Prologue
Loin au Nord.
Au flanc des Monts Cendrés, une route louvoyant à travers une forêt de conifères portait les pas d'une silhouette, sur sa croûte de terre verglacée.
Sous le vent acéré du blizzard, une bannière trouée comme un vieux squelette se laissait déchirer par l'hiver. Son pied ceint d'un talus de pierres, disposées en un monticule.
Il avançait, emmuré dans une cape d'une fourrure d'encre, aux longs poils duveteux. Quasiment un plumage, pesant autour de ses épaules, un imposant capuchon finissant de cacher ses traits sous une silhouette de spectre.
Un long bâton de marche, orné par endroits de gravures et à d'autres de colifichets d'os ou de ficelle tressée, le hissait par à coups contre les bourrasques qui descendaient des pics.
A son flanc, luisant parfois d'un éclat argenté dans les mouvements de sa cape, une épée cliquetait doucement.
Sa garde était grisâtre, ternie par le temps. Une épée sourde, sans panache. Du métal froid et solide. Rien de plus. Pourtant, un héritage.
L'héritage de Partagetombe.
Il dépassa la bannière. Il n'eut pas besoin de détailler le symbole, la Croix-de-Lierre, sur le fond noir des disparus. Partagetombe connaissait ce chemin. Il l'avait vu en rêve, au matin, recroquevillé près de l'âtre d'un chalet reculé dans les montagnes. On le lui avait d’abord décrit, mais bientôt les sensations étranges du marcheur l'avaient rattrapé. Comme toujours.
Un autre montagnard aurait peut-être signé les vieux glyphes en passant près des symboles anciens, et rebroussé chemin. La Croix-de-Lierre indiquait les chemins rongés par le temps, rendus impraticables par les éboulements ou l'érosion lente des flancs escarpés des hautes-falaises. Dans ces lieux reculés, elle reconnaissait le pouvoir immuable de la montagne et les disparus ayant rendu leurs noms a ses caprices.
Ici, beaucoup honoraient encore les anciens rites, savoirs pauvres issus du vieux monde, transmis par tradition orale, comme une sagesse inscrite dans les os du peuple des Monts Cendrés.
Pourtant, Partagetombe continua sans ciller. D'aussi loin qu'il se souvienne, il n'avait jamais senti dans ses os la sagesse rocailleuse des montagnes. Ses certitudes étaient d'un autre genre. Sa sagesse à lui, inexplicable, murmurait d'autres secrets. Venait du vent, plutôt que de la roche.
Aujourd'hui, ses pas le conduisaient en marge du monde, sur les pierres des chemins oubliés des flancs de ces montagnes ou les hommes n'ont jamais été qu'invités. Si on l'envoyait, lui, c'était avant tout parce que la plupart des hommes avaient trop peur de découvrir que les monstres du folklore n'étaient que la métaphore des avalanches du passé.
Car, quand les mots des légendes trouvaient soudain un écho troublant dans un événement tragique, les hommes des villages chantaient les vieilles chansons, et, respectueusement, se calfeutraient dans leur respect de la Montagne – mais ne faisaient rien.
Tout au plus, ils priaient qu'on leur rende leur oncle disparu, leur frère, leur enfant emporté. Mais les dieux anciens ne répondaient jamais à leurs prières, tout morts qu'ils étaient. Murés dans leurs tombes au fond de la mémoire des hommes, ayant, eux aussi, rendu leurs noms à la montagne.
Partagetombe, l'exilé, le sans-rien, lui, avait arraché son nom à la pierre. Alors, sachant qu'il n'avait aucun droit de le garder aussi jalousement, c'était lui qui abandonnait la peur pour marcher vers les cimes. Pour observer les spectres voleurs, chasser le tigre blanc, apaiser les humeurs des sommets. Ou mourir sur le chemin.
Bien souvent, il retrouvait un cadavre enfoui sous un éboulis, un loup festoyant sur un reste de chair, ou un vieillard refusant son aide, s'éloignant le long d'un pic dans l'espoir d'y mourir emporté par une bourrasque avant de céder a la sénilité. Un chasseur affamé, perdu entre deux criques, une cheville foulée, parfois, se laissait secourir.
Alors, il faisait de son mieux.
Tout n'était pas forcément que l'affaire des dieux. Pourtant, dans la langue locale, dans les coutumes, dans les longues épopées contées au coin du feu, dans les acrimonies faites aux enfants, dans les jurons, même, ils étaient là. Innommables, et pourtant omniprésents.
Les Dieux. La Montagne. Comme des évidences inscrites dans le sang.
Mais le sang qui coulait dans les veines de Partagetombe n'était pas de la couleur des dieux.
Il aurait aimé être ceint de certitudes. Mais c'était bien là qu'il s'avouait vaincu. Partagetombe ne savait rien de plus que ce que voyaient ses yeux, et que les frissons qu'il sentait dans sa nuque lui suggéraient parfois. C'était bien trop peu pour en arriver à quelque conclusion sur le monde.
Partagetombe ne savait rien. Dans le fond de son âme, il était orphelin.
Abasourdi par ce que le peuple qui l'entourait savait du monde. Ou croyait savoir.
Alors, il avançait, d'un pas mesuré, avec un respect tacite pour le blizzard, jusqu'à arriver au pied d'un escalier de rondins montant à flanc.
Rongé, quasiment enfoui, fendu par endroits, mais toujours praticable. Contre lui la roche, crue, mère pâlarde, se dressait, imperturbable.
Lentement, il se hissa, détaillant dès qu'il pouvait détacher ses yeux du sol les arbres frêles qui l'encadraient de part en part, attendant de voir la falaise de son rêve émerger derrière la ligne des pins.
Un monde blanc, informe, l'entourait, écrasait tous ses sens.
Bientôt, l'escalier s'étrécit, jusqu’à continuer sur un flanc escarpé, une longue chaîne fatiguée passant le long de piquets plantés dans la pierre. Partagetombe, doucement, s’engagea, s'équilibrant à une main, puis deux alors que les rondins s'effritaient de plus en plus en l'obligeant à s'engager dans chaque pas avec une attention aiguë.
L'ascension fut interminable, jusqu'au moment où elle se termina. La voie s'ouvrait sur un petit plateau cerné de falaises, à la végétation clairsemée s'extirpant de la couche, plus fine, de neige. Et, sur toute sa longueur, s'élevait un couloir de sculptures sommaires, amoncellements de pierres plates d'environ un demi-mètre de haut, toujours surplombés d'une pierre plus ronde.
Au loin, derrière la neige tombant diagonale sous les vents déclinants, il reconnut la couleur de la pierre nue. La Falaise. Les fissures concentriques.
L'image de son rêve, différente, sous une autre lumière, dans un autre temps.
Un édifice sobre se découpait, creusé a même le flanc de la montagne. Un arc unique, surplombant une lourde porte de bois.
Lorsqu'il finit enfin de gravir la faible pente vers la porte du mausolée, le vent s'étant couché, il ne put que se laisser tomber assis sur un petit rocher. Sentant monter en lui un long soupir, il frotta un long moment ses yeux fatigués et asséchés du revers de sa main gantée.
Le contact du cuir, rèche, l'irrita encore plus.
Enfin, il posa sa tête sur sa main, accoudé sur sa cuisse, et observa longuement la scène.
La porte. Elle était entrouverte.
Les scellés, de longues planches de bois vermoulues fixées à l'aide de clous encastrés à même la pierre gisaient au sol, brûlées.
Constatant cela, Partagetombe, malgré le froid, n'eut pas de suite le courage de se relever. Il passa un long moment assis, la tête entre ses mains, las, endolori. Fatigué de la bêtise du monde.
Il se rappelait le visage du Doyen de Cauldr. Son expression étrange. Les hommes du village, silencieux, aux yeux fuyants, qui l'avaient entouré alors qu'il avait raconté son histoire. Les mots choisis, pour lui parler du chemin escarpé le long de la falaise, et du mausolée ancien des hauteurs, de la disparition d'Ovren, le chasseur, parti remplacer les signaux des routes du nord avec son chien, jamais revenu.
De comment les villageois l'avaient recherché, sans résultat, jusqu’à accepter sa mort et faire le deuil du vieil homme.
Et l'histoire avait continué.
Le Tigre Blanc des légendes, la bête vengeresse des dieux, était venu. Pour prendre un enfant du village, dans la nuit. Puis, insatisfait, il avait attaqué un vieil homme, déchiquetant ses chairs. Ils s'étaient défendus, l'avaient criblé de flèches dans la pénombre d'une nuit sans lune, mais la chose avait réussi à s'enfuir... Alors, ils avaient craint des représailles pour quelque chose qu'Ovren aurait fait, là-haut, dans la montagnes, près des sites sacrés...
Quelque chose qu'il aurait fait...
Partagetombe jeta les yeux au ciel en poussant un juron frustré.
Quel abruti il faisait. Bien sûr que le vieux doyen et ses hommes lui avaient caché quelque chose. Passant le doigt sur le bord charbonneux d'une planche, il grogna. Quelqu'un était monté ici avec une intention très claire, et les outils pour la mettre en œuvre.
Il ne reconnaissait que maintenant la honte qu'il avait vu dans les yeux des hommes du villages. Qui voit dans le monde le Tigre Blanc, sauf un coupable?
Partagetombe fronça les sourcils.
Les Hommes du village avaient-ils commis un sacrilège envers les dieux, où envers eux-mêmes? S'ils avaient peur du Tigre, n'étais-ce pas qu'ils reconnaissaient au fond de leur âme qu'une transgression irréparable avait été commise?
L'innocent n'a pas peur du Tigre, car le tigre est fait de vengeance.
Pondérant la route mystérieuse qui s'ouvrait dans ses pensées, Partagetombe reprit pied, cheminant vers un vieux conifère qui avait réussi à pousser sur le sol infertile, entre deux rochers imposants et inhospitaliers. Presque timide, il se pencha sous lui pour ramasser le reste d'une branche, la tapotant pour constater sa résistance.
Et, d'un geste minutieux, il poussa la porte entrebâillée de quelques centimètres avec sa baguette de fortune, dévoilant une obscurité plongeante.
Partagetombe, transi d'attention, demeura immobile un long moment, la mélodie sourde de l’hiver emplissant l'espace, à la recherche d'un son, d'un bruissement, d'un râle d'un autre monde.
Rien.
Alors, d'un geste minimal, il jeta soudain la branche de pin dans la pénombre.
Un bruit creux de bois contre la pierre résonna, une fois, puis une autre. Et puis plus rien.
Un silence immobile.
Après un temps bien trop long, même par prudence, Partagetombe s'autorisa de nouveau à respirer. Malgré le froid, il sentait la sueur couler le long de sa nuque, et les muscles de son dos se nouer autour de ses os.
Il prit une longue inspiration. Puis une autre. Et il s'engouffra soudain dans l'obscurité.
Annotations