne devrait venir les déranger. Ta sœur d’écailles et le mâle Drâkorian y seront bien. Et si par malheur, quelques crétins venaient à s’y aventurer avec l’idée d’en découdre… vos dragons ne risqueront pas d’être acculés.
Je ne répondis rien. La proposition était exactement celle que j’espérais, et je pouvais au moins m’endormir tranquille quant à cet aspect-là. Cela dit, quelque-chose dans son discours m’interpelait : comment connaissait-il la race de Fafnir ? Ce genre d’acquis ne se retrouvait généralement que chez les habitants de cités de jumelages ou chez les Dragonniers, ces mercenaires sans foi ni loi.
Se pourrait-il que… ?
Je secouai la tête. Tout cela n’avait aucun sens : les dragonniers se déplaçaient en groupe, et n’agissaient jamais que pour leur compte. Que l’un d’entre eux puisse se retrouver ici… Il n’y avait aucune logique là-dedans.
Ridicule.
À bien y réfléchir, les races n’étaient pas secret gardé : il n’y avait rien d’étonnant à ce que les Chasseurs de Nuit soient au courant de ce genre de choses.
Mais, si tel était le cas… le Clan avait-il eu déjà affaire aux Dragonniers ?
⸺ Je vais nous chercher quelque chose à manger, dans ce cas, glissa Mélisande. Qui vient avec moi ?
Youseph et Ashe se proposèrent, et le petit groupe partit donc en quête de nourriture matérielle, à mon grand plaisir : l’eau fraîche et la réflexion, ça allait quand on était en forme et que le soleil brillait, mais j’étais affamée et je n’étais pas sûre que ressasser les derniers évènements m’aide à me sentir mieux. Un repas chaud, en revanche…
Avant de partir, Youseph se tourna vers moi et me demanda, de sa grosse voix douce :
⸺ Est-ce que les dragons ont besoin de quelque-chose de… particulier ?
Il faisait certainement référence à des corps d’humains bien frais dont le cœur battait encore dans leur poitrine, mais l’absence de dégoût – malgré le léger temps d’arrêt avant de l’évoquer – dans sa voix me le rendit tout de suite plus sympathique. J’acquiesçai :
⸺ Si tu pouvais leur trouver de bons gros quartiers de viande fraîche, bien sanglants... Mais si tu ne trouves ou si on te les refuse, laisse tomber : ne rajoutons pas plus d’huile sur le feu qu’il n’est nécessaire.
Il agita lentement sa tête de droite à gauche :
⸺ Je ne crois pas qu’ils puissent me les refuser : si Kent a décrété que vous pouviez rester, alors ils n’ont pas le choix.
Il ne dit rien pendant un moment, avant de reprendre d’une voix plus paisible encore – si telle chose était bien possible ;
⸺ Ne t’inquiète pas : vous finirez par trouver votre place ici, toi et Liam.
Sur ces mots, il m’ébouriffa les cheveux d’un geste affectueux avant de rejoindre les jumeaux.
Il n’avait pas évoqué les deux dragonnacés.
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