Le noir de l'infini spatiale s'étendait à perte de vue, percé par la timide lumière de milliers d'étoiles. Elles étaient les cœurs flamboyants autour desquels gravitait une nuée de mondes. De vies. Des mystères et des civilisations fantastiques que le doigt du genre humain n'avait encore fait qu'effleurer. Le capitaine Vassili Sokolov et son vaisseau, le Pilgrim, en avaient appréhendés plus d'un, établissant le contact avec des peuples aux couleurs et aux coutumes qu'il avait aimés, et parfois haï, découvrir. Il avait vécu des amitiés devenues aussi solides que le dimétrium, et des trahisons qui lui avaient laissé de profondes cicatrices. Et dans toutes ses histoires, ses voyages, ses souvenirs, le Pilgrim était toujours là. Fidèle bâtiment en duritium à la coque d'un noir d'obsidienne, il le manœuvrait depuis si longtemps qu'il lui semblait pouvoir l'entendre lui parler. Ce navire d'exploration était son ancre, son repère dans l'infini où des milliards de kilomètres le séparaient de son monde natal. Il se rappela Star Trek, cette vieille série qui avait fantasmé, il y avait cinq cents ans de cela, ce que lui avait vraiment vécu. À la différence que l'équipage de l'Enterprise s'en sortait toujours à bon compte, alors que lui, vivrait une fin bien différente. Une fin tragique. Où son équipage et lui, où son vaisseau qu'il aimait comme lui-même, devait mourir pour sauver la race humaine. Non, pour sauver l'univers tout entier.
Vassili détacha ses yeux verts de la grande baie du mess pour se tourner vers ses camarades. Sa famille. Ils célébraient le succès d'une mission périlleuse dans des rires et des cris de joie qui lui semblaient lointains, rémanences de souvenirs heureux amenés à disparaître. Ils venaient d'aider à stopper l'activité d'un noyau de kanäck' ma, une molécule instable dégageant une énergie colossale. Les Hétazots, peuple de chercheurs en quête constante de progrès, étudiaient son exploitation et étaient parvenus à développer un réacteur utilisant cette nouvelle énergie. Le résultat était prometteur, mais trop instable. Une explosion de ce composant pouvait engendrer une réaction en chaîne remettant en question la structure même de la matière ; et les Hétazots en avaient réuni assez pour provoquer le refaçonnement de l'univers.
Les yeux du capitaine s'arrêtèrent sur Johnson, qui chahutait un Wang assez doux pour le laisser faire. Le grand américain était un joyeux luron sans qui la vie à bord serait bien morne. Echota'R'Lo, massif Zoorien à la peau écailleuse, montrait à qui le voulait bien sa nouvelle acquisition : une montre à gousset à mouvement kinétique, une rareté plus précieuse que du sirop d'érable acheminé depuis la Terre. Nul ne pouvait rivaliser avec lui dans un combat à mains nues, mais son imposante silhouette cachait un cœur sensible qui s'émouvait toujours devant un vestige du passé. Ivan et Septimia s'embrassaient passionnément dans un coin d'ombre, la belle Martienne ayant fini par se laisser charmer par la ténacité de ce dernier ; tandis que Viden remportait la mise d'une partie de tarava, au grand dam de ses compagnons de jeu. Ils étaient comme les pièces d'un puzzle, la plus petite d'entre elles étant indispensable à la complétude de l'âme du bâtiment.
Une pièce, cependant, semblait vouloir se retirer de ce magnifique tableau. Wakata. Son second. Lui, ne riait pas. Il le dévisageait avec un regard plein de reproche.
Le capitaine fixa ses yeux sur les siens et but une gorgée de kvas. Les deux hommes restèrent ainsi de longues minutes, figés dans un temps durant lequel ils se livraient une joute mentale. Wakata savait. Le noyau de kanäck' ma n'avait pas été stabilisé. Ou du moins, pas définitivement. Sa puissance était trop grande, et il n'y avait aucun moyen d'empêcher son explosion. Le seul moyen de la contenir était de faire en sorte qu'elle ait lieu au plus près d'une singularité. Son attraction démesurée empêcherait son influence sur la matière de s'étendre et le kanäck' ma serait englouti par le trou noir. Avec le vaisseau qui le transporterait et tout son équipage. Et ce vaisseau, c'était le Pilgrim. Vassili tenait à garder le secret, à laisser ses enfants de cœur dans l'ignorance, être heureux jusqu'au dernier moment. Son second pensait au contraire qu'une famille devait tout se dire. Que ce fardeau devait être porté ensemble. Que ceux qui n'avaient pas les épaules de le faire devaient avoir la chance de pouvoir partir.
Wakata, au comble de l'agacement, incapable de tenir plus longtemps, repoussa le comptoir du bar du mess d'un geste sec et se dirigea vers son capitaine d'un pas rapide. Il se planta devant lui et siffla entre ses dents :
- Tu ne peux pas faire ça, Vassili. Tu n'as pas le droit !
- Et pourtant, je le fais.
- Tu trahis leur confiance ! Ils sont en train de fêter leur mort prochaine sans même le savoir ! Tu leur mens, et tu me fais leur mentir aussi !
- Baisse d'un ton. S'il te plaît. Nous le faisons pour leur bien, et pour celui de toute la vie qu'abrite l'univers. Nous le faisons pour les millénaires d'Histoire qui ont façonnés notre peuple et bien d'autres comme nous. Ceux qui font preuve de sagesse comme ceux qui nous font la guerre. C'est un sacrifice nécessaire, une ultime mission qui ne peut pas échouer.
- Et tu penses qu'ils ne sont pas capables de le comprendre ? Après toutes ses années de périples vécues ensemble ? Tu penses qu'ils choisiraient leur vie plutôt que l'univers ?
- Je crois que tu es un optimiste qui surestime la nature humaine. Dis-leur la vérité et tu sèmeras la panique. Entre ceux qui voudront fuir, ceux qui s'en prendront à nous, où ceux qui voudront lâcher le noyau dans l'espace en oubliant que ça ne résoudrait rien, on ne ferait que précipiter une fin qui peut être digne, si tu acceptes de te taire.
- Tu as tort. Nos camarades sont plus forts que tu le crois.
- Tu te trompes. Et tu le sais. Je suis moi-même terrifié à l'idée de ce qu'on s'apprête à faire. Quand je suis dans mes quartiers, je m'abreuve de la beauté de l'espace pour essayer d'oublier. Mais ça ne marche pas. Je ne dors plus. Je suis comme un zestnog en cage qui se sait condamné à mourir. Chaque respiration est douloureuse, chaque seconde de vie supplémentaire un enfer. Ce que j'éprouve, je ne le veux pour aucun de vous. Et te l'avoir infligé me fait suffisamment de peine.
Wakata ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit. Une profonde tristesse marqua son visage. Il voulait faire plus. Aider son capitaine. Trouver une autre solution. Sauver tout le monde. Mais il savait que c'était impossible. Que le trou noir de l'axe des Détréïdes était leur seule chance. Et pourtant, il ne pouvait se résoudre à priver les autres de la vérité. De pouvoir choisir.
Son visage retrouva son masque dur et déterminé. Ses yeux accrochèrent la lumière des néons, habités par une détermination inflexible. Il tourna sur ses talons, marcha jusqu'au centre du mess et monta sur une table. Le silence se fit, et le capitaine déboutonna le holster de son pistolet à ions.