16
Quand je rouvris les yeux – fermés l’espace d’un grain de sables cause du choc, – la première chose que je vis fut une paire de pieds.
Lentement, mes yeux remontèrent en longeant le corps de l’individu qui se tenait au-dessus de moi. Je poursuivis ma périlleuse ascension (l’essentiel étant – heureusement ! – dissimulé par une merveilleuse serviette nouée à une taille fine et musclée) jusqu’à ce que je rencontre le visage malheureusement déjà familier d’Aaron.
Derrière lui, je reconnus quelques visages de la veille, plus deux ou trois inconnus qui m’observaient avec une indignation amusée.
⸺ On peut savoir ce que tu fais là ?
Mon attention se riva de nouveau sur le rouquin. Je balbutiai alors le borborygme le plus illustre à avoir jamais foulé un palais ;
⸺ Euh…
La chaleur me consumait le visage. Comment allais-je pouvoir expliquer ça ?
Telle était la question qui tournoyait en boucle dans mon esprit, quand je repérai une paire de jambes féminines du coin de l’œil.
Une main s’approcha de mon visage.
⸺ Tu ne t’es pas trop fait mal ?
Lola me scrutait d’un air compatissant, faisant fi du regard des curieux alentours.
J’acceptai sa poigne avec reconnaissance et me remit sur pieds en vitesse, évitant par tous les moyens de croiser les yeux de l’un des garçons.
⸺ Ne leur prête pas attention, me conseilla Lola dans un murmure. Rappelle-toi : la clé, c’est la confiance. Tu ne fais rien de mal.
J’opinai prudemment.
Rassénérée par ma réponse, elle pirouetta un gracieux demi-tour et se dirigea vers l’un des bassins où aucun des jeunes hommes ne semblait avoir élu domicile.
Sans aucune gêne ni faux semblant de pudeur, elle commença à se déshabiller. En l’affaire d’une poignée de sables, elle était déjà dans l’eau.
Elle tourna la tête vers moi.
⸺ Qu’est-ce que tu attends ?
Je m’empressai de la rejoindre. Les précédents baigneurs ne tardèrent pas – heureusement – à quitter les lieux.
Avant de leur emboîter le pas, cependant, Liam s’attarda encore un instant sur le porche.
⸺ Je te savais direct, me chuchota-t-il d’un air coquin. Mais là, ça bat des records.
Il évita sans peine la botte que je lui lançais.
Au bout d’un moment, Lola finit par remarquer le regard insistant que j’appliquai sur les lignes de symboles bleutés qui lui ceinturaient taille, cou et cuisses et s’entortillaient autour de ses poignets et du lobe de ses oreilles.
⸺ Intriguée ?
⸺ Et comment ! Qu’est-ce que c’est ? Ils représentent quelque chose ?
Elle congédia les propositions d’un éventail de la main.
⸺ Rien de bien spécial, vraiment. Juste les vieilles traditions de mon village natal. Je suis partie au bon moment, je pense. Quelques Möks de plus, et je finissais entièrement peinturlurée de bleu jusqu’à la fin de mes jours.
Je voulus lui demander plus de précisions, mais elle éluda mes questions, préférant m’imposer les siennes à la place.
⸺ Puisqu’on parle de tatouage, pourquoi ne pas parler un peu du tien ? suggéra la jeune fille en désignant les arabesques d’encre qui couraient sur mon bras.
⸺ Il n’y a pas grand-chose à dire dessus…
⸺ Bien-sûr que si ! Qui te l’a fait ? Pour quelles raisons ? Je vois bien que ce n’est pas une affaire de mœurs comme pour les miens ; Liam n’en a aucun – juste l’immense balafre sur sa joue, assez séduisante d’ailleurs mais qui n’a rien d’un tatouage…
⸺ Je ne sais pas qui me l’a fait, la coupai-je avant qu’elle ne parte plus loin dans ses divagations. Pour autant que je sache, c’est peut-être une tâche de naissance ou que sais-je, parce que je l’ai sur mon bras aussi loin que remonte mes souvenirs.
Lola me lorgnait avec une lueur dubitative au fond de ses prunelles.
⸺ Tu n’as jamais essayé de demander à tes parents ?
Je fermai ma mâchoire. Des colonnes de fumées s’élevèrent derrière mes paupières, avant d’être remplacées par des images et des sons fugaces, floues et assourdis. Des souvenirs. Ceux auxquels je n’avais pas accès, les réminiscences d’une époque où je n’étais alors qu’un nourrisson.
⸺ Hana ?
Je respirai profondément.
⸺ Mes parents… j’ai été adoptée.
⸺ … Oh.
⸺ Quand ils m’ont recueillie, j’avais déjà le tatouage. (je levais le bras concerné) Donc, tu vois… pas grand-chose à dire.
Je sortis de l’eau et m’enroulai dans une serviette.
Lola, elle, continua de me fixer.
*
⸺ Des chaînes de symboles bleutés ? Oui, ça me dit vaguement quelque chose…
⸺ Tu sais ce que c’est ?
⸺ Une vieille tradition, sans plus. Pas de quoi s’affoler.
⸺ Tu es sûre ? Non pas que je ressente le besoin de m’affoler, mais… ça avait quand même l’air important.
⸺ « Avoir l’air » et « être » sont deux choses bien distinctes. Encore une fois, il ne s’agit que d’anciens rituels religieux pratiqués dans certains territoires de la Gaërwhenn. Rien d’alarmant là-dedans.
Quelque chose dans sa manière d’appuyer sur l’innocence de ces bandes me chiffonnaient, mais je n’avais pas le temps de me disputer avec elle sur ce sujet, aussi embrayai-je sur le deuxième point dont je voulais lui faire part :
⸺ Elle m’a questionné sur mon tatouage, aussi.
Ma sœur d’écailles se raidit.
⸺ Il n’y a pas grand-chose à dire.
⸺ C’est ce que je lui ai dit. Mais elle ne m’avait pas l’air convaincue…
⸺ Ça te fait douter.
Une affirmation, pas une question. Que je m’empressai de démentir :
⸺ Non, bien-sûr que non ! Douter de quoi, d’ailleurs ? Ce tatouage est un mystère pour tout le monde !
Je retins de justesse le rire nerveux qui tenta de se faufiler à la fin de ma conclusion, mais la dragonne nota mon trouble malgré tout.
Elle grogna :
⸺ Les humains et leur fascination pour les gribouillis…
Je m’apprêtais à rétorquer une réplique bien sentie, quand mon nom retentit au loin. Je me relevai :
– Il faut que j’y aille. Je reviens dès que possible.
– Rends moi fière, s’il te plaît. Je doute que l’on puisse trop compter sur les talents de Liam : tu devras te débrouiller seul pour sauver l’honneur d’Arkën Soa et leur prouver qu’ils ont fait le bon choix en vous gardant.
⸺ Compte sur moi.
J’offris un dernier sourire à Reyja avant de m’élancer dans les coursives.
*
⸺ Hana ! Par ici !
Je pivotai vers la provenance de la voix, pour découvrir Lola qui me faisait signe.
Je me faufilai parmi les Chasseurs de Nuit jusqu’à atteindre mon but – à savoir Lola.
⸺ Tu étais où ? voulut-elle savoir dès que j’arrivai à sa hauteur.
⸺ Avec ma sœur d’écailles. Il fallait que je lui apporte sa viande, et puis… je devais lui parler d’un truc.
⸺ Un « truc » ? répéta la jeune fille sur un ton soupçonneux.
⸺ Rien de bien important. Et de toute façon, elle m’a donné la réponse que j’attendais, donc…
Faux. Rien n’était plus faux que cette affirmation, et le goût du mensonge me brûlait la langue. Mais je n’avais pas vraiment envie de mettre Lola sur le qui-vive, pas plus que je n’avais envie de faire durer la conversation – en tout cas pas sur un sujet si glissant.
Elle haussa les épaules.
⸺ Si tu le dis…
⸺ Je le dis.
⸺ Dans ce cas, tout va pour le mieux, non ?
Mon tour de lever les clavicules.
⸺ Hmm.
Mon interlocutrice m’examina avec plus d’attention.
⸺ « Hmm » ?
⸺ Euh… oui ? Et ?
⸺ Ce serait plutôt à moi de dire ça !
J’arquai le sourcil droit.
⸺ Ah oui ?
Je sentais l’irritation assécher ma voix, mot à mot.
⸺ Tu me dis que tu avais un truc important à régler avec ton lézard, puis que tu as eu la réponse à ta question et qu’il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter ; mais quand je conclus « donc, tout va bien », tu marmonnes un « hmm » sans conviction. Hmm, d’accord, mais après quoi ?
⸺ Ça te regarde ? rétorquai-je vivement.
Lola fit un pas en arrière, surprise.
⸺ Je veux juste…
⸺ Tu veux juste quoi ? On ne se connait pas, Lola ! Je vous suis vraiment reconnaissante – à toi et aux autres – d’avoir pris notre défense hier soir, mais toi et moi n’avons aucun lien ! Basiquement, on est étrangère l’une à l’autre : je ne te dois rien qui m’oblige à te raconter le pourquoi du comment de mes états d’âmes.
Elle baissa la tête.
J’étais consciente de l’agressivité dans ma voix, mais je n’étais pas d’humeur à jouer les bons petits samaritains. Sans le vouloir, l’attitude soumise honteuse – soumise, même – de Lola attisait ma colère plus encore que si elle m’avait opposé une quelconque résistance. J’étais sur les nerfs, je bouillonnai intérieurement : il me fallait quelque chose sur quoi me défouler. Mais au lieu de la confrontation espérée, des larmes s’accumulaient sur ses cils épais, n’attendant qu’un prétexte pour déborder sur sa peau rosée.
⸺ Je suis désolée… souffla-t-elle à mi-voix.
Je tentai de retenir ma fureur, mais c’eut été comme tenter de retenir de la brume entre ses mains : la rage se faufilait entre les plus minuscules interstices pour goûter la saveur de l’air libre. En deux mots ; je fumais.
Elle se prit la tête entre les mains, sanglotant bruyamment. Et ces simples larmes suffirent à dissoudre mon énervement.
La culpabilité m’envahit. Et avec elle, une profonde irritation à mon égard, que ce soit à cause de cette fureur disproportionnée quelques grains de sables plus tôt ou de cette même culpabilité qui tordait mes entrailles.
Je lâchai un soupir exaspéré :
⸺ … Laisse tomber.
Le visage de la brunette s’éclaira et elle releva son nez avec un sourire hésitant sur le visage.
⸺ Désolé, me répéta-t-elle avec plus d’assurance.
Je balayai l’excuse au loin. Au fond de moi, une bête grondait toujours, insensible à tout ce qui n’avait pas la couleur de la rage. Je tentais de la faire minuscule, mais le fauve se débattait trop pour que je ne succède à mes essais. En désespoir de cause, je la dissimulai d’un rideau noir pour ne plus la voir, en espérant qu’elle ne revienne pas de sitôt.
Quelque part, j’en doutais.
Perdue dans mes pensées, je ne remarquai le silence autour de moi que lorsque la large main de Youseph s’abattit sur mon épaule, me sortant de mon introspection approfondie et de mes sombres méditations.
Je lui adressai un remerciement muet avant de me concentrer sur le nouvel arrivant – ou plutôt la nouvelle arrivante, comme je devrais l’apprendre à mes dépens – dont l’apparition semblait être la cause du mutisme général.
Un vertige mourut sur ma peau lorsque je reconnus la femme qui se tenait devant nous, aussi gracieusement létale que le jour de notre rencontre.
Autrement dit, hier.
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