La vie Bleue
« Raconter une journée extraordinaire. » Je relis le sujet de la dissertation une nouvelle fois, au cas où je n’ai pas très bien compris la première… Mais non, je ne me suis pas trompée. Si elle savait…
Toutes mes journées sont ordinaires, aucune ne sort du lot. La chose la plus folle que j’ai fait ce mois-ci, c’est manger une pomme au lieu d’une banane, le midi. C’est dire, si ma vie est originale.
Les secondes s’écoulent, puis laissent place aux minutes qui dévorent peu à peu le cadrant de ma montre. Et je n’écris toujours pas. Écrire quoi de toute façon ?
Le problème quand votre vie est morne et dénuée de la moindre once de gaieté, c’est que vous n‘avez absolument aucune envie de la raconter. Oh je sais, je pourrais inventer. Maman disait que j’avais beaucoup d’imagination, quand j’étais petite…
Mais, je ne sais pas à quoi pourrait ressembler une « super journée », le genre de journée dont on reparle des années après, avec le même sourire aux lèvres que le lendemain. Le genre de journée, qui vous attire la jalousie et la convoitise des autres. Le genre de journée… Que je ne vivrai sans doute jamais.
Tant pis, je rendrai une copie blanche, encore une fois. C’est la deuxième fois depuis le début d’année. Madame Legivre, qui ne vit que pour son métier et sa belle langue latine, va peut-être penser que je le fais exprès.
Un blocus à mon esprit. Une grève de ma main. Un barrage à mes mots. Le choix est varié, mais l’issue est toujours la même. La seule chose qui arrivera sur son bureau est une feuille double, où seuls mon nom et le sujet seront écrits.
C’est une victoire en soit, la dernière fois, mon nom seul figurait à l’encre bleue, sur le papier. En même temps, au vue du sujet, ne peut pas me blâmer. Quand on me connaît…
« Votre meilleur(e) ami(e) va fêter son anniversaire. Vous lui cherchez un cadeau, tout en vous rappelant les meilleurs moments passés avec lui/elle. » Si c’était une blague, je ne la trouvais pas drôle, du tout. Moi, qui n’ai aucun ami, comment en avoir un de prédilection ?
Je sais, tout le monde a des amis, au moins un, dans sa classe ou son école au minimum. Mais pas moi. C’est triste ? Peut-être. Je n’y ai jamais vraiment pensé. Enfin, jamais avant ce jour-là. J’étais devant ma copie, et pour la première fois, je me suis demandé : « Pourquoi n’ai-je aucun ami ? ». J’ai réfléchis là-dessus durant les deux heures imparties.
Bien-sûr, en aucun cas le fruit de ma réflexion n’était apparu sur le papier. Madame Legivre a beau être une gentille professeure, elle n’a pas à savoir ce que je pense. Personne n’a à le savoir. Ce qui est dans ma tête, y reste.
Le plus drôle dans l’histoire ? C’est que je n’ai même pas trouvé de réponse à cette cruelle interrogation philosophique. Je ne me considère pas comme quelqu’un de trop bizarre. Je n’ai peut-être que onze ans et quelques mois, mais j’ai toute ma tête et je ne suis méchante avec personne.
Peut-être que les autres sont jaloux ? J’ai de bonnes notes dans toutes les matières… Sauf en français. J’ai toujours de beaux souliers noirs bien vernis. Je rentre de l’école avec une belle trottinette violette. Et dans mon chez moi, j’ai le droit à deux desserts au lieu d’un, le soir.
« Dring !»
« Posez vos stylos, le temps est écoulé. J’espère que vous avez bien travaillé, et j’ai hâte de lire vos travaux. » s’exclame Madame Legrive, assez fort pour couvrir les bruits de sonnerie, de chaises qui raclent le sol, de trousses qui se ferment et d’élèves qui discutent joyeusement, soulagés d’avoir achevé leurs besognes.
Tout le monde sort en vitesse. Je les imite après avoir coincé ma copie au milieu du paquet, histoire de ne pas me faire réprimander tout de suite. Il est exactement 12h04, c’est donc l’heure de manger. Je me dirige vers la queue du self, et avance à son rythme jusqu’à l’entrée du restaurant.
Là, je prends mon repas, toujours le même : une salade, de la viande, des féculents et un fruit. Je repense à ma seule folie de ce mois-ci (ma pomme), et prends une clémentine en rigolant. Il n’y a que moi que ça fait rire, mais tant pis. Au moins je rigole, et c’est déjà ça.
Je m’installe à une table déserte et mange mon repas dans le silence. Enfin, en oubliant le brouhaha incessant du réfectoire qui ne cesse de désemplir. Une fois fini, je range mon plateau et vais m’installer sur mon banc.
Parce que oui, j’ai un banc à moi. Un vieux banc, sur lequel je suis la seule à m’asseoir. Les autres ont sûrement peur qu’il ne se brise sous leurs poids. Moi, ça ne m’effraye pas, je suis petite et frêle. Qui plus est, je viens ici tous les jours et jamais mon vieux banc ne m’a trahi. C’est mieux qu’un ami.
Je sors un livre de mon sac, et le dévore jusqu’à la sonnerie annonçant la reprise des cours. J’ai de la chance, aujourd’hui je finis à 15h, je n’ai qu’1h30 de technologie cette après-midi.
C’est une chouette matière, la technologie. La plupart des élèves disent la « techno ». Mais pas moi, c’est un joli mot, alors je préfère le dire en entier. Et c’est très amusant, je trouve. On étudie les ordinateurs, les ponts, et même des logiciels qui paraissent compliqués au début, puis très simples à la fin. Cela nous rend plus intelligents, et ça nous servira continuellement dans la vie. D’être plus intelligent.
Le cours passe très vite, nous nous servons d’un programme pour créer des formes géométriques de toutes sortes. Pour ma part, j’ai dessiné une immense rosace, et lui ai ajouté une infinité de couleurs. Le professeur, Monsieur Famir, m’a même félicitée pour mon travail et l’a imprimé pour l’afficher dans la salle de classe. J’étais très fière.
Je récupère ma trottinette à la vie scolaire et m’engage sur la route du retour. Après 15 minutes de balade sous un soleil étonnamment chaud pour un mois d’octobre, je me retrouve devant une grande bâtisse. « Orphelinat La vie Bleue ». Je suis arrivée.
À cette heure-ci, personne ne traîne ans les couloirs, les grands profitent de leur liberté et restent dehors en ville. Alors que les plus petits, comme moi, sont soit encore à l’école, soit en train de faire leurs devoirs dans leur chambre. Ou alors, ils jouent en cachette, mais chut. Je n’ai rien dit, c’est un secret…
Moi j’opte pour les devoirs. Je m’installe sur mon lit, sort mon cahier de mathématiques, mon livre, et commence les exercices à faire pour demain. Une fois faits, et comme il ne me reste aucun autre devoir à faire, je me retrouve face à un dilemme. Réviser mes leçons pour m’avancer avant le repas, ou lire mon livre…
Deux secondes me suffisent pour me décider. Mes cahiers volent à côté de mon lit, et mon livre se retrouve bien vite entre mes mains, près à libérer sa magie. Un oreiller dans mon dos, et je suis calée. Prête pour des heures de lecture, sans interruption.
C’est vrai, j’adore lire ! C’est une grande passion dans ma vie. Je peux m’évader grâce à ces histoires, qui, jusqu’à la dernière page, me paraissent infinies. Je m’imagine étant la meilleure amie du héros, et pourquoi pas, lui offrant un cadeau d’anniversaire.
3h30 plus tard : fini. J’ai déjà fini mon livre. Cette histoire va me manquer. J’espère que l’auteur va écrire une suite, et le plus vite possible. La bibliothécaire m’aime bien, elle a inlassablement un sourire quand elle me voit rapporter ou emprunter un livre.
Je pose délicatement ce trésor sur ma petite table de chevet. Après quelques secondes d’hésitations, je me penche sur mon lit et me saisis de mon objet fétiche. A la fois secret, et défendu, donc doublement intéressant.
J’ouvre le journal qui est rangé à sa bonne place : au pied de mon lit, sous le tapis bleu. Je le déplie doucement, comme s’il s’agissait d’un vieux parchemin qui risquait à tout moment de se rompre… C’est presque vrai, il a 1 an, 2 mois et 16 jours, aujourd’hui. Déjà 1 an et quelques… Que le temps passe vite. Papa, maman…
« Laurie ? » entendis-je à la porte de ma chambre. « Tu viens manger ? »
Papa, maman… Je relis pour la énième fois l’article de couverture. « Je sais. Je sais tout, grâce à Thomas.» pensais-je avant de reposer le journal et de le glisser dans sa petite cachette. A demain petit journal. Je me lève et voyant que Katie, ma surveillante préférée (c’est elle qui me laisse toujours prendre deux desserts), est restée dans l’encadrement de la porte, je lui demande :
- Pourquoi je n’ai pas d’amis ?
Ma question paraît la surprendre, elle me regarde quelques instants dans le blanc des yeux, puis me répond en me prenant dans ses bras :
- Ce n’est pas ta faute, ma chérie. Le problème ce n’est pas toi, mais les autres. Ils ne comprennent pas et ont peur.
- Ils ont peur de moi ?
- Non, toi tu es un petit ange. C’est…
Elle réfléchit un moment, puis se relève, me tend la main et continue en souriant :
- Moi. Moi je suis ton amie, non ?
- Oui, c’est vrai…
Je n’y avais jamais pensé de cette façon. C’est vrai… J’ai une amie. Et même une meilleure amie ! Oh, c’est dommage… J’aurais pu écrire quelque chose, tout compte fait, sur la première dissertation de Madame Legivre. La prochaine fois.
La prochaine fois, je parlerai de Katie. Même si je dois décrire l’animal que je préfère, je ferais en sorte de parler de Katie. C’est promis !
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2 aout 2012
Il y a quelques jours, le corps de Madame Julia Dirne est retrouvé sans vie dans son salon. Après une enquête approfondie, la police a identifié Robert Dirne, son époux, comme l’auteur de ce crime. Il fut incarcéré à la Prison de la Santé (Paris), en attendant le verdict du juge, qui tomba ce matin. Au vu de l’horrible meurtre, dans des circonstances, que par soucis à l’égard de la sensibilité des jeunes, nous tairons ; il est condamné à la prison à vie.
Leur jeune fille Laurie Dirne, âgée de 10 ans au moment des faits, sera placée dans un orphelinat, en attendant de trouver une famille. Pour des raisons évidentes, les autorités et les pédopsychiatres en charge du dossier ont préféré ne pas divulguer toutes les informations de l’enquête à la jeune fille. Etant déjà très affectée par la mort de sa mère et le « départ » de son père, ils estiment préférable de ne pas lui causer plus de tort.
Plus d’informations et d’exclusivités dans le prochain numéro.
Reportage signé Thomas Dupont
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