Ashe m’embrassa.

Ashe m’embrassait.

Les lèvres de Ashe sont en train de bécoter les miennes.

Ce n’était pas la première fois qu’on m’embrassait. J’étais déjà sorti avec une poignée de filles (assez joueuses ou gentilles pour se coltiner le rebouteux un peu bizarre de la cité), assez pour déterminer que ; si embrasser était une expérience relativement plaisante, elle ne valait pas le coup de tout le temps perdu à voler avec Fafnir.

Il s’agissait d’une activité agréable, mais ses vertus n’égalaient en rien la sensation grisante de liberté que l’on éprouvait là-haut.

Il était probablement temps que je revoie cette estimation à la hausse.

Embrasser une fille sympa mais sans plus, c’était une chose.

Embrasser Ashe, c’en était une autre.

Bon sang, c’est bon.

Des lèvres qui se frôlent, deux souffles qui s’entrelacent… on m’avait caché le délice d’une telle saveur. Ou, en tout cas, jamais pleinement révélé.

L’une de ses mains vint se caler au creux de ma nuque, l’autre sur mon épaule. Ashe s’agrippait à ma peau comme un naufragé à son radeau.

Une variation dans l’air me fit soudain rouvrir les yeux. J’en perdis presque le fil de ce que j’étais en train de faire, perturbé par cette fluctuation dans l’éther que je ne parvenais pas à identifier.

Hum.

Sans jamais rompre le baiser, je jetai un bref coup d’œil de droite à gauche, à la recherche de l’anomalie qui m’empêchait de complètement profiter.

Je ne fus pas déçu. Tout objet non fixé au sol en flottait désormais à une distance respectable, oscillant à des niveaux distincts sans qu’apparaisse un semblant de cohérence dans leur agencement.

⸺ Ashe ?

Tout se passa alors très vite. Mes yeux réalisèrent un virage abrupt pour contempler la jumelle du garçon que j’étais en train d’embrasser, qui se tenait debout dans l’encadrure de la porte (une planche de bois). Ledit garçon redressa brusquement ses paupières pour la dévisager à son tour. Dans le même moment, les parchemins, les vêtements, la bassine et le reste retombèrent au plancher dans un fracas de tous les dieux – enfin, la bassine retomba dans un fracas de tous les dieux, puisque le surplus d’objets volant identifiés s’assimilait à des vêtements ou des parchemins.

Oh, et…

Ashe brisa notre échange de salive par la même occasion.

⸺ Mélisande ? Qu’est-ce que…

⸺ Je te cherchais pour t’annoncer que j’avais trouvé un coin… mais je vois que je dérange ? remarqua-t-elle avec un sourire mi-figue mi-raisin qui ne lui ressemblait pas. Je vais peut-être vous laisser…

⸺ Attends ! la supplia Ashe alors qu’elle nous tournait le dos. Il sait. Je lui ai tout dit.

⸺ Tout ?

Les yeux de Mélisande s’agrandirent.

⸺ Pourquoi tu…

Quelque chose, un éclair ? passa dans ses iris sombres, et sa posture se détendit. Elle hocha doucement la tête en fermant les yeux, comme si Ashe lui avait tout expliqué et que tout était ainsi devenu plus clair.

⸺ C’est quoi, ton vrai nom ?

Les mots avaient jailli de ma bouche en fontaine : à peine les avais-je pensés que je les avais prononcé, sans avoir eu le temps de songer à leur possible impact.

Mélisande – tout du moins était-ce à ce nom qu’elle répondait aujourd’hui – me lança un regard indéchiffrable.

⸺ Mayanka. Pourquoi ?

⸺ Pour rien.

Je préfère savoir à qui je m’adresse, c’est tout.

⸺ Pourquoi ne pas avoir gardé les vôtres ? … À cause des vendeurs de peaux ?

⸺ Entre autres choses, oui, éluda Mélisande – Mayanka. Aussi, si tu pouvais garder pour toi l’usage de nos prénoms et t’en tenir à ceux que tu connais…

⸺ Pourquoi ?

⸺ Simplement parce que. S’il te plaît, Liam.

Apparemment, le sujet n’était pas ouvert à la discussion.

Bon.

Le silence s’éternisait. Finalement, Ashe reprit la parole :

⸺ Tu… tu as trouvé un coin ?

Mélisande opina du chef.

Les épaules du jeune homme se relâchèrent dans la foulée.

⸺ Raísk… il était temps.

⸺ Temps de quoi ?

Encore une question à demi-mot, recyclée de la répartie précédente. Je devenais maître dans ce domaine.

Mélisande me toisa avec son flegme habituel tandis que Ashe me répondait :

⸺ Pour me déverser.

⸺ Oh. Oh.

Par l’intermédiaire de mes abondantes lectures et de l’enseignement de plus en plus approfondie que me prodiguait ma mère quant à la sorcellerie, j’étais devenu plutôt familier des caractéristiques de la magie, ou Don pour les humains (les Hommes n’étant pas, de prime, censés manipuler cette essence primitive, puisqu’ils en étaient théoriquement dépourvus à la naissance), bien qu’elle n’ait absolument rien à voir avec l’art que je pratiquais à mes temps perdus.

Pour un mage novice, le Don était comme une vasque posée en équilibre sur une branche, à la merci des intempéries. Plus le temps passait, et plus le récipient se remplissait, récoltant chaque goutte d’eau qui passait à sa portée. De ce que j’avais pu comprendre, le problème était viable au début, mais plus il y avait d’eau et plus la vasque devenait instable, jusqu’à ce que la plus minuscule des larmes de pluie ne fasse basculer la coupelle, aboutissant à des déferlements de magie brute sans aucune retenue, causant ainsi souvent des dégâts irréparables…

Trois solutions s’offraient donc à ces malheureux élus : apprendre à maîtriser ses pouvoirs, ce à quoi peu parvenaient sans l’égide d’un Mage (et non pas un mage de bas-étage, bien que le concours de certains puisse parfois aider) ; se vider volontairement dans des lieux où l’acte ne ferait pas de victimes ; ou bien se donner la mort avant que l’un de ses débordements ne s’en charge à sa place.

Pour mon bonheur, si Ashe n’avait de toute évidence pas encore le contrôle complet de ses dons, il n’en avait pas encore été assez désespéré pour en arriver à la dernière option.

⸺ Qui est au courant ?

⸺ Toi, nous, Aaron. Le cercle est assez restreint, tu t’en doutes.

⸺ Youseph ne sait pas ?

Cette question s’adressait surtout à Mélisande, qui paraissait côtoyer le colosse au premier rang. Celle-ci secoua la tête.

⸺ Youseph est quelqu’un de confiance, mais ce n’est pas à moi de révéler les secrets de mon frère (Hana devrait en prendre de la graine). Et, clairement, il n’était pas le premier sur sa liste…

Je baissai la tête pour camoufler mes joues empourprées.

Les yeux piqués au sol, j’en profitai pour étudier en silence le dernier point qui me turlupinait à propos des pouvoirs d’Ashe.

D’après lui, ses dons se caractérisaient globalement par des flammes vertes qu’il faisait apparaître – mais pas disparaître – à volonté. Cependant, il n’avait jamais eu l’occasion de les approfondir, tétanisé qu’il était à l’idée de reproduire une catastrophe du même acabit que celle qui lui avait pourtant sauvé la vie.

Il n’avait, au fond, qu’une très vague idée de ce dont il était capable.

Le fugitif souvenir de ma première soirée ici me revint : cette fëyrgahl qu’il avait ramené… était-elle réellement du butin Chasseur de Nuit, ou était-elle de son fait ? Enchanter un objet était plutôt du ressort des sorciers que des Mages, mais l’affaire n’était pas impossible non plus. Et comme la particularité de ces bûches envoûtées tournait autour du feu, je figurais que Ashe n’avait, tout compte fait, pas été étranger à sa création…