Montvil FIN
Quinze jours plus tard, un dimanche, Charles entendit frapper trois coups discrets à la porte de sa chambre d'hôpital. Jusqu'à présent, seul le personnel médical venait à son chevet. Ils frappaient et, sans attendre de réponse, entraient aussitôt. Les toc toc toc se répétèrent.
Montvil se redressa contre son oreiller, lissa le drap sur sa poitrine, passa ses mains dans ses cheveux ébouriffés, et comblé d'avoir enfin de la visite lança un : « Entrez », extatique.
La porte s'ouvrit. Il s'attendait aux époux Tradimard ou mieux, à sa belle actrice. Mais ce fut le visage familier de sa secrétaire qui apparut derrière un bouquet sophistiqué.
« Bonjour Monsieur Montvil. Je serais bien venue plus tôt, chuchota-t-elle, mais avec le monde qui a dû défiler ici, je craignais de vous fatiguer. Comment vous sentez-vous ? Que disent les médecins ? »
Il garda le silence et accusa le coup. Deux semaines, et juste quelques cartes de visite lui souhaitant un bon rétablissement de la part d'illustres inconnus pour la plupart accompagnées d'un manuscrit. Il avait espéré autre chose après son infarctus.
Carine se tenait pâle et hésitante devant sa courbe de température, ses fleurs et un paquet cadeau à la main.
« Je ne vous dérange pas au moins ? s'enquit-elle gênée.
— C'est Tradimard qui vous envoie ? interrogea-t-il déçu et agacé.
— Pas du tout voyons, c'est le week-end. Je m'inquiétais et je me suis permise de passer. Est-ce que vous allez mieux ? Vous m'avez fait une de ces peurs. »
Ce fut à ce moment-là que Charles comprit que tout était terminé pour lui. Bien que vivant, il était mort. Mort pour son patron, et pour toutes celles et ceux aux égards intéressés. Anéanti, il n'était plus rien ! Seule cette femme, qui l'avait fidèlement accompagné ces vingt dernières années, se trouvait là. C'était peu pour un enterrement.
Il se radoucit :
« Excusez-moi. Pardon, prenez le fauteuil. Asseyez-vous, je vous en prie !
— Non, mais je ne veux pas vous embêter...
— Vous êtes la première personne à venir me voir, avoua-t-il affligé. Installez-vous et racontez-moi ce qu'il se passe au bureau, voulez-vous ?
— Votre première visite ! s'indigna-t-elle.
— Comme je vous le dis. Voyez à quel point tous sont ingrats. »
Prononçant ces paroles il s'en voulut de n'avoir guère été différent avec elle. Il la vit tout d'un coup sous un autre angle, et remarqua la douceur de son visage, la compassion de son regard. Il avait négligé cette subordonnée, pourtant elle s'était toujours montrée dévouée, c'était une employée zélée. Il était grand temps de lui adresser un compliment :
« Vous êtes très en beauté. Merci pour vos attentions, cela me touche beaucoup. »
Carine rougit. Sous le charme de Charles depuis son embauche, elle s'était résignée à l'aimer en silence.
« Alors, que s'est-il passé pendant mon absence ? insista-t-il d'un ton amical.
— Le Roi a organisé une réunion avec tous les associés. Votre accident a mis la pagaille. Tout le monde se plie en quatre pour récupérer Michel. Je crois que sans vous, il refuse de signer son nouveau contrat. » confia-t-elle avec connivence.
Montvil se demanda si elle disait ça pour lui remonter le moral, ou si elle ignorait tout des événements précédant son attaque au Café de Fleur. Bien sûr, elle ne savait rien, se raisonna-t-il, et cela lui procura un peu de soulagement. Il imagina Gaston vert de rage d'apprendre qu'un écrivain du top ten les quittait, et se mit à espérer que d'autres lui emboîtent le pas. Pensant à Mégane et à l'obsolescence programmée des livres papier, il s'en convainquit. Ce devait être un beau branle-bas de combat ! Pas une visite, pas un mot, après lui avoir demandé de l'appeler Gaston. Quelle condescendance, quelle ingratitude, quel manque de savoir-vivre ! De la part des auteurs rien d'étonnant, mais du vieux...
« Est-ce vrai que vous ne reprendrez pas ? » questionna Carine d'une voix pleine de regrets.
Charles lui adressa une petite grimace, secouant la tête de droite à gauche.
« Le cardiologue me l'interdit formellement.
— Vous allez tant me manquer ! Dire qu'il me reste encore dix ans avant la retraite. Enfin, s'ils n'en profitent pas pour me licencier, se plaignit-elle accablée. Je vais chercher un vase pour les fleurs, avec cette chaleur elles vont faner. »
Elle se leva et disparut dans le couloir. Charles se rendit à l'évidence : elle représentait sa seule chance de ne pas finir ses jours terré comme un animal blessé et solitaire. Elle était encore jeune, bien faite et semblait très attachée à lui. Dès son retour il se lança :
« Que diriez-vous, ma chère Carine, de me suivre dans mon manoir près de Lyon ? J'envisage d'écrire mes mémoires et j'aurais besoin d'une secrétaire particulière pour m'y aider. Cela nous permettrait de mieux nous connaître, nous en avons si peu eu l'occasion jusque-là, et croyez-moi je le regrette. »
Carine, stupéfaite, restait muette.
« Je dois quitter cet hôpital la semaine prochaine. Si vous vouliez bien vous charger de tout organiser, je vous en serais très reconnaissant, insista-t-il.
— Vous voulez que je parte avec vous à Lyon ? formula-t-elle pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas.
— Tout à fait, confirma Charles ému par sa candeur. Mais prenez le temps de réfléchir. Peut-être avez-vous des engagements sur Paris que j'ignore ?
— Aucun, s'empressa-t-elle de répondre.
— Alors acceptez, je vous en prie. Nous formons une si bonne équipe, nous ferons encore de grandes choses ensemble, minauda-t-il sur le ton de la séduction.
— Vous n'imaginez pas le plaisir...
— Allez donner votre lettre de démission chez Tradimard, ma chère. Ne transmettez pas mes amitiés à qui vous savez et revenez vite ! »
Carine franchit le seuil de la chambre, transportée d'allégresse. Elle s'imaginait déjà : la demeure Lyonnaise, un mariage... Et pourquoi pas un garçonnet tout droit sorti de l'orphelinat.
Charles, de nouveau seul, saisit le présent qu'elle avait posé sur sa table de nuit. Il déchira le papier argenté masquant ce qu'il pensait être une boîte de chocolat. En découvrant une vieille édition de "César Birotteau", une vive émotion l'envahit. Il caressa le livre, l'ouvrit au hasard et lu :
"Les spéculations les plus sûres sont celles qui reposent sur la vanité, sur l'amour-propre, l'envie de paraître. Ces sentiments là ne meurent jamais."
Honoré de Balzac, en deux phrases, résumait l'origine de la tragédie humaine.
Charles Montvil se surprit à espérer que la jeune Mégane s'avère capable de dénicher les prochains grands écrivains. Peu importe les moyens, tant que les meilleurs n'écrivent pas en vain, se résigna-t-il. Puis, il referma le livre et le plaqua contre sa poitrine près de son cœur.
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