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 La peau fripée par l'eau chaude dans laquelle elle avait baigné pendant une éternité – au moins –, ma main caressait distraitement les hématomes qui gonflaient sous mes yeux, sur mes joues.

Si je devais rejoindre Samira sur un point, c'était définitivement celui-ci : moi aussi, j'aurais préféré découvrir le Parloir autrement.

Mon pouce s'attarda un peu trop sur un carré de peau rougie, me tirant une grimace de douleur.

C'était donc ainsi que le Clan s'occupait des fauteurs de troubles à mon instar... en les rossant pour mieux faire passer le message.

Sur le coup, on ne pouvait pas dire que ce soit très efficace : plus que jamais, l'envie de faire ravaler son sourire au Croqueur d'œufs n'avait jamais été aussi tentante. Heureusement pour celui-ci, mon envoi aux cuisines l'avait gardé hors de ma vue...

Je me remémorais mon arrivée dans lesdites cuisines du camp :

⸺ Euh... bonjour ?

Sous le fracas du métal qui s'entrechoquait, mon entrée passa inaperçue. Je réitérai mon salut.

Enfin, un homme d'une corpulence plutôt massive finit par noter ma présence.

⸺T'es la môme aux dragons, ti !

⸺ Ouais... enfin, oui. C'est bien moi.

Hélas, me retins d'ajouter.

⸺ Qu'est-ce' tu fous là ? C'est l'coin des tambouilleurs, ici, pas des guerriers !

Je mis quelques grains de sables à comprendre ce qu'il me disait. Non content de posséder un accent à couper le couteau qui lui faisait avaler la moitié des mots, il lui fallait en plus employer un jargon populaire venu de je ne sais où.

Ah, misère de misère... à quel moment de ma vie ai-je offensé les dieux ?

⸺ J'ai été punie.

⸺T'as été punie ? Ouh bé ui, t'es pô toute fraîche ! Attends un poil, eul'vais t'arranger ça.

Il me tourna le dos pour aller farfouiller dans ses étagères, puis revint vers moi avec un petit pot en cuivre rempli d'une espèce de pâte blanchâtre dont il essaya de me barbouiller le visage.

Je reculai avec méfiance.

Qu'est-ce que c'est ?

D'la pulpe d'bälm. Radical cont'eul vilains coups qu't'as r'çu !

Avec douceur, il commença à en appliquer du bout des doigts sur ma peau meurtrie.

Aussitôt, une agréable sensation de fraîcheur envahit mes blessures, refoulant la douleur.

Alors, dis moué tout : qu'est c'qui té arrivé ?

⸺ J'ai réglé son compte à un emm... un embrouilleur de première.

⸺ C't'à dire ? Explique moué ça, la môme.

⸺ Il me tirait des flèches, je lui ai lancé le manche de mon couteau.

⸺Tudieu de sacrebleu ! Et l'aut' a pas été puni ? Si ça c'pas une injustice, que l'Kraôl me coupe la main !

Finalement, j'aimais bien cet homme.

⸺ Alors, porque qu't'es la seule à êt' là ?

⸺ Lui ne s'est pas fait prendre.

Par la suite, l'homme au jargon douteux me présenta son patronyme, Alfir, mais tout le monde l'appelait Alf'. Sous sa tutelle, je récurai donc casseroles et chaudrons, mon sentiment de colère et d'indignation bouillonnant à feu doux sous le couvercle, alimenté par les élancements qui allaient et venaient sur mes zygomatiques.

Je passai au moins une bonne révolution de sablier dans les cuisines, mais en dépit de l'agréable compagnie d'Alf' – toujours prêt à me dépeindre sa jeunesse comme une succession d'aventures toutes plus épiques les unes que les autres –, la soupe dans la marmite ne refroidit pas pour autant.

 Aussitôt ma corvée terminée, je m'éclipsai pour éviter de croiser la foule – et mes amis – et partis en direction de la cage de Reyja.

Car quoi que l'on en dise, c'en était une. Et ça ne me plaisait pas du tout. Je serais bien allée voir Kent pour obtenir gain de cause, mais mon stock d'audace et d'énergie de la journée était intégralement vidé, et je ne m'étais pas assez remise non plus pour pouvoir supporter une humiliation de plus.

J'en étais donc réduit à ça, raser les murs et prier pour ne croiser personne.

Prière –est-il vraiment utile de le préciser ? – inutile, une fois de plus.

Des pas précipités se firent bientôt entendre dans mon dos :

Hana ! Hana, attends !

Je continuai sans me retourner.

Liam ! Je l'ai retrouvée !

Un éclair roux fusa au coin de l'œil ; Aaron se tenait devant moi, marchant à reculons.

Bah alors ? Tu n'entends pas quand... qu'est-ce qui t'es arrivé ?

Je ne répondis rien et accélérai. Le jeune homme grommela dans sa barbe un « quelle tête de mule » et s'apprêtait visiblement à repartir à l'assaut, quand soudain, son visage s'éclaira.

Liam !

Il s'empressa auprès du nouvel arrivant et lui murmura quelques mots à l'oreille, ce à quoi celui-ci répondit :

Je m'en occupe.

Liam surgit à ma gauche, m'encadrant entre lui et son compère.

C'est quoi, le prob... qu'est-ce qu'on t'a fait ?

Sa voix était blanche, son ton alarmé.

Je fixai obstinément droit devant moi. Il soupira.

Ma vieille, je ne sais pas ce qui t'arrive, mais tu es bien consciente qu'on ne va pas te lâcher comme ça ? Crache le morceau directement, ça nous fera gagner du temps.

⸺ Hmm.

Il leva les yeux au ciel.

⸺ Krâl, Hana ! Tu t'enfuis dès la fin de l'entraînement, tu disparais pendant une révolution de sablier entière, et quand on te retrouve à errer comme une âme en peine, le visage presque défiguré, tu refuses de nous glisser un seul mot sur ce qui s'est passé !?

Je haussai les épaules.

⸺ C'est le Parloir, c'est ça ?

Instantanément, mon masque se fissura. Je retins de justesse les larmes qui menaçaient de déborder sur ma frange de cils inférieurs, me mordis les lèvres pour retenir mes cris.

⸺ J'ai glissé.

J'avais énoncé le moins de mots possibles, formulé la phrase la plus courte : si je parlais plus, je savais d'avance que je n'aurais plus aucun contrôle sur ce qui sortirait ensuite.

En simultané, les deux garçons esquissèrent une moue dubitative.

Bien-sûr. Glissé sur un poing. Et ta glissade t'a convaincue d'aller jouer au fantôme dans les couloirs là où tu ne croiserais personne.

Je ne jouais pas au fantôme, me défendis-je. J'allais voir Reyja.

Je pressai le pas. Le Renard me retint par le bras.

En partant à l'opposé ?

Et krâl.

Le silence se prolongea sur ce que l'on pourrait appeler un blanc monumental. Je dégageai mon coude entravé.

En quoi ça vous regarde, de toute façon ?

Que le Kraôl les emporte tous les deux. Mes inflexions intransigeantes ne les avaient semble-t-il pas convaincus, et mon impavidité fondit comme neige au soleil.

Je n'ai pas envie d'en parler, réessayai-je sur un ton plus abrupt.

Rectification, je n'avais pas envie de leur en parler. Je n'avais pas grand-chose contre le fait de raconter mes déboires à Liam – si ce n'était que je n'aimais pas me confier à d'autres humains – que je connaissais depuis une trotte, et surtout avec qui je partageais un vécu commun, mais Aaron ? Je ne connaissais le garçon que depuis quelques jours. Un matin il était adorable et prévenant, le soir il était invivable. Le premier jour, mes tripes m'avaient conseillé de m'en tenir à distance.

Tout lui déballer, à lui ?

Bof. Pas convaincue.

De toute façon, celle à qui je voulais parler, c'était Reyja. Car même si mes pérégrinations n'avaient pas conduit à l'endroit escompté et m'avaient en fait emmenée plus loin que de raison, c'était effectivement le lieu vers lequel je me dirigeais. Mais pour ne pas déroger à cette loi ancestrale qui veut que les représentants du sexe fort soient tout à fait incapable de décrypter la psychologie féminine, les deux ahuris qui me suivaient à la trace n'assimilèrent pas l'injonction officieuse qui se dégageait de mes réponses par monosyllabes :

Foutez-moi la paix.

⸺ Bon, voici ce qu'on va faire, exposa Liam : toi et moi (plus Aaron s'il en a envie, mais je ne le force pas), on va se diriger vers Fafnir et Reyja – pour de vrai, cette fois. Et si, à un moment donné, tu as envie de t'épancher sur ce qui t'est arrivé... tu pourras nous en faire part.

*

... je ne sais plus quoi penser : est-ce que c'était vraiment une bonne idée, de chercher des réponses ici ? On est venu ici pour trouver de l'aide, pour aider, mais qu'est-ce qu'on a reçu en retour, pour l'instant ? De la haine, du mépris, de l'indifférence...

C'est vrai que tout le monde s'est montré détestable, méprisant, haineux... répondit mon meilleur ami en appuyant sur le « tout le monde ».

Fébrile, il me taquinait à tâtons, cherchant à relever avec humour les bévues de mon discours sans me blesser plus que je ne l'étais déjà.

Tu m'as compris.

Je me permet de te rappeler que la plupart des Chasseurs de Nuit viennent de bourgades où les dragons étaient considérés comme bourreaux de premier et dernier recours, intervint Aaron (qui cheminait une dizaine de pas devant nous, nous offrant le luxe d'une fragile bulle d'intimité) par-dessus son épaule. Tout ce que je veux dire, c'est que ne t'étonne pas si les autres se tiennent à l'écart : apprivoiser les esprits craintifs prend du temps.

Que de sagesse sur ta langue, Aaron Hellyswood ! On ne t'a pas appris à ne pas écouter les conversations des autres en même temps qu'on t'inculquait la tolérance ?

À t'entendre, tu ne fais partie d'aucun des deux camps. Tu ne crains pas les dragons ? l'interrogea Liam en faisant fi de mes impolitesses.

Devant nous, deux épaules mouchetés et zébrées de cicatrices se crispèrent. Immobile, une statue humaine fixait le mur du couloir qui bifurquait vingt pas plus loin. Respectant le délai de réflexion qu'il nous imposait, Liam et moi nous figeâmes à notre tour, attendant une réponse. Enfin, il confessa dans un filet sombre et tremblotant :

Ce ne sont pas les dragons que je crains le plus.

Mes yeux s'ouvrirent en grand. Je considérai le rouquin devant moi d'un œil neuf : qu'avait-t-il bien pu rencontrer qui soit, à ses yeux, pire qu'un dragon ?

Peut-être Liam connaît-il une créature susceptible de générer pareille tension chez un homme...

Mais quand je tournai les yeux vers lui, celui-ci examinait le dos voûté qui nous faisait face avec intérêt, curiosité honteuse et compassion sincère dansant dans son doux regard orageux. Se détournant un grain de sables de sa cible – si l'on puit dire –, mon ami échangea avec moi une œillade perplexe qui m'obligea à me rendre à l'évidence : dans cette affaire, lui et moi progressions les yeux bandés dans le même brouillard.

Le silence se poursuivit jusqu'à la grotte de Fafnir. Arrivé devant celle-ci, son frère d'écailles nous improvisa un sourire joueur, mais le cœur n'y était pas :

Bon, les enfants, je me dois de vous laisser, proclama-t-il sur la même lancée de gaieté feinte, en assénant une claque virile (enfin, quelque chose dans cette idée) sur les omoplates de ses deux compagnons de voyage – autrement dit ; Aaron et moi. Vous êtes grands, vous connaissez le topo : ne rentrez pas trop tard, ne faites pas – trop – de bêtises... et cætera, et cætera. Bonne après-midi !

Il porta une main à la sacoche qui ne le quittait jamais, se pencha vers moi et fourra quelque chose entre mes doigts.

⸺ Si tu as trop mal... frotte ça contre tes bleus : ça les fera disparaître plus vite.

Et il s'en fut.

Je desserrai ma poigne : au creux de ma paume, un baume de bälm dans un pot en bois.

Où... ?

Je voulus lui demander où il l'avait trouvé, mais le garçon avait déjà disparu.

 Je repris donc mon chemin, le Renard cette fois-ci dans mon dos au lieu de devant, mes lèvres hermétiquement scellées par les questions à l'intérieur.

Enfin, ça, c'est ce que je pensais :

Pourquoi tu me suis ?

Je lâchai ces mots lourdement, exaspérée par cette ombre qui me collait aux bottes sans mot dire, prenant bien garde de ne pas se retrouver à mon niveau.

L'ombre haussa les épaules. J'avançai ma mâchoire inférieure et roulait des yeux.

Je réitérai. Elle en fit de même.

N'y tenant plus, je me retournai brusquement pour lui faire face, les deux poings sur les hanches.

Ça t'écorcherait les yeux, de me répondre franchement ?

Je n'irais pas jusque-là.

Dans ce cas ; pourquoi tu me suis ?

Il haussa à nouveau les épaules, nonchalant. Je basculai la tête en arrière, irritée.

Ça t'arrive, de ne pas éluder les questions de façon aussi insupportable ?

De temps à autres.

Alors pourquoi pas maintenant ?

Parce que.

Il essaya de me contourner. Je lui barrai la route.

Je ne vais pas te reposer la question, Aaron : pourquoi tu me suis ? articulai-je d'une voix douce.

Il se passa lentement les doigts dans les cheveux, ébouriffant ces derniers avec minutie.

... Ça ne te concerne pas ?

Mes yeux s'ouvrirent comme des assiettes. Alors qu'il tentait encore une fois de me passer devant, je ligotai son poignet entre mes doigts.

⸺ Aaron Hellyswood !!!

Hana...? se borna à soupirer l'imbuvable personnage d'une voix lasse.

Il me semble que c'est de toi me suivant moi, dont on parle, non ? Alors tu peux m'expliquer à quel moment ne suis-je pas concernée par le sujet ??? m'exclamai-je, hors de moi.

Écoute, Hana...

Je ne fais que ça.

Franchement, tu...

⸺ Accouche.

Il se mordit les lèvres ; moi la joue. Lui hésitait ; je me retenais de hurler. Finalement, je tentai une attaque sur l'autre flanc :

Johana t'a appelé la'erkän, l'autre jour. Qu'est-ce que ça signifie ?

Le visage devant moi perdit toutes ses couleurs. Derrière une frange de cheveux indisciplinés, je devinais un regard vide de toute émotion, figé dans une autre époque.

Qu'est-ce qu'ils me cachent, tous, krâl ?

Aaron ?

Un roc bossu vint me bousculer, veillant avec application à ne pas croiser mon regard. Il s'avança de quelques pas, recula d'un demi, se stabilisa. Le tout avant de me rappeler sans un coup d'œil par-dessus son épaule ;

Ta sœur d'écailles doit s'impatienter.

Et la trotte se poursuivit, encore une fois plongé dans un mutisme pesant.

*

 Le trajet aurait dû ne durer que quelques poignées de sables. Pourtant, j'avais la désagréable impression que cette procession à la fois minable, involontaire et intolérable avait duré plusieurs révolutions de sablier.

Une parenthèse hors du temps. Dont je me serais bien passée.

Sans doute prenant sur lui – après tout, c'était bel et bien de sa faute si toute éventuelle conversation que nous aurions pu avoir avait été tuée dans l'œuf –, Aaron marmonna quelques mots, à mi-chemin entre grincheux et désolés :

Merci.

⸺ « Merci » ?

⸺ Merci, de ne pas m'avoir claqué la porte au nez.

C'est pas faute d'avoir essayé. Malheureusement, un tel objet semble être introuvable dans ces grottes. Quelle idée d'investir un ancien royaume nain !

Très spirituel, dis-moi.

Je sais.

C'était une image, cette histoire de portes.

Je sais.

Je voulais te remercier de ne pas m'avoir chassé. Tu aurais pu le faire facilement.

Peut-être. Mais apparemment, tu ne sembles pas très réceptif aux messages subliminaux.

Bah... Entre nous, si tu l'avais vraiment voulu, je ne serais plus là depuis longtemps.

Qu'est-ce que tu insinue, au juste ? Que je cherchais ta compagnie ?

Je n'oserais pas. Je pense qu'elle ne te dérange pas autant que tu voudrais le faire croire, c'est tout.

Ben voyons. Et toi ? Maintenant que monsieur a déterminé que je pouvais potentiellement apprécier sa présence, est-ce que Monsieur est prêt à m'avouer pourquoi lui cherchait ma compagnie ?

Un insecte quelconque – mais assez bruyant pour pouvoir l'entendre sans trop tendre l'oreille (la gauche, pour être plus précise) – passa. Je harponnai mes iris noisette dans celles de l'individu récalcitrant.

Alors ?

Il soupira.

Tu es quelqu'un... d'intéressant.

Je ricanai.

C'est vrai qu'on a beaucoup discuté, sur la révolution.

Ironique, moi ? Jamais...

Regard plus désabusé que celui-ci, tu meurs. Paupières mi-closes, nouveau soupire promettant d'être particulièrement puissant sur le bord des lèvres et sourcils subtilement rehaussés, l'idée que se faisait Aaron sur ma réflexion – pourtant bien trouvée – était limpide, et ne laissait pas la place à l'ombre d'un doute.

Je n'ai pas dit que tu avais une conversation intéressante, j'ai dit que tu étais intéressante. Nuance.

Ah oui, grosse nuance...

Je détournai le regard. Qui balançait ce genre de pseudo-vérité sans prévenir ?

⸺ Pas de moqueries, s'il te plaît. C'est déjà assez gênant à dire à voix haute...

⸺ Qui de nous deux est le plus gêné, à ton avis ?

Un souffle rieur se faufila des tréfonds de son palais jusqu'à l'air libre.

Je souris, puis recentrai le sujet :

C'est-à-dire ?

Il me coula une œillade en coin. Manifestement, il avait espéré que ses mots tomberaient dans l'oreille d'un sourd.

Dommage pour lui.

Répondre lui prit du temps, comme s'il cherchait à organiser ses idées avant de me les communiquer.

Toi et Liam... Vous avez vécu avec des dragons. Vos âmes-sœurs sont des dragons. Rien que ça, c'est déjà énorme. Et puis... vous avez tout perdu il y a un Mök ? Mais vous êtes là, sans vous laisser abattre, sans verser une seule larme...

Ah !

Tu ne regardais pas au bon moment.

Pas comme si on avait le choix : un regard en arrière, tu t'effondres et tu ne te relèves jamais.

Sûrement. Mais beaucoup l'auraient quand même fait.

Je croisai les bras, mal à l'aise face à ce compliment mi-figue mi-raisin.

Et sinon ? De ce que j'ai compris pour l'instant, il n'y a pas de raison spécifique qui fasse que tu me suives, moi, et pas Liam.

Il haussa les épaules.

Va savoir... Peut-être que je ne voulais pas m'incruster dans le tête-à-tête entre Liam et son écailleux, peut-être que j'estimais que tu avais plus besoin de compagnie que lui... ou peut-être que j'ai un faible pour les brunettes surexcitées.

Mes joues, ces traîtresses, se bariolèrent soudainement d'une teinte cramoisie. Je baissai immédiatement la tête, pour que mes épaisses mèches bois sombres érigent une barrière entre ma carnation accablante et son rictus amusé. En redressant légèrement le menton, je notai tout de même avec un soupçon de satisfaction que ma peau n'était pas la seule à avoir pris un coup de chaud.

Enfin, plus sérieusement... c'est la carte à jouer.

⸺ La carte à... ? Quelle carte ?

Tu sais... la carte du Mage.

Mes épaules se raidirent.

Qu'est-ce qu'elle a, cette carte ? demandai-je, tendue.

Je savais très bien ce que la carte avait. Et pourquoi celle-ci intriguait Aaron. Seul problème ; mes connaissances à son sujet s'arrêtaient là. Et là-dessus, je n'étais pas sûre qu'Aaron me croie.

Dans ce genre de cas, jouer l'imbécile est toujours la meilleure solution.

Ne fais pas l'idiote, Hana. Tu sais très bien de quoi je veux parler.

Oups.

Bon, autant pour l'imbécile...

J'eus un tic nerveux, qui me secoua les lèvres :

Peut-être, oui. Mais qui a dit que je voulais en parler ?

Nous nous affrontâmes du regard. Longtemps.

Malheureusement pour mon adversaire, j'étais très forte à ce petit jeu. Trop pour lui. Il finit par lancer ses mains en l'air, abandonnant la partie.

⸺ Raísk ! Très bien, garde tes petits secrets. Je finirais bien par les découvrir un jour ou l'autre...

C'est ça ! Crois-y et bois de l'eau fraîche.

J'essuyai mes paumes moites sur mon pantalon, et abaissai mes paupières l'espace d'un grain de sables.

Hana ! mugit une présence familière des tréfonds de mon crâne.

Nous étions arrivés à destination.

⸺ Quoi ?

Ton visage !

Oh, ça...

Je te raconterais tout après, lui promit-je en pensées.

Je n'avais pas envie qu'Aaron écoute ce que j'avais à dire à ma sœur d'écailles, et je n'avais pas non plus envie de converser dans ma tête sous le regard inquisiteur du jeune homme. Pas envie de converser dans ma tête tout court, en fait.

Le temps de me redresser, Aaron avait filé loin devant. Il se tenait désormais à l'embrasure de la grotte où résidait ma sœur d'écailles et discutait avec elle de... je ne savais pas trop quoi : les deux discutaient par le biais du Lien. Reyja s'introduisait dans l'esprit d'Aaron où celui-ci transcrivait ses répliques en réponse à celles que lui donnait la dragonne.

En me rapprochant, je pus toutefois capter le chemin télépathique qu'empruntaient leurs pensées, en vain : les deux s'exprimaient dans la langue ancienne (où Aaron avait-il bien pu l'apprendre ?) beaucoup trop rapidement pour que je puisse songer à traduire.

Déjà que je ne suis pas très douée dans le domaine...

À force de patience, je finis par déchiffrer un ou deux mots qui revenaient souvent dans le fracas verbal : sang, passé, erreurs... des mots brutaux mais rien d'assez concret, hélas, pour me permettre de comprendre le ton houleux de la conversation – si un tel mot pouvait bien qualifier leur échange. Ou, plutôt, pour me permettre de comprendre le contexte.

Bien-sûr, je n'avais pas besoin de contexte pour trouver leur conversation louche, et ces quelques mots volés titillaient fortement ma curiosité. Couplez à ça une virulence imprévisible de la part de ma sœur d'écailles à la simple évocation du titre que Johana se plaisait à affubler à Aaron... et je ne répondais plus de rien. Enfin, si : à une certaine dose de bon sens. À un vieux proverbe de chasseur que m'avait appris Fafnir, un de ces jours sans histoire : Caísk'ho mayl gan. Le véritable talent du bon chasseur est de savoir attendre.

On ne pouvait pas dire que ça m'arrangeait. Je n'étais pas sûre de m'y tenir.

Surtout, ne vous dérangez pas pour moi, dis-je en m'adossant au mur rocailleux pour me laisser glisser de tout son long.

Et évidemment, c'est la seule fois où ils m'écoutent. J'en ai marre.

Puisque l'attention des deux zigotos étaient accaparées par l'autre et inversement, j'en profitai pour les détailler à ma convenance.

Enfin... pas que le profil de Reyja ne me soit inconnu. Celui d'Aaron, par contre...

Je commençai donc par le haut, disséquant un à un – tâche longue et fastidieuse, mais ô combien satisfaisante – ses cheveux roux ébouriffés, puis passait sur ses iris ambrées aux douces nuances dorées, avant d'examiner chacune des tâches de rousseurs qui constellait sa peau abîmée par le soleil (autre lieu, autre époque, sans aucun doute). Là encore, la besogne nécessitait moult concentration, et je dus m'égarer plusieurs fois avant de m'y retrouver dans cette carte du ciel épidermique. Je défilai ensuite de l'arête de son nez effilé jusqu'à ses lèvres fines, pour suivre la ligne de son cou jusqu'à l'os de sa clavicule, avant d'englober le reste de son torse et de ses muscles déliés (il ne s'agissait bien-sûr pas d'un rinçage oculaire, mais bel et bien d'une observation rationnelle), pareil à ceux du canin auquel je l'assimilais si fréquemment.

Hana ? Tu as écouté ce que je viens de dire ?

Hum, comment dire...

Non.

Simple, clair, efficace.

Tu peux répéter ?

Ou pas, d'ailleurs. Mon occupation précédente me convenait tout aussi bien. Mais, sens de l'honneur oblige, je ne comptais certainement pas le lui dire. Et si je ne lui expliquais pas la cause de mon inattention, il prendrait ça pour de l'impolitesse. N'ayant pas d'autre choix, j'écoutais donc ce qu'il avait à me dire.

⸺ Ça consiste en quoi, le Lien ?

Oh, ça... je ne sais pas trop. Enfin, si, me rectifiai-je : à la naissance, un échange de sang ou quelque chose du même genre est pratiqué entre les deux nouveau-nés, ce qui crée un pont entre leurs deux esprits... je crois ?

Je caressai ma tempe droite du bout des doigts.

Le Lien est censé être une fenêtre de laquelle chacun peut voir au travers : en vérité, les dragons étant beaucoup plus réceptifs à ce genre de magie, c'est surtout une porte ouverte vers l'esprit de l'humain.

Un grondement réprobateur se faufila entre les crocs serrés de Reyja. Je levai les mains en signe d'apaisement sans la regarder, continuai ma litanie à l'adresse d'Aaron.

Bon, le Lien ne présente pas que des inconvénients : par exemple, il permet de faciliter les communications entre les deux Liés, puisque les dragons ne peuvent se faire entendre que par voie télépathique.

L'air distrait, le Renard, acquiesça sans vraiment le faire. Il décroisa les bras pour se gratter la nuque, les yeux arrimés vers le plafond. Enfin, ceux-ci revinrent vers moi et la bouche en dessous demanda :

Mais, alors... vous ne connaissez jamais d'intimité ?

Ma gorge s'assécha. Sans le savoir, Aaron venait d'appuyer sur une corde sensible : la distance de sécurité que j'étais autorisée à placer entre moi et le regard inquisiteur de Reyja. Un conflit immémorial. Inconsciemment, j'imitai le geste du rouquin effectué quelques grains de sables auparavant, et mes doigts s'en allèrent calmer les démangeaisons imaginaires situé sur la zone nord de mon cou. Je claquai la langue sur mon palais, tatillonne sur la marche à suivre sans que ne s'en découle une énième dispute (quoique je sois toujours la seule à perdre mon sang-froid dans ces situations glissantes).

Oh, et puis krâl.

Je lâchai le paquet :

Disons que... c'est compliqué.

Peut-on espérer trouver mieux, comme explication ? Je ne pense pas. Malheureusement, je craignais que mon interlocuteur ne sache reconnaître la pépite que je lui tendais, et sa mine curieuse me donna raison.

Lasse, je m'obligeai à poursuivre :

Le Lien se base en partie sur le visuel. Autrement dit, si l'un se trouve hors du champ de vision de l'autre – et réciproquement –, il sera plus compliqué de communiquer. En plus, la puissance du Lien varie d'un duo de Liés à l'autre. Par exemple, celui Liam et Fafnir est extraordinairement puissant pour un duo de leur âge. Le Lien apparaît chez chacun avec une intensité différente, mais il peut se renforcer au cours d'un Vol, d'un...

Et le vôtre ? me coupa tranquillement Aaron (malpoli !).

Eh bien...

Éviter le sujet était maintenant délicat.

Disons que Reyja et moi... sommes parvenues à un... terrain d'entente, expliquai-je en jetant un bref coup d'œil à la Dragoën pour m'assurer que mon discours passait la censure.

Car ce que je ne disais pas, c'était que ce terrain d'entente était en fait beaucoup plus étendu que ne pouvait l'autoriser le Lien. Beaucoup trop sans-doute, du point de vue de Reyja. Car en ce qui me concernait, j'avais pris goût à cette liberté, et j'étais prête à la défendre bec et ongles pour pouvoir la garder. Ne lui en déplaise.

Il est temps de changer de sujet.

Au fait... J'ai remarqué que tu utilisais une sarbacane, pour le tir. Quel intérêt ? Je veux dire ; je sais bien que les armes traditionnelles ne sont pas l'assurance d'une victoire indétrônable – au contraire –, mais... une sarbacane ? Sérieusement ?

Les pupilles de ma sœur d'écailles s'étrécirent.

Oups.

Je m'étais peut-être trompée de sujet.

Aaron, sentant qu'il s'aventurait en terrain hostile, me glissa sa réponse avec précaution :

La majorité du corps dragon est recouvert par des écailles qui protège l'individu, mais... Au niveau du creux du cou, par exemple, il existe certaines zones plus... plus tendres, où l'aiguille s'enfonce facilement.

Il marqua un temps, vérifiant que la position de mon âme-sœur était restée équivalente à celle qu'elle tenait quelques instants plutôt.

L'aiguille en elle-même ne vaut rien, mais si sa pointe est enduite de poison...

Il s'arrêta de nouveau pour chercher ses mots, visiblement mal à l'aise.

Le... le poison en lui-même ne sera pas... mortel pour le dragon, en tout cas pas... pas assez rapidement pour q'il ne puisse pas causer d'autres dommages avant, mais ça peut... peut suffire à le déstabiliser, à lui faire perdre une partie de ses capacités. Et à ce moment-là, et bien... il devient plus facile de... de le...

Ses derniers mots se perdirent dans un murmure, mais je parvins à les reconstituer à partir des bribes que je récupérai.

... de le tuer.

Reyja cracha quelque chose – une accusation, une insulte ? – en langue ancienne, auquel Aaron rétorqua un charabia dans la même langue sur un ton tout aussi virulent.

En un éclair, le garçon hésitant et gêné avait disparu pour laisser place à un homme furieux et prêt à mordre.

Qu'avait bien pu lui dire Reyja ?

L'atmosphère était devenue presque palpable de malaise et de colère, aussi ne pus-je retenir un soupir soulagé lorsqu'un autre jeune de notre âge – Lukas, je crois – accourut à notre rencontre pour informer Aaron que Samira le cherchait.

Contrit, il balbutia quelques mots d'adieu et d'excuses, avant de partir à la suite de l'autre Chasseur.

Épuisée, je fermai les yeux.

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