27
Enfin.
La nuit était déjà bien avancée lorsque les respirations dans la chambre ralentirent, jusqu'à ne plus former que deux souffles profonds et réguliers qui s'entremêlaient à chaque abaissement du diaphragme.
J'avais bien cru qu'ils ne s'endormiraient jamais.
Avec moult prudence, je m'exfiltrai hors de ma couche et m'esquivai sur la pointe des pieds.
De piétiner, je me mis à marcher, trottiner, galoper. Je courais aussi vite que mes jambes pouvaient me porter.
Comme je passai à proximité de la grotte où sommeillait Fafnir, je ralentis brièvement. Que se passerait-il s'il se réveillait ? Essayerait-il de m'arrêter ? Il y arriverait probablement. Ceci dit, il n'était pas mon frère d'écailles sans raison : lui plus que tout autre, il comprendrait mon besoin de liberté, il me suivrait dans cette escapade nocturne ! Comme il l'avait fait pour toutes les autres...
Et si vous vous faites prendre ?
Je ne donnais pas chère de ma peau, encore moins de la sienne. Le risque en valait-il le coup ? Fafnir me répondrait certainement par l'affirmative.
Oui, mais... pour son profit, ou pour le tien ?
Il serait bien capable de se prêter au jeu uniquement pour pouvoir mieux me surveiller. Me protéger.
Je portais l'oreille, suivis le fil du Lien jusqu'à lui.
Il dort...
Il dormait, oui. Et je n'osai pas le réveiller. Je lui offrais le luxe d'un peu de tranquillité, tandis que je m'offrais celui d'un peu de liberté : tout le monde y gagnait, non ? Que ce soit par altruisme ou par égoïsme... ce soir, je lui retirais son rôle d'ange gardien.
*
Je m'arrêtai, cœur battant et respiration haletante.
Autour de moi, le silence était roi. Mes inspirations tremblotantes lui faisaient office de valetaille tandis que le seigneur se complaisait auprès de la pénombre sa reine, qui traînait derrière elle sa suite de macles au miroitement vacillant.
J'étais seul.
Et au moment même où cette pensée me traversait, une pointe de ferraille s'enfonça entre mes deux omoplates, s'arrêtant un dixième de pouce avant de faire couler le sang.
— Un seul'geste et c'te lance t'transperce d'part et d'autre.
Je me glaçai sur place.
Krâl.
Il avait fallu que quelqu'un passe par ici ! Je savais que j'aurais dû me montrer plus prudent, plus silencieux. Et maintenant, maintenant... ! Le Parloir. Non, pas le Parloir. Pas pour un truc aussi bête !
... Bien-sûr que si, pour un truc aussi bête ! Certains y étaient allés pour moins que ça, ce ne serait pas la première fois !
Re-krâl.
Une perle de sueur dévala de mes tempes au creux de mon cou.
— Écoutez, je...
— Ferme-la. R'tourne-toi lentement vers moi, et tente pas d't'esquiver, ou c'te lance...
— ... me transperce de part et d'autre, d'accord, j'ai compris, complétai-je. Pas de mouvements brusques, pas de mouvements brusques.
La pression s'accentua.
Oups.
J'obtempérai. Le Chasseur de Nuit avança sa lanterne à deux doigts de mon visage, me forçant à détourner les yeux.
— Alors, qu'est-c'qu'on a là ? D'où tu viens, gam– ... Liam ?
La luminosité intense s'estompa, et mon regard retourna à mon gardien.
Ragnar.
Trentenaire débonnaire, du genre à ne pas aimer se poser trop de question, m'avait rapidement accepté au sein du Clan : un chic type.
Il allait toutefois être compliqué de lui expliquer mon projet...
— Qu'est-c'qu'tu fous là ?
— ... Moi ?
— Joue pas au futé, gosse, t'sais bien qu'ça t'sauv'ras pas.
J'aurais tenté.
— Je...
— Qu'est-ce qui se passe, ici ?
Nous sursautâmes de concert.
Mon garde se retourna prestement, je ne bougeais pas d'un pouce.
Je ne m'interrogeai ni sur le pourquoi, ni sur le comment. À l'instar de tout le monde, j'avais appris à accepter que quoi qu'il advienne, nul ne percerait jamais ce mystère : je me contentai donc d'attendre que Samira porte son prochain coup, sans chercher à l'anticiper.
— Sam ? J'viens d'trouver Liam à rôder dans l'noir ; j'fais quoi ? J'l'emmène au Parloir ?
Non. Par pitié, non.
— T'occupes, Rag', je gère.
Elle m'empoigna par le coude et me tira vers elle.
En fait, c'est pire.
— Sûre qu'tu veux...
Pas du tout sûr, non. Enfin si, du contraire.
Laisse Ragnar m'emmener, c'est très bien comme ça.
— Je gère, j'te dis. Allez, fous-moi le camp ! T'inquiète pas pour ce gniard, va ! Il s'en relèvera.
⸺ Si tu l'dis...
Alors qu'il s'éloignait, encore perturbé, la Rôdeuse lui lança :
— ... Oh, et... Rag' ?
Il se retourna.
— Aye ?
— Oublie cet épisode, tu veux ?
L'hésitation se lut sur son visage, mais le Chasseur de Nuit finit par hocher la tête. Il lui offrit un bref salut et disparut dans le noir.
— ... Alors, Bouclettes, on fait le mur ?
Je m'apprêtais à protester, avant d'aussitôt m'apercevoir qu'il s'agissait exactement de cela : faire le mur.
Comme je ne répondais rien, elle récupéra mon coude – qu'elle avait lâché – et m'emporta avec elle.
— ... Pourquoi toi ?
Même dans l'obscurité, je pus discerner le haussement de sourcils de la guerrière.
— Un peu de précision ne ferait pas de mal, tu sais ? Surtout quand tu attends une réponse à ta question.
— Je veux dire, c'est quoi l'urgence ? Non que ça me fasse plaisir, mais Ragnar se serait très bien chargé de me fracasser au Parloir – quoique que tu ais le poing plus lourd. Alors pourquoi tu t'en occupes, toi ?
Pitié, ne valide pas l'hypothèse du poing.
— Je te croyais plus malin que ça... je ne t'emmène pas au Parloir.
— Où, alors ?
— Tu verras.
*
— On a pas toute la nuit, Bouclettes : grimpe !
Ah !
Je ravalais une répartie cinglante.
Grimper, oui, mais où ? Dans cette minuscule fente en cul-de-sac, je ne trouvais nulle part où m'avancer. Et d'ailleurs, que voulait-elle dire par « grimpe » ? Plus par automatisme que par véritable prospection, je tendis le bras pour tâter le plafond. Ne rencontrant que le vide, je me hissai sur la pointe des pieds, mais mes tentatives demeurèrent infructueuses.
Lorsqu'enfin, je relevai la tête pour mieux évaluer la distance, l'injonction que la Rôdeuse m'avait lancé quelques poignées de sables plus tôt prit tout son sens : je ne me trouvais pas dans un début de couloir, mais au seuil d'une cheminée naturelle.
Au fur et à mesure que je m'élevai (hélas, à la seule et unique force de mes muscles), je revins sur mes observations : la saillie rocheuse offrait trop de prises fiables à intervalles réguliers pour n'avoir jamais été travaillée par l'Homme – ou plus vraisemblablement, par le Nain.
Finalement, j'arrivais à un point où ma varappe ne put se prolonger, et je me retrouvai bloqué sans savoir que faire. Je le signalai à Samira.
— Pousse ! fut sa réponse.
— Quoi ?
— Au-dessus de toi, c'est une trappe. Faite pour s'ouvrir. Tu vois où je veux en venir ?
Je fis ce qu'elle me demandait, mais ladite trappe refusa mordicus de bouger, en dépit de tous mes efforts.
— Vous avez mis quoi, dessus ? Une montagne ? haletai-je, épaule et joue collées au bois.
— Du sable. Et pour ta gouverne, les Chasseurs de Nuit n'y sont pour rien.
— Ah non ?
— Si je te l'dis ! Accuse plutôt le désert.
— Hein ?
— C'est composé de quoi, un désert, à ton avis ? Ça souffle pas mal, de temps à autre, surtout avec les Föanghaenz qui approchent (elle exagérait : j'avais vérifié auprès des Veilleurs il y a peu, et il nous restait encore un cycle avant l'Ayshar). Écarte-toi, je vais l'ouvrir.
Déjà, elle grimpait de l'autre côté pour atteindre le disque de bois, qui se décoinça du premier coup, faisant pleuvoir sur nous une infime pellicule de sable.
La Rôdeuse appliqua sa paume sur le battant et rabattit la trappe en arrière.
— Observe et admire.
— C'est facile, aussi quand on a...
— Des muscles ? termina-t-elle avec un sourire mauvais.
— Entre autres, grognai-je en m'extirpant du tunnel à mon tour.
Samira éteignit la flamme de mes protestations en même temps que celle de son falot : la nuit se déployait tout autour de nous, pigmentée de dizaines de milliers d'étoiles, sans aucune brume vagabonde à l'horizon pour venir dissimuler ne serait-ce que partiellement sa magnificence. À ses pieds, un sable argenté ondulait langoureusement, émanant par endroits un halo fantomatique.
Les sables. Nous marchions sur les dunes du désert de Mih. Celui-là même où avait été découvert les sables et leurs infinies propriétés chronologues.
Il faut le voir pour le croire, songeai-je ébahi.
Et ce silence... je n'avais jamais entendu quelque chose de semblable (façon de parler).
Dieux ! Que le temps et l'espace se jouent ici de toute logique devenait le plus élémentaire des bons sens lorsque l'on se tenait debout au sommet d'un erg, ainsi coupé du reste du monde.
— Pas trop froid ?
Le timbre de Samira me ramena brusquement à la réalité. Je pris alors conscience de mes dents qui claquaient et mes membres grelottants. Je me maudis pour ne pas m'être vêtu d'une ou deux couches supplémentaires, et la maudis, elle, pour m'avoir emmené à l'extérieur – même s'il s'agissait de ma destination initiale.
Elle me tendit une pelisse de vilaine facture que je me hâtai d'enrouler autour de mes épaules, marmonnant un faible merci entre mes dents.
Un silence s'installa.
Le désert tuait nos voix dans l'œuf. Ironiquement, son absence totale de son le rendait plus bruyant que la plus tonitruante des cacophonies.
Mais aussi doux soit cet instant, il devait prendre fin à un moment ou à un autre.
— Pourquoi on est là, Samira ?
Elle ne répondit pas.
— Samira.
— Comment ça se passe ?
Je haussai un sourcil.
— Comment ça, « comment ça se passe » ?
Elle gesticula la main.
— Bah, tu sais...
— Non, justement.
Qu'est-ce qui lui arrive ?
Son ton était faux, maladroit. Comme un rôle qu'elle jouait, un rôle qui ne lui plaisait pas.
Je commençais à avoir un mauvais pressentiment...
Il aurait peut-être mieux fallu que je laisse Ragnar m'emmener au Parloir.
Il n'aurait pas frappé trop fort, et ma situation ressemblait de plus en plus à un guet-apens.
Elle se laissa tomber au sol.
— Un orphelin comme toi doit pas avoir la vie facile tous les jours...
Le crochet me coupa le souffle.
Je savais bien que les poings du Chasseur de Nuit seraient moins douloureux que les mots de Samira...
La Rôdeuse déglutit, esquiva mon regard.
Je me forçai à sourire, ironiser.
— Tu y vas un peu fort, non ? Le p-paternel est t-toujours en vie, p-pas vrai ?
Je n'avais pas l'intention de bredouiller, pas plus que de pleurer. Mais les larmes commençaient à s'accumuler dangereusement entre les cils, et un hoquet soudain obstruait ma gorge et fit trembler mes cordes vocales. Pour ne pas que la guerrière puisse saisir le scintillement des sanglots sur mes joues, je détournai la tête.
Elle soupira.
Je m'assis à côté d'elle. Elle sortit de la poche intérieure de son gilet une flasque en métal qu'elle me tendit. J'acceptai le cadeau sans rechigner.
— C'est quoi ?
— Du tord-boyau. Pas le rhum le plus raffiné de Gaërwhenn, mais eh ! on fait avec ce qu'on peut. Puis il a le sacré mérité de te réchauffer la lurette en moins de temps qu'il n'en faut pour l'avaler, alors...
Stimulé par la perspective d'un peu de chaleur supplémentaire (les dragons ne connaissaient pas leur chance), je bus une gorgée du breuvage miracle. Aussitôt, un parfum de fruits rances envahit mes narines.
Je comprends mieux pourquoi on appelle ça « tord-boyau »... méditai-je, grimaçant alors que le goût de l'infâme liqueur abandonnait – enfin ! – mes papilles.
Cela dit, Samira n'avait pas menti en affirmant que la boisson me tiendrait au chaud : presque immédiatement un feu miraculeux jaillit de l'alcool qui me brûlait le gosier et se propagea jusqu'aux quatre coins de mon corps.
Dieux merci...
Je pris une deuxième goutte.
— Au final, ce serait plutôt à moi de te retourner la question, dis-je en essuyant l'alcool sur mon menton.
Samira tourna la tête vers moi.
— Ah oui ? Et pourquoi ça ?
— Je ne sais pas, peut-être le principe même de ce petit tête-à-tête ?
Elle attendit que je développe.
— Ça fait un Mök que je suis ici, Samira. Tu me croises dans les coursives tous les jours sans m'adresser un seul regard, et il suffit que je gambade dans les couloirs la nuit pour que tu te décides à te soucier de moi ?
Je toussai mon scepticisme, elle soupira en retour.
— Je suppose que tu me croiras pas si je te raconte que mon bon cœur a parlé un peu tard ?
— Tu supposes bien.
— Dommage.
— Accouche.
— Ça va, ça va... On m'a fortement suggéré de venir aux nouvelles, j'avoue.
— « On » ?
— Devine.
Le piège se resserrait.
— Kent.
— Yep.
— Qu'est-ce qu'il me veut ? C'est à cause de... Thierragan ?
Confirmation d'un geste fataliste. Je serrai les dents.
— Je pensais avoir été clair là-dessus.
— Limpide, même. Mais que veux-tu, le vieux a toujours eu la volonté tenace !
— « Le vieux » ?
— Oui, bref ! On est pas là pour ça.
Je commençai à sincèrement redouter ce pour quoi Samira m'avait épargné le Parloir...
— T'as visé juste, je suis là pour ton paternel.
— L'appelle pas comme ça.
— Thierragan, si tu veux ! Peu importe. Je suis sûre que t'as tout entendu, la dernière fois, tu sais, pendant l'assemblée...
L'assemblée ? De quelle...
Oh !
Non.
Ça.
La mission. Le sauvetage.
— Vous avez retrouvé sa trace. Celle de l'autre. Et vous voulez le sauver.
Elle hocha la tête.
— Kent m'a chargé de te trouver et de te convaincre d'y participer, à la mission.
— En plein milieu de la nuit ?
— Tu penses bien que non. Mais ta petite escapade nocturne – ratée, soit dit en passant – m'a fait gagner du temps.
— Ça m'aurait étonné, aussi.
En même temps que nous discutions, la flasque se vidait un peu plus, et que l'alcool me montait lentement mais sûrement à la tête. Sa chaleur me rendait plus courageux.
— Et qu'est-ce qui te fait croire que tu vas réussir à me « convaincre » ?
— J'ai préparé mes arguments.
— Évidemment. Mais c'est non. Épargne ta salive, je ne viendrais pas.
— Pourquoi pas ?
Je roulai des yeux, mais la Rôdeuse ne s'y arrêta pas.
— Parce que je suis sous-qualifié pour ce travail, parce que c'est injuste de me coller sur une mission – dont je ne veux pas – alors que certains en rêvent et sont enterrés sous terre depuis que le soleil se couche à l'ouest, et surtout parce que sans ce salaud, ma mère ne serait pas morte.
La guerrière arqua un sourcil.
— Tu serais pas là non plus.
— Ça va totalement dans le sens de ce que je dis.
Silence.
— Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
La mort en face, le goût du sang dans la bouche, de la terreur. Les nuits blanches, les cauchemars. La lèpre de culpabilité qui me rongeait de l'intérieur, le poids des cadavres sur mes épaules.
Lui.
Si la nuit n'avait pas été la même, je n'aurais rien dit. Si le vent des dunes n'avait pas caressé ma peau, j'aurais esquivé l'embûche en détournant le chemin. S'il s'était agi d'un autre regard que celui de la Rôdeuse, si un muscle quelconque étirait ses lèvres vers le haut, j'aurais souri à mon tour. Si les chaleurs du rhum n'embrouillaient pas ma réflexion, je l'aurais emporté jusqu'à l'Oh almoy Ga.
Mais tout cela n'était que des si.
Ce soir-là, la gnôle déliait ma langue, et je lui racontai.
Je lui retraçai l'histoire très sobrement, lui épargnant les détails inutiles. Je lui évitai ma quête de l'esprit follet, la peur panique qui m'avait accroché, la crainte coupable qui m'avait infiltré. Elle écouta sans broncher jusqu'à ce que je conclue en liquidant entièrement le fond de tord-boyau :
— ... voilà, tu sais tout. Si je n'étais pas né, ma mère serait toujours là. Encore debout.
Debout, et en pleine possession de ses moyens.
Samira secoua la tête, m'enlevant la fiole – vide – des mains pour la ranger dans sa veste.
— Ce genre de réflexions est complétement faisandé, Liam, j'espère que tu t'en rends compte dans le brouillard de ton délire.
— Pardon ?
Elle se tourna vers moi.
— Tu t'entends parler ? Ça t'amène où, de penser comme ça ? Si, alors ça ? Tu vas faire quoi avec des « si » ? À part t'acheter des excuses pour pouvoir continuer à te détester, à quoi ça te sert ?
Mal à l'aise, j'amorçai un mouvement pour me détourner, mais ses yeux noirs me clouaient sur place. Je grimaçai, elle insista :
— Je suis sérieuse, d'accord ? Je prétends pas tout connaître de ta vie, mais le sang ne ment pas ! Une famille se serre les coudes quoiqu'il arrive, tu comprends ? Si ta mère t'a pas lâché ce soir-là, elle t'aurait pas lâché plus tard ! Crois-moi, j'en sais quelque chose ! Alors au lieu de te fouetter pour un truc auquel tu pouvais et peux rien faire, rappelle-toi juste que ta mère t'aimait !
Ma grimace se tordit en quelque chose de plus amer. J'aimais ma mère plus que tout, et je savais que l'étendue de sa peine avait été quelque chose de difficilement gérable.
Mais malgré tout mon amour pour elle, je ne pouvais pas faire impasse sur les bouteilles vides que je retrouvais parfois par dizaines au pied de la table lorsque je rentrais, ni les reproches dont elle m'agonissait de temps à autre, lorsque son nez s'empourprait et que le nombre de verres atteignait la quinzaine.
Oh, le souvenir de ce genre de scènes ne la laissait pas de marbre ! Sitôt dégrisée, elle me prenait dans ses bras et m'enlaçait à m'en briser les os, mouillant ma tunique de larmes tirées par la honte et le désespoir.
Sobre, ma mère était tout ce dont j'aurais toujours pu rêver en tant qu'enfant. Saoule... le rêve s'effritait jusqu'à parfois tourner au cauchemar.
Sans hommes, elle aurait été en vie. Heureuse.
Ou pas.
Soudain, je la détestai. Je la détestai de ne pas m'avoir suffisamment protégé du reste du monde, de n'être plus là, je la détestai de m'insulter sous le spectre de la boisson et de ne voir en moi que celui d'un père absent, je la détestai d'être ma mère et d'avoir fait de moi son fils !
Je la détestais.
Je la détestais, mais je l'aimais à en mourir.
Mes oreilles reprirent le fil des paroles qu'enchaînait la guerrière assise près de moi :
— ... et puis, je te connais, tu sais, au moins un peu... tu laisserais pas pourrir quelqu'un par rancune, pas comme ça.
— Ah ! Là-dessus ? Aucun problème ! m'esclaffai-je d'un rire acide.
Un soupir.
— C'est pas facile d'avoir le dernier mot avec toi, hein ?
Je haussai les épaules.
— J'avais prévenu.
— Pas faux... mais je me dois de continuer d'insister.
— Pourquoi ?
— Les ordres sont les ordres...
Je roulai les yeux.
— Tu n'as pas réussi avant, qu'est-ce qui te fait croire que tu vas réussir maintenant ?
— J'y vais au culot.
Haussement de sourcil.
— Admire l'énergie du désespoir qui se dégage de mon dernier atout... !
Aussi reluctant que j'étais à l'écouter, il fallait le reconnaître : la Rôdeuse savait s'y prendre pour piquer ma curiosité. Imperceptiblement, je me redressais.
— Supposons qu'un humain se trouve face à un dragon dans l'Arène. Tu paries à combien les chances de l'humain de s'en sortir ?
Sa question me prit de court.
— Je ne sais pas... une chance sur cinquante ?
— T'es bien généreux ! Ton humain a intérêt à être armé et en bonne santé s'il veut coller à ton quota !
— Où tu veux en venir ?
— À ton avis ?
— ...
— Venir à bout d'un dragon mature est rarement la tâche d'une seule femme, Liam. Et dans l'état où on en est, notre clique de cambrioleurs peut difficilement jouer la carte du surnombre. Trop de pertes, pas assez de bénéfices.
— Pourtant tu y arrives, toi. Et les autres Rôdeurs aussi, non ?
— C'est vrai. Mais pas sans un petit peu d'aide.
Elle retroussa sa manche et découvrit sur l'intérieur de son avant-bras un tatouage dont les arabesques sinueuses s'enroulaient sur et autour de la peau. Une perle de magie roula sur sa langue, et la marque s'illumina. De l'encre, une bosse pointa, enfla jusqu'à ce que Samira puisse l'empoigner à pleine main et dégainer de son bras un long sabre, mince et élancé, aspirant à sa suite le motif charnel. L'obscurité qui peignait l'arme coula du plat de la lame pour s'évaporer au contact du sable, et l'éternelle épée de la guerrière retrouva enfin son apparence usuelle. Sur son flanc, des runes de bas-dragonnique chatoyaient dangereusement.
— De la magie.
Reste vague, ça vaut mieux.
— Des enchantements, pour être plus précis. Tout le salmigondis des sorcières : sortilèges, runes, potions, charmes, objets enchantés (elle tendit son sabre un peu plus droit), formules...
— Intéressant. Et ?
— La voilà, l'aide qui peut nous permettre de renverser la situation. Mais pour ça, il nous faut un enchanteur. Et le nôtre est porté disparu.
— Que-
— Kent est doué dans ce qu'il fait, mais pas autant que l'était Thierragan. C'était le meilleur. Et sans ses sorts, autant de dire que c'est perdu d'avance.
Un dessin de zéphyr s'immisça entre nous, avant de s'évanouir dans le lointain.
— Ça a un rapport avec tous les trésors que vous ramenez de vos expéditions ? voulus-je savoir.
— ... En quelque sorte. Kent est fasciné par ces objets, il veut à tout prix les étudier pour mieux comprendre la source de leur pouvoir. Et pour nous, ça nous fait toujours ça de butin, un petit pécule pour voir venir quand tout sera fini. Si tout se finit.
— Vous ne comptez pas les rendre ?
— À qui ? Dans la plupart des cas, les choses que l'on ramasse ont, soit été abandonnées, soit leurs propriétaires n'étaient plus de ce monde pour venir les récupérer.
— Dans la plupart des cas, commentai-je.
— Ne viens pas me faire la morale là-dessus, exigea Samira. Nous sommes des voleurs. Un bibelot de plus ou de moins ne gênera personne. Et de toute façon, on est pas là pour parler de ça.
La guerrière me saisit par l'épaule, me ramena en face d'elle et d'un geste brutal, mon plexus à quelques pouces du sien, son avant-bras – désormais dénué de tatouage – faisant office de barrière entre nous.
— Tantôt, tu as affirmé ne pas être le plus qualifié pour sauver ton père (je frémis à l'évocation de ce titre familiale). Pourtant, cite-moi un nom, un seul, qui soit plus au fait des lois les plus naturelles de ce monde, me dit d'elle d'une voix hachée, tout juste perceptible entre ses dents.
— Je ne suis pas le seul à connaître le folklore, objectai-je tout bas.
— Non. Mais tu es le seul à connaître le travail de sorcière sur le bout des doigts.
Je tressaillis. À quel moment avais-je eu l'usage de ces connaissances ? Pas depuis mon arrivée chez les Chasseurs de Nuit. En tout cas, pas un dont j'avais le souvenir. Alors comment... ?
— Tu parles à une Rôdeuse, Bouclettes. Qu'est-ce que tu crois ?
— Je... je ne vois pas de quoi tu parles.
— Bien-sûr que si, tu vois. Si tu veux faire l'aveugle, très bien ! Mais rappelle-toi : sans lui, ça n'aura servi à rien !
Soudain, ses yeux s'éclaircirent. Samira me relâcha brusquement et s'éloigna de plusieurs pas.
Elle était secouée, moi aussi. Un point partout.
Je titubai sur des appuis incertains, tentant de digérer la nouvelle.
En une seule respiration, la guerrière parvint à évacuer son trouble pour me demander d'une voix atone :
— Alors ? Qu'est-ce que tu choisis ?
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