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Elle allume une bougie senteur « Souvenirs d’automne ». Elle sourit, autant par habitude que pour se donner du courage, même si elle n’en a pas besoin. Les enfants sont à l’école, sauf le petit dernier qui s’est allongé sur le canapé et parcourt la tablette de ses doigts collants. Le lave-vaisselle vient juste de finir, il crache une buée aveuglante quand elle l’ouvre, elle se brûle avec l’eau restée sur le cul des tasses, mais elle aime bien. La chaleur, la propreté, la peau qui crisse sur le verre lisse, il n’existe pas de meilleur moyen de commencer sa journée. Un bol s’est retourné dans le panier, il est mal lavé. Elle l’ajoute à la pile de vaisselle du petit-déjeuner. Elle aime bien la faire à la main, celle-là, elle a l’impression d’offrir un peu de répit à sa machine, de la laisser souffler.
Les enfants et le mari ont laissé sur la table le paquet de céréales et la bouteille de jus d’orange, dont elle boit les dernières gouttes à même le goulot, une fois certaine que le petit ne la voit pas. La bouteille s’ajoute à l’immense pile de recyclage de la buanderie. Elle la vide toutes les semaines, c’est fou ce que l’on peut consommer, en une semaine.
Elle passe un coup d’éponge sur la table, ramasse le miettes, les mêmes miettes qu’hier, les mêmes que demain. Elles collent à sa main humide, ça la dégoûte et chaque matin elle se dit qu’elle aurait mieux fait de dégainer l’aspirateur de table – peut-être demain. Autour de l’îlot de cuisine, ça sent la cannelle, les biscuits et le fruit trop mûr, la bougie souffle ses souvenirs d’automne à son visage pendant qu’elle fait la vaisselle. Elle essuie tout consciencieusement, les bols, les couverts, le plan de travail, l’évier, le robinet, ses mains, celles du petit qui vient chercher une gourde de compote, elle essuie encore et encore, avec le torchon, le chiffon, la microfibre, jusqu’à ce que ça brille. Pour les traces tenaces, elle sort son spray au vinaigre. La bouteille est pleine de pelures de citron dont le parfum se noit dans l’automne, une cacophonie pour le nez mais ça ne la gêne pas. Quand tout est propre, c’est l’heure de la finition, la « mousse magique », puante mais radicale, qui lisse les surfaces et les rend luisantes, avec la promesse ridicule d’en chasser la poussière pour les garder propres plus longtemps. Alors qu’elle sait bien que, demain, il faudra recommencer.
Sur le plan de travail, elle arrange les petits pots en tôle émaillée, boîtes à cookies et à café, vides de nourriture mais pleines de fourbis, de boutons esseulés, de clés sans serrure et de stylos mâchonnés. Elle les aligne avec le pot à spatules, les tourne, les déplace, s’éloigne, les observe longuement, pour finalement les remettre à leur emplacement habituel, à côté de la cafetière.
cuisine : X
Un coup de spray à la cire d’abeille sur la table, un coup de chiffon, elle époussète aussi les chaises et le saladier de fruits en carton-pâte, elle ramasse les chaussettes qui traînent, les glisse dans sa poche, fourre les jouets dans un panier qui déborde déjà, un coup de chiffon sur l’étagère à photos, un coup de chiffon sur l’étagère à livres, plus petite.
salle à manger : X
Le salon, elle déteste. Déjà parce que souvent le petit se met dans ses pattes, lui pose des questions et lui montre ses jouets, avant de remettre le bazar dès qu’elle a fini et puis y a le chien, aussi, et ses poils qui s’incrustent partout, sous le canapé et entre les coussins, alors qu’il n'a pas le droit d’y monter, maudite bestiole. Aujourd’hui, elle décide de garder le salon pour la fin, avec un peu de chance, elle arrivera à le maintenir propre jusqu’à ce que le mari rentre.
salon : O
Dans la grande chambre, pas grand-chose à faire, elle la met en ordre dès son lever, et elle tanne le mari pour qu’il apprenne enfin à mettre le linge sale dans la panière. Chiffon sur les pieds de lampe, les tables de chevet, la commode, elle refait le lit, empile les coussins, leur tire les oreilles et leur fiche un coup en travers, comme une karateka, chlak, elle étend le joli plaid fausse fourrure en travers aux pieds, comme elle l’a vu dans un magazine, elle éteint la télé – le mari oublie toujours de le faire, mais souvent, elle aussi oublie, et la télé tourne en continu, ça fait un bruit de fond, comme si la maison était pleine de vie et d’aventure.
chambre adultes : X
La salle de bain attenante est tout en marbre beige, magnifique mais salissant. Elle garde les produits de nettoyage sur place, spécial marbre, spécial salle de bain, anticalcaire, antibactérien, la crème de la crème. Elle fourre le bazar du mari dans son tiroir et récure tout, à fond. Elle passe un chiffon à quatre pattes sur le sol, elle aime bien, elle se prend pour Cendrillon. Ses genoux aiment moins, ils craquent quand elle se relève, et elle sait qu’un jour ils refuseront l’exercice, mais pour l’instant, elle est encore jeune.
salle de bain 1 : X
Elle regarde l’heure, le temps passe vite. Dix heures, dans une heure, il faudra faire à manger, à moins qu’elle prépare des mac and cheese ? Après tout, y a que le petit aujourd’hui. La salle de bain des enfants, c’est le chaos, des bouteilles de gel douche par dizaines, faut tester chaque parfum, chewing-gum et pomme verte, puis les gamins roulent leurs serviettes en boule, puis elles puent, et faut les laver tous les jours ou presque. Elle fout tout en tas dans le couloir, de toute façon, le petit a fait pipi au lit, y aura des draps à laver. Elle essaie d’aligner les bouteilles, tchak-tchak, celles qui sont vides à la poubelle, à ce stade, elle a plus envie de recycler. Elle a les mains collantes des coulures de produits, elle se les rince mais ça fait comme une seconde peau, ça mousse sans cesse, ça l’agace. Elle passe un coup de jet sur la faïence de la douche, un coup de chiffon sur les robinets, le grand ménage attendra.
salle de bain 2 : Y
Avant de s’attaquer aux chambres des enfants, elle s’autorise une pause. Thé blanc au litchi, devant le télé-shopping, avec la brosse qui tourne toute seule, si pratique pour laver les salles de bain, qu’ils disent. Elle attrape le téléphone, compose le numéro, elle se lève pour fouiller son sac, il est plein de cochonneries mais pas de cartes de crédit ; elle raccroche. Demain, elle l’achètera, ce sera bien pour les joints, et la salle de bain des gamins, puis pour nettoyer le four et même la porte du lave-vaisselle. Oui, demain elle l’achètera.
Quand sa pause est finie, le petit s’est endormi. Les chambres des enfants, ça va vite, elle fourre tous les jouets dans les bacs, fait les lits et jette tout ce qui n’a pas de place attitrée. Les petits trésors, les bouts de bois et les coquillages ; ils sont même pas jolis de toute façon.
chambres enfants : X
La pile de linge dans le couloir ressemble à une grosse bête endormie, elle la prend à bras le corps. Un tee-shirt s'échappe, il se prend dans ses pieds, elle trébuche sans tomber. Elle lance une lessive. Dans le sèche-linge, une tournée attend d’être pliée, elle l’entasse dans un panier, avec celle de la veille. Cet après-midi, oui, cet après-midi, devant la série sur la top model qui s’est réincarnée en avocate potelée.
Quand le petit se réveille, elle sort l’aspirateur. Ça va vite, si on veut, mais faut quand même bouger chaque meuble, et brancher-débrancher sans arrêt. Elle avait acheté un aspirateur sans fil, mais il aspire mal, il laisse des poils sur le tapis et des miettes dans la cuisine, quand elle le passe, c’est comme si elle avait rien fait.
Après l’aspirateur, c’est la serpillère, celle avec la tête qui tourne, comme la brosse du télé-shopping. Elle asperge les sols de giclées de produits, et c’est évidemment à ce moment que le petit veut faire pipi, elle le porte pour pas qu’il glisse, elle le déculotte en marchant et l’assoit sur les toilettes de la salle de bain des enfants. C’est là qu’elle voit la trace au fond de la cuvette, elle l’avait pas vue avant. Le petit en rajoute une couche, en fait, il avait pas envie que de pipi. Quand il a fini, elle ferme la porte pour pas qu’il s’échappe et donne un gros coup de brosse. Y a pas de produit dans la salle de bain des enfants.
Elle a fini, enfin. Ce midi, ce sera mac and cheese, et cet après-midi, elle fera des squats devant sa pile de linge, ça fait longtemps qu’elle a pas fait de vrai sport. Elle repensera à Cambriea, à Brianna, à Sana, à toutes les femmes qui se filment en faisant leur ménage et que d’autres femmes regardent pour se motiver, elle hésitera à fouiller le garage pour retrouver la caméra du mari, puis elle se dira que ça sert à rien, que sa journée ne peut intéresser personne, ni les inconnues de YouTube, ni les gosses, ni le mari. Il n’y a qu’elle que ça intéresse, parce que sa maison, c’est elle.
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