Nuit des Fauves - II
Au loin résonnait le son grandiose des cloches de bronze de la ville, étouffées par l'ascension vers les jardins du palais ducal. Les bruits de la ville gravissant doucement le long des collines jumelles qui abritaient de leurs formes généreuses les côtes pavées de la vieille Chèvreport.
Un soleil de plomb était à l'apogée, couvrant de veines d'ombres les troncs alambiqués des Corlevriers en fleurs et les cerisiers doux, aux boutons prêts à éclore.
Mitya Ben Rook avait les mains moites rien qu'a l'idée de devoir prendre place au centre du cercles de gardes, et se savoir en aussi bonne compagnie ne la rassurait guère. D'un clin d’œil cagneux, le Caporal Vockland, accompagné comme toujours de sa paire de sourcils et de sa moustache calamiteuse, l'empoigna et lui posa un casque en cuir en travers de la caboche.
Son rire résonna comme une avalanche de pierres sur le flanc dur d'une falaise.
"Allez Bleusaille", grogna un soldat bourru "Au charbon! Perds-y pas un bras!"
Mitya fut projetée en avant par un grand coup du plat de la main accompagné d'un ricanement malsain, soulevant un petit nuage de poussière.
Le cercle d'hommes était large, et néanmoins formidablement oppressant. Tous les visages burinés, plus ou moins défoncés par les aléas d'une vie militaire étaient tournés vers Mitya, alors que la recrue caparaçonnée entrait dans la ronde.
Dans sa panique, Mitya réussit a trouver des yeux le Sergent Baldequin, qui sans cérémonie lui adressa simplement un grand sourire et deux pouces levés.
Pas terrible, comme remontant.
Elle semblait avoir reculé sans même s'en rendre compte, alors que dans un grondement général on la projeta une seconde fois au centre du cercle. Mitya déglutit bruyamment, ses mains soudain moites sur le manche de son épée en bois.
C'était une blague. Ça ne pouvait être qu'une blague.
Si c'était un exercice aussi peu dangereux que ça, pourquoi lui avait on fourgué un armure, un casque et des grèves aussi comiquement encombrantes? Si c'était une simple formalité, pourquoi autant d’enthousiasme? Et surtout pourquoi est-ce que Mitya pouvait voir le Caporal Harrlowe prendre des foutus paris, là, derrière le cercle?!
Son attention était ailleurs, et elle n'eut pas le temps de le regretter.
La première chose qui frappa Mitya, dans la technique singulière du Maître d'Armes, fut l'extrémité crochue de son long bâton. La deuxième fut le sol, alors que d'un balayage véloce son corps fut renversé sous des vivats soudains.
Des rires fusèrent alors que, les yeux écarquillés, sans avoir trop compris, la recrue roula au sol jusqu’à réussir a se relever, deux mètres plus loin. Ses réflexes prirent le dessus, tentant une position de garde miséreuse, pour désespérément reprendre ses marques. Alors que Miya s'attendait a voir le ciel lui tomber sur la tête une nouvelle fois, un instant passa au bon vouloir de son adversaire immobile et, alors, elle le vit.
Yasil Nal Sidh avait des yeux d'un vert émeraude profond, comme seuls peuvent en avoir les Ashanis, à la pupille cerclée d'un anneau blanc. Et, croisant ce regard sourd, Mitya n'y décela que le vide, et courba l'échine en un réflexe animal.
Le Maître d'armes était grand. Sans doute de deux têtes de plus que Mitya, et pourtant il paraissait plus grand encore, et ses membres semblaient immenses, prolongés par cet étrange houlette de berger qu'il maniait avec grace .
Sa tenue, dans le style Ashanii, longue robe de soie coulant sur sa silhouette avec ses cheveux noirs et cascadants, était renforcée par endroit de pièces de cuir flexibles. Elle demeurait ouverte, laissant apperçevoir son torse nu, couvert de tatouages aux motifs courbés. La posture du Maitre d'armes était ferme, mais détendue, et ne ressemblait en rien a une garde de combat pour les yeux novices de Mitya Ben Rook.
Pourtant, une intuition juste lui criait que c'en était une.
Le coup suivant fut prodigieux. Une longue courbe d'une douceur trompeuse se changea en estoc imperceptible. Dans la panique, Mitya esquiva trop tard, l'extrémité crochue du bâton l'atteignant au plexus. Elle attendait une douleur sourde, en se crispant. Mais ce fut un petit coup sec, presque indolore, qui déséquilibra la recrue, puis un autre, au niveau du foie.
Rouvrant un œil, Mitya vit venir le troisième coup, et tenta de projeter sa lame perpendiculairement au bâton. Il fallut faire appel a tous les muscles de son corps, et ses mains tremblèrent en sentant le choc du bois contre le bois. Un instant son entreprise sembla triomphale, comme une victoire inattendue.
Mais rien de bon ne dure jamais.
Sous les hourras de la Garde de Chèvreport, Mitya vit le sol se transformer en ciel. Un crochet flou du Maître d'Armes l'envoya valser plusieurs mètres en arrière en une roulade catastrophique, soulevant un nuage de poussière sous les vivats. Le souffle coupé, il fallut un instant avant de se rappeler comment inspirer, alors que des mains se refermaient sur ses membres pour lui la redresser sans ménage.
Mitya avait envie de vomir, de fuir, de prendre une pause, enfin bref, Mitya avait beaucoup d'envies, mais cela ne semblait intéresser personne.
"Respire, busard, et souple, dans les g'noux" ricana un Soldat en lui adressant une tape graisseuse sur l'épaule.
"Busard? Qu'est-ce que..." tenta Mitya.
Mais une poussée soudaine l'interrompit. Elle cria presque, se sentant renvoyée au centre sans ménagement.
La raclée du siècle s'ensuivit, sous les encouragements grivois de la Garde Seigneuriale au grand complet, saluant leur plus belle et leur plus grande passion: une bonne bataille perdue d'avance.
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