Nuit des Fauves XIV
L'escalier, cascadant vers les hauteurs du Donjon.
Trois corps, échappés. Trois corps, criant de douleur, alors que les ombres affluaient à leur suite, grimpant dans les étages, jubilant.
Jubilation. La poisse tangible et les ombres comblées continuaient leur ascension. Qu'importe la bataille qui faisait rage plus bas. Leur vengeance était là haut.
Leur destin était là-haut. Leur justice était là haut.
Derrière une porte de simple bois meuble qui craqua en tombant, lorsque leurs lames trouvèrent les gonds. Leurs yeux plongés dans la lumière, dessinant les deux corps. Les deux corps impurs, détestables.
Ils étaient là. Enfin.
Enfin.
Les ombres vrombissaient. Tremblaient, presque, devant leurs cibles, devant la raison noire de leur existence.
Bien sûr, ils avaient eu le temps de réagir.
Bien sûr, leurs corps étaient tendus, armés. Mais Faibles. Si faibles. Si désespérés.
Ils allaient enfin mourir.
Enfin.
Les ombres criaient maintenant, leur rugissement transperçant la nuit, faisant vibrer les pierres. Hurlements de joie, le bonheur inexorable et juste de bon et vertueux. Leurs épées volèrent, détruisant tout sur leur passage.
Ils allaient enfin.
Enfin.
Enfin.
Mourir.
Sigma.
Vega.
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Mitya fut balayée d'un coup d'un seul, et roula au sol, ses mains rendues sourdes par un coup d'une puissance cacophonique qui avait projeté son bouclier hors de ses mains. Un instant elle rampa, se laissant aller a crier sa douleur, qui lui prenait les poignets, comme pour se soulager.
Mais vite elle se releva. Bordel. Elle n'avait pas le temps pour ces conneries.
A sa droite Harrlowe rugissait en tenant à distance deux silhouettes à grands coups de pique. A sa gauche, le gros de l'escarmouche, les corps immenses des hommes en armure s'écrasant sur les armes des gardes sans la moindre blessure. Le bruit était assourdissant, unique, terrifiant. Ce n'était pas une bataille, mais le spectacle grotesque de fauves se lançant sans peur aucune contre les lances et les sabres. Corps entassés, bataillant dans un espace réduit, escouade contre escouade, épaules contres épaules.
"Ça va, Mitya?" rugit Harrlowe en parant un coup descendant, le déviant au sol. Son front était plissé par la concentration, et ses yeux brûlant d'une fureur sourde, tout son corps tendu par l'effort.
"Ça va!"
Elle se redressa, essuyant le coin de sa bouche d'un revers de manche, avant de chercher des yeux son arme, arrachée par le coup. La lumière faible de la lune tapant en biais sur la maçonnerie détruite d'un toit éventré, poussière redescendant en cascades sur les combattants. Elle chercha son épée sur les tapis plissés, entre les dalles, partout.
Mais rien n'y fit.
"Putain!"
Elle grogna, ramassant une grosse pierre, avant de la jeter sauvagement sur les deux corps tendus que le Caporal s'affairait à retenir.
Son projectile émit un Clang inefficace en roulant sur l'épaulière de l'un des deux. Mitya fit la moue. Elle se sentit presque vexée par le manque de réponse. Ses courtes mèches blondes lui tombaient au coin des yeux, collées à son visage par la sueur et la peur.
Pourquoi diable n'avait-on pas inventé une arme plus efficace? Elle paierait cher pour un mousquet, ou quelques explosifs, là, maintenant. Un Canon. Voilà qui serait utile dans un couloir bien droit comme celui-ci!
N'avait on pas un putain de Canon dans un palais de cette taille?
Ses yeux lançaient des éclairs.
La situation ne la rassurait pas. Car tous ceux que la garde parvenait à contenir, lentement, continuaient leurs assauts. Seuls trois des intrus, enfin éliminés, gisaient encore au sol. La mêlée s'intensifiait à mesure que les hommes du duc arrivaient en nombre, mais impossible de se défaire de ces terribles assaillants. Mille fois mis à terre, mais se relevant sans cesse.
Seules les plus terribles blessures semblaient venir à bout de ces hommes, et Mitya n'avait pas les armes pour les terrasser. Elle eut un mouvement de recul en évitant une lame, et le regard torve et jauni qui plongeait sur elle lui donna la chair de poule.
"Dégage!" fit une voix dure.
Elle sauta en arrière presque par réflexe, alors que le caporal Vockland, profitant de la diversion, écrasa une énorme pierre sur le crâne de l'assaillant. Cette fois, le bruit sourd qui suivit fut entièrement satisfaisant.
Les yeux de Mitya se perdirent vers le combat, et la terreur la prit en découvrant les corps inertes qui gisaient au sol. Des corps dont l'uniforme noir aux accents cuivrés de fer Gorrien ne lui était que trop familier.
Elle serra les dents, les poings, et les bras. Tout ce qui méritait d'être serré. La peur l'alimentait autant que la colère, alors qu'elle tomba au sol, extirpant des mains du cadavres terrassé par Vockland la lourde épée de ces chevaliers inconnus.
Trop lourde pour elle; Peut-être trop émoussée.
Mais largement suffisante pour causer les blessures immondes dont leurs adversaires avaient, à cet instant précis, le plus grand besoin.
Les yeux de Mitya s'enflammèrent, alors qu'elle bondit, abattant la lourde lame en un arc de cercle tournoyant sur le flanc désarmé d'un des adversaire occupé à éviter la pique de Harrlowe. Le coup déséquilibra Mitya, mais prit l'ennemi de court, abasourdi, balayé par l'inertie. Un hurlement étouffé l'accompagnant au sol.
Le Caporal Harrlowe fut rapide, plongeant sa lance sur l'ennemi atterré dans un mouvement nerveux. Plusieurs fois, jusqu’à trouver sa cible.
Mais Mitya, furieuse, ne pouvait s'attarder. Elle faisait entièrement confiance a son Caporal, pour une fois. Les bras couverts d'une fine pellicule d'hémoglobine, engourdis, pulsant tout entiers au rythme de son cœur affolé, elle plongea son regard le long du couloir, les lourdes silhouettes en armure se débattant, petit à petit défaites par la coordination des hommes du Palais.
Une autre silhouette attira son regard, alors que le Sergent Baldequin, un air déterminé sur le visage, lui aussi armé d'une longue lame terne, s'engouffrait dans les escaliers et les sautait quatre-à-quatre vers l'étage ou rageait sans doute une autre bataille. Lui. Seul, derrière la ligne ennemie.
Le dos de Corl la heurta, la retournant de panique, et elle vit le petit homme aux prises avec un intrus de deux fois sa taille, au crâne chauve parcouru de veines seyantes, dont les yeux jaunes brûlaient d'une lueur rageuse et les dents ressemblaient à des clous rouillés.
Sa petite voix, jetant des prières.
"Porte ta croix sur mon dos, armateur décadent, faiseurs d'armes en partance..."
Leurs quatre mains, serrées sur la garde d'une seule arme, les biceps tendus. Les yeux brûlants du Soldat Corl, débutant des litanies en tenant en respect un homme de deux fois sa taille, les mains serrées sur le manche, pris dans une lutte colossale.
"...fais tes armes sur mes bras, faiseur de volcans, grand parleur et buveur..."
Qu'il était en train de gagner.
"Bois donc a ma santé, donne moi ton courage..."
Un grand coup d'épaule déséquilibra l'ennemi, le petit Soldat prenant a ses deux mains seules la lourde épée, comme sauvé par sa victoire.
Mais ce fut la lame gourde de Mitya qui s'abattit soudain sans prévenir au coin du visage tordu de l'ennemi. Une fois. Puis une autre. Cinq fois, la lame tomba sur l'os, tranchant, broyant, pliant encore et encore, jusqu’à la certitude absolue.
L’épée émit un son sourd de métal rougi en s'écrasant sur le sol. La jeune femme, dans un rugissement, serra doucement ses poings meurtris, plus une once de force dans ses bras, le visage couvert par un mouchetage carmin.
Corl la remercia d'un regard, serrant les mains sur son arme, ses lèvres bougeant en rythme au sol de ses prières, et il se retourna, plein d'une détermination terrifiée, prêt a la soutenir contre tous les assauts.
A cet instant, Mitya soupira, attendant en brûlant que ses bras lui répondent de nouveau. Vulnérable. Et le dos de Corl, pourtant, à cet instant précis, lui parut bien plus grand qu'il ne l'était.
"...laisse moi prendre au monde le feu et nourris moi de foudre..."
Elle sourit. Gigantesque, même.
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