Nuit des Fauves V
Ce n'était plus tant la douleur, qui le contraignait.
Mais cette étrange danse qu'il devait mener pour l'éviter. Danse maladroite, qui lui causait tout autant d'embarras que les piques lancinantes qui continuaient de lui remonter jusqu'au crâne a chaque faux mouvement de son genou droit.
C'était un petit homme, aux cheveux bruns en bataille lui retombant au coin de l’œil, et dont la barbe naissante trahissait une convalescence.
Léo Borderouge suait, comme rarement il avait sué dans une vie de jeune homme, ayant couru sous les déserts de poussière de l'est en des journées moins clémentes que celle-ci. Il se rappelait des marches forcées, des portes immenses de Lal Pashev donnant sur les chemins arides et rocailleux du Centro.
Ce jour là, pourtant, il n'avait ni paquetage lesté de pierres, ni ne sentait la morsure sournoise du soleil sur sa nuque. Une brise tournoyant le long de l'immense allée faisait danser ses mèches et rafraîchissait son cou, comme un baume. Le soleil, lui, tranchait les feuillages, découpant les allées de tâches d'ombres en faisant briller le pollen et la poussière.
L'ombre des corlévriers, aux feuillages carmins, comme un petit chemin de paix, l'avait conduit jusqu’à la serre et son potager tordu. Alors, constatant que son voyage touchait à sa fin, il s'accorda un petit sourire, et prit une grande goulée d'air frais.
C'était là une immense victoire, que de se sentir ainsi, à l'air libre, marchant seul et sans atèle, quand bien même cette activité était encore laborieuse. Dix jours auparavant, l'angoisse l'avait pris au ventre comme un coup de couteau quand on lui avait expliqué que, peut-être, il ne pourrait plus jamais marcher.
Les mots ont cela pour eux qu'ils tranchent aussi bien que les lames, si l'on sait où viser.
Bien sûr, il ne retrouverait jamais vraiment toute la mobilité de son articulation, et serait sans doute condamné a vivre une longue vie accroché a une canne, même si en toute vraisemblance les douleurs viendraient à disparaître Il devrait en temps et en heure faire son deuil.
Mais quelle douce et glorieuse sentence, si on estimait ce qu'il avait traversé. Les jardins ravivaient son humeur, jusque là trop morose. Un besoin de couper court a l'immobilité l'avait tiré du lit, ce matin, au grand dam des domestiques du palais qui s'inquiétaient de lui comme d'un neveu malade. Il avait dû les combattre, en substance, et en était quasiment rendu a les assommer a coup de canne quand ils avaient finalement capitulé et consenti a le laisser s'habiller seul et à sortir.
Pourtant, malgré sa victoire, quelque chose restait amer.
Il n'était le neveu de personne, dans cette terre inconnue. Il avait presque l'impression qu'une embuscade se préparait, entre les murs lourds du palais, et qu'il allait d'un instant à l'autre être constitué prisonnier.
Avec le recul, toutes ces années passées à dormir sur des paillasses cradingues dans des forteresses de pierre sèche et aride lui semblaient paradisiaques. C'était une exagération d'un cerveau déboussolé, bien sûr, mais a tout le moins son inconfort d'autrefois lui semblait-il plus... raccord. Plus réel.
Léo avait été élevé dans les rues poussiéreuses de Lal Pashev, dans les lourdes chemises de chanvre et les bottes mal fagotées. Dans la certitude joviale de lendemains difficiles, mais dignes. Il avait grandi dans diverses itérations de costumes militaires, lourds cotons râpeux, rigides et fiables.
Il se sentait à nu, dans une chemise de lin immaculée.
Pas à sa place.
Trop loin de sa terre natale, des sourires cagneux, de l'huile de coude, des ruelles ignares et des vendeurs à la criée. Trop loin du chaos des quartiers populaires. Trop loin des casernes, des lits à la dure. Des ragoûts ragoutants. De l'odeur piquante du vent chaud. Du bruit de la poudre et des rires.
Ici, plus rien n'avait de sens. Même les arbres lui semblaient tirés d'un tableau romantique. Sans doute, se disait-il, que pour un habitant du crû, ils auraient semblé à leur place. Presque anodins.
Mais pour lui... quel dépaysement invraisemblable lui tournait les tripes, en voyant ces couleurs irréelles danser dans l'air.
On allait le faire chevalier.
Ha! La belle idée. Tout ça lui semblait un mensonge, ou une histoire de gosse mal racontée. Lui, le gamin des rues de Lal Pashev, le petit premier tambour du régiment, le mousquetaire maladroit. Chevalier de quoi? Chevalier de la grasse matinée? Sire Ne-Sait-Pas-Cuisiner premier? Le Prince comateux du matin.
Un sourire lui échappa, s'imaginant paré des plus beaux atours, un verre de vin mousseux à la main, déguisé de sarcasme, président sur une assemblée foutraque de défauts divers.
Mais une ombre passa bientôt sur son esprit alors qu'il s'imagina un sobriquet plus vrai, qui lui glaça l'âme.
Prince des Derniers Survivants.
Baron du Grand Tout-le-monde-est-mort.
Une nausée sournoise lui monta du fond des os. Un instant il se perdit. Loin. Loin dans le passé. Sans pour autant que ce soit en images. Seules des sensations lui revinrent dans un choc. Et bientôt il sentit son sang cogner contre les veines de ses bras. Il lui fallut baisser des yeux écarquillés pour comprendre qu'il tremblait.
Le souvenir était fort.
Les remparts hantaient ses nuits, et ses jours. Le hantaient, vivides images qui se superposaient au réel. Il se savait partir, mais rien n'y fit, pas même ses grandes respirations, pas même le mantra des supplications qu'il se répéta, mot après mot, sans cesse renouvelé, comme pour tenter de se donner l'illusion du contrôle, dans l'espoir vain de le voir l'emporter.
Mais tout lui revint encore.
Et encore.
Un tableau trop vivide.
Toujours les mêmes merlons. Toujours les mêmes créneaux.
Et les mousquets, alignés en rangées le long des fortifications. Seuls. Laissés là par des fantômes. Le bruit, régulier, de la poudre. Le mouvement, mécanique, d'une culasse rechargée. Les mains, courant sur le métal froid, pour y trouver une prise sur la mort, sur le destin, sur la peur.
Léo remercia les dieux quand son frisson fut interrompu. Quelques longues secondes, il demeura ainsi. Immobile. Respirant fébrilement.
Retournant dans le monde. Dans les jardins du palais ducal.
Il se passa un temps. Un temps ou il respira, comme on le lui avait appris, dans une autre vie qui lui paraissait lointaine. Comme dans une tranchée. Comme dans une cachette d’embuscade. Comme sur les remparts d'un siège.
Et puis, le monde lui offrit une échappatoire, en la personne du Mestre Diskan Vega.
Timidement, un sourire monta sur le visage de Léo alors qu'il détailla la silhouette arquée du vieil homme, badinant dans les jardins, portant un intérêt tout particulier aux petits fruits difformes qui jonchaient les parterres de fleurs avoisinant les busquenelles au troncs irréguliers et aux fleurs d'un blanc doux.
Comme toujours, à sa suite, presque un fantôme, le jeune adolescent filiforme et muet qui devait être son serviteur personnel. En deux longues semaines de traitement, Léo ne l'avait jamais entendu dire un mot, où même vu en esquisser le commencement d'un. Aussi semblait-il avoir tacitement décidé qu'il se le peindrait comme muet.
Leur vision était comme un soulagement grandiose, et l'air pincé du vieux Morganthe, parcheminé, lui paraissait presque primesautier dans la lumière.
Léo allait s'approcher pour les saluer quand il rata lamentablement une inspiration et s'étouffa presque.
Elle était là.
Un instant, il songea à courir. Et repensa a son genou. Voilà une option qui passerait définitivement a la trappe.
Incrédule, il envisagea une existence ou la fuite ne serait plus jamais une option, et il décida qu'il n'aimait pas l'idée. Il ne pourrait plus jamais se défendre contre les harangueurs de tous les marchés du monde, et quelle bien piètre façon de mourir.
Écrasé par les boniments.
La présente compagnie ne lui causait pas moins d'anxiété, mais pour de toute autres raisons. Alors, quand conjointement le Mestre Diskan Vega et la dame Aurélia lui adressèrent un signe de la main, il ne parvint à leur rendre qu'un sourire gêné.
Il avait pu s'apercevoir au bout de quelques visites de courtoisie que la présence même de la fille unique du Duc de Chèvreport avait des conséquences alarmantes sur son équilibre psychique.
Et il ne s'expliquait pas pourquoi. Bien sûr, qu'il la trouvait charmante, et eut-il fallu être fou pour ne pas se sentir un peu déstabilisé par ces yeux d'un bleu surréel et son sourire matois, mais quelque chose en lui s'échappait lorsqu'il essayait de comprendre pourquoi.
Ce n'était pas tant une anxiété romantique, ou une peur de déplaire, qui l'habitait en sa présence, mais une incompréhensible sensation de maladresse qui le prenait tout entier.
Aurélia, et ses grands yeux perçants, adultes, et ses manières gracieuses. Comme un mystère. Et lui, à côté, bourru, mal fichu, fatigué. Botte de foin. Fer à cheval.
Il se sentait Clou Rouillé.
" Ainsi vous voilà libre, Chevalier? Vous m'en voyez ravie" le salua-t-elle, posant sur lui un regard plein.
Elle était grande, et il n'eut pas besoin de se lever pour deviner qu'elle le dépasserait bien d'une demi-tête s'il le faisait. Des cheveux ondulés d'un noir corbeau lui tombaient sur les yeux, faisant crier le contraste de ses pupilles, d'un bleu polaire irradiant son visage tout entier, irradiant ce qui semblait être un espace infini, leur lueur servant sans doute de phare pour les marins perdus au large de la côte de Chèvreport.
S'oubliant dans sa mauvaise métaphore, Léo essaya de se reprendre.
Bon sang. Quels yeux.
Il lui rendit son sourire, du mieux qu'il le pût. Mais ce qui avait un jour été le visage d'un jeune homme au sourire bravache n'était plus qu'une ombre. Ses joues, striées de barbe, pendaient sur ses os. Les coins plissés de ses yeux trahissait une fatigue lointaine et profonde, une mélancolie qui creusait ses traits comme ceux d'un vieil homme.
"La journée est clémente. Il fallait que je sorte, que j'éprouve ces nouvelles jambes. "
Elle partagea un regard amusé, avant de se tourner vers le Mestre, qui arrivait, un panier d'osier à la main, à pas diligents mais précautionneux.
"Le bon Mestre vous les a donc remplacées en mon absence?"
"Manifestement." dit-il, haussant les épaules. "Et il faut croire qu'elle ne sont pas si bien ajustées. Terriblement moins performantes que les anciennes."
Un tel trait de cynisme arracha un regard indéchiffrable à la jeune fille, qui laissa un instant courir ses yeux tout le long du jeune homme. Devant une telle épreuve, il regretta amèrement sa plaisanterie.
Fort heureusement, il fut sauvé par l'intervention magistrale, et pour le coup le mot était juste, de Mestre Diskan Vega, et de sa voix couinante et enthousiaste.
"Aaaah, bienvenue, Chevalier! Je suis ravi de vous voir ainsi libéré de votre immobilité!"
Son expression aurait fait fondre les neiges éternelles de n'importe quelle montagne. Thelonius Diskan Vega n'avait pas d'âge. Il n'en avait plus, ayant dépassé toutes les limites du sens commun. Comme tous les Morganthe, sa peau était d'une pâleur extrême, néanmoins modulée par des années passées dans les jardins, et ses yeux cachés derrière d'immenses lorgnons de cuivre donnant a ses pupilles d'un gris souris des proportions comiques. Une longue barbe blanchissante entourait son visage anguleux et parcheminé, et, détail surprenant, ses grandes mains aux doigts effilés avaient gardé une alarmante dextérité et une grâce délicate, comparé a son corps, voûté et cagneux.
Le vieil homme avait de nombreux moments d'errance, dans lesquelles il s'abîmait dans un silence fou, ou se retirait dans ses quartiers en haut du palais. Il peinait à vivre, manifestement, d'un âge trop avancé.
Mais, dans ses moments de lucidité fragile, qu'il était bon, le Mestre Diskan Vega, et doux et soucieux. Il jouait, alors, le rôle du médecin. Et Léo, alors, jouait le rôle du patient, du mieux qu'ils le pouvaient tout deux.
"Je ne suis pas encore Chevalier, enfin." se défendit, étrangement honteux, le futur Chevalier.
"Pff, Foutaises. Vous l'êtes devenu bien avant aujourd'hui. Certes, il reste à vous mettre un coup d’épée sur chaque épaule pour officialiser tout ça mais c'est un détail."
"Mais..." tenta Léo, débordé.
Un index grandiloquent se dressa entre lui et la fin de sa phrase, et quand il disparut le visage malicieux du vieillard se fendit d'un clin d’œil
"Un Dé-Tail."
D'un geste théâtral, il fourra son petit panier, plein de fruits, dans les bras maladroits de son assistant. Son nez ressemblait au bec d'un oiseau exotique, remarqua Léo, écho visuel d'une voix caquetante.
"Laissez le donc tranquille, Vega, vous l’embarrassez" le réprimanda a moitié Aurélia, lui tapotant l'épaule.
"Ha!" caqueta le maître "Alors, dans ce cas, comment se présentent vos douleurs?"
Aurélia lança les mains en l'air, défaite par ce revirement malheureux.
Léo réfléchit, et finalement soupira.
Si c'était là le terrain sur lequel le vieux Morganthe voulait s'aventurer, ça risquait de prendre un moment.
"Vaste question. Si je vous disais que j'ai mal partout, ça ne serait pas assez précis j'imagine?"
Vega hocha la tête, compréhensif, et se fendit d'un signe de tête entendu qui arracha un petit rire à la jeune fille. Une patience vieille et océanique l’enrobait.
"Mmmmm, non, en effet. Aussi, je vous invite a prendre le thé. Nous pourrons ainsi profiter de cette passionnante conversation au frais. Vous-ai-je parlé de mes douleurs, à moi? Sans doute les vous feront pâlir! Aïe aïe Aîe!"
Léo eut un petit rire. Rarement avait-il reçu de mémoire d'homme infirme une offre plus alléchante. D'une façon étrange, c'est ainsi que sa vie reprenait son cours. Et tenter de se battre pour nager a contre courant ne l'amènerait nulle part.
Une partie de lui n'aurait pas pu être mieux qu'ici, a ce moment là. Celle qui était encore vivante, pulsante. Avide de sortir de la torpeur du souvenir.
Une partie, seulement.
Esquissant un mouvement, il allait commencer a se relever quand il vit la main ouverte que la jeune dame lui tendait. Alors, une étrange sensation de méfiance le prit. Il tenta de fouiller son regard, à la recherche de ce qui le mettait dans tous ses états a chaque fois qu'elle le posait ainsi sur lui.
Mais rien n'y fit. Il ne trouva rien, pas même la pointe amère de la pitié qu'il avait appris a reconnaître durant ces longues journées de convalescence. Durant ces conversations à demi-mot qu'on lui accordait parfois, où chaque mot traînait son lot d'excuses et de misère.
Alors, il réalisa.
Peut-être que c'était précisément ça. La main qui lui était tendue ne l'était peut-être pas par obligation. Ou par charité. Peut-être simplement parce qu'il fallait bien que quelqu'un l'aide.
Il y avait dans ces yeux là une froideur analytique, quelque part derrière une certaine douceur. Quelque chose de factuel, de simple, de serein.
Voilà pourquoi elle lui semblait si belle. Son regard saisissant, ses expressions amusées, quelque chose en elle était brut, mais confiant. Alors, pour la première fois, il entrevit le début d'une ressemblance avec son père, qui jusque là lui avait échappé.
Et, étrangement, réalisant cela, il sentit son corps se relâcher dans un soupir apaisé. Un peu de son anxiété sembla se désagréger dans son expiration.
Alors, sans arrière pensée, il prit la main qu'on lui tendait, sous le ombres glissantes d'une fin d'après midi d'été.
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