Chapitre 43 - 3

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Il ne sentit pas le tentacule lâcher brutalement son corps. Il perçut à peine sa rencontre avec le sol chaud. Karel blêmit comme jamais. Le monde cessa de tourner, se figea. Il n’entendait plus, ne voyait plus. Les battements de son cœur lui parurent assourdissants, il ne sut plus où il se trouvait. Ni avec qui. Une rage incommensurable l’étreignit.

Il avait tout accepté. Son enfance dans le mensonge, les insultes et les condescendances incessantes à propos de son handicap. Les dangers, le contrat sordide de Phényxia. Tout. Mais qu’on lui prenne Lya, ça, il ne pouvait pas l’accepter. Une réalité sans elle ne valait pas la peine. Elle ne pouvait pas disparaître comme ça. Pas après tout ce qu’elle avait fait. Pas avant d’avoir vécu sa propre vie et de se dévouer à elle-même au lieu des autres.

« Lya… »

Sa colère lui donna la force de se lever, malgré le tremblement de ses membres. Il s’avança, ignorant les suppliques de ses amis.

— Que ma malédiction s’intensifie, si cela peut faire disparaître les hybrides de votre genre ! menaça Vohon’. Nous n’aurions jamais dû autoriser ce fléau !

Karel fulmina et tira son arme.

— JE SUIS HUMAIN ! Ce sang m’a sauvé la vie !

— Tu as donc choisi ta voie ! hurla Vohon’.

— Il faudra d’abord me passer sur le corps, ô grand Vohon’ !

Tout le monde se figea, Dragon compris, au moment où il allait réduire Karel en cendres. Les yeux se rivèrent sur les flammes géantes encore en activité autour du Dragon. Une silhouette s’en découpa jusqu’à prendre une forme que tout le monde connaissait : Lya apparut, son médaillon brillant d’une intense lueur rougeoyante au creux de sa main.

Si ses compagnons soupirèrent de soulagement, Karel, qui était aux premières loges, sentit son cœur se compresser davantage : seule la détermination de sa sœur la maintenait encore debout. Ses jambes tremblaient, comme si elles luttaient pour tenir. Son corps entier était brûlé, ses vêtements à moitié réduits en cendres, révélant de profondes blessures. Ses longs cheveux avaient brûlé, ne recouvrant plus que la moitié de son crâne. La voir aussi marquée lui fut une véritable torture, à tel point que des larmes lui brûlèrent les yeux.

— Impossible… Tu aurais dû mourir ! rugit le Dragon.

Karel remarqua que la malédiction se résorbait de plus en plus. Les yeux du Dragon n’étaient plus suintants. Ne tenant plus, le Sorcier se précipita vers sa sœur pour la soutenir, tremblant malgré-lui et la serra dans ses bras comme s’il craignait qu’elle ne se volatilise à nouveau.

— Par tous les… Lya, j’ai eu si peur !

Lya ne lui répondit pas. Ni ne le regarda. Toutefois, elle accepta volontiers son aide pour tenir debout. Elle s’agrippa à lui, cachant tant bien que mal ses membres tremblants de faiblesse et releva la tête vers le Dragon.

— Je n’en ai pas envie. J’ai encore des choses à faire !

Elle se redressa de son mieux au vu de la douleur qu’elle devait ressentir. Karel resserra sa prise pour l’empêcher de s’effondrer. La voir dans cet état le meurtrissait.

— Je suis une Sorcière du Feu ! rugit Lya. Les flammes ont toujours fait parties de moi ! Je suis certes incapable de résister à leurs morsures et je n’ai jamais eu la prétention de croire que je pourrai contrer vos flammes ! Mais je suis au moins capable de me protéger avec un bouclier de feu ! Il n’a pas résisté à votre puissance, mais au moins, il m’a permis de rester en vie ! Je compte bien survivre pour obtenir la vie que l’on mérite !

Elle chercha à se détacher un peu de son frère, toisant le Dragon avec férocité.

— Tuez-moi autant de fois que vous le souhaitez. Tant que je voudrais vivre, je vivrais, est-ce que c’est clair ? hurla-t-elle avec hargne.

Contre toute attente, un long silence s’abattit sur la petite assemblée. Vohon’ se débattit quelques instants, la malédiction semblant vouloir reprendre le dessus. Karel serra sa sœur dans ses bras, redoutant la suite : Lya n’était plus en état de combattre. Elle avait dû utiliser tout ce qui devait lui rester de pouvoir pour se protéger. Karel le voyait dans ses yeux.

Les flammes autour d’eux disparurent et la malédiction se résorba complètement. Les yeux de Vohon’ redevinrent normaux.

Il toisa ses visiteurs de toute sa hauteur comme s’il les voyait pour la première fois. Il était méconnaissable. La colère et la haine avaient déserté son regard, Vohon’ semblait se réveiller après un long cauchemar de deux siècles. Il s’affaissa un instant avant de se redresser, chassant les derniers limbes de ténèbres. Il sembla se rendre compte de l’endroit où il se trouvait et découvrit les mortels sous ses yeux. Il fixa Lya. Karel se demanda s’il se souvenait de ce qui venait de se passer.

— Vous m’avez libéré. Ton courage, mortelle, ne sera jamais oublié. Le courage d’affronter plus fort que toi. Mais surtout, le courage de dire la vérité, en dépit de ce qui pourrait t’arriver.

— Je fais ça tous les jours, grogna la concernée.

Le Dragon ne répondit pas. Il fixa Karel, qui ne sut comment réagir. Il raffermit seulement son emprise sur sa sœur dans un geste protecteur.

— La malédiction exacerbe nos pires côtés. Même si je reste toujours convaincu qu’il aurait fallu éliminer l’enfant d’Illuyankas dès lors qu’il est venu à nous.

Karel répondit par un signe négatif de la tête.

— Cela aurait été inutile. Œil-de-Sang avait déjà réussi son expérience. Il aurait répété ce processus sur un autre enfant à naître. Le mieux que vous auriez dû faire, n’était pas de l’enfermer dans vos Tours comme vous l’avez fait pendant plusieurs années, et encore moins pousser Serymar à commettre cette faute qui vous a permis de le condamner, sans vous contaminer. Mais de l’aider à guérir de sa haine. Maître Valkor serait venu volontiers vous y aider si vous l’aviez sollicité. Serymar l’aurait écouté, il avait confiance en lui ! Personne ne vous aurait considéré comme faibles d’avoir admis cette impuissance de votre part. Au contraire.

— Tu as beau être notre élu, tu n’es qu’un jeune mortel dont la situation le dépasse ! gronda Vohon’.

— Je n’ai rien demandé !

Lya jeta un regard étonné à son frère. Qui lui-même le fut. Jamais Karel ne se serait imaginé capable de parler ainsi à un Dragon. Il mit ça sur le coup de ses émotions actuelles, violentes, entre la peur d’avoir perdu Lya et tout le reste.

— Malgré tout le mal dont je pense de Serymar, il reste la personne la plus intelligente que j’ai jamais croisée dans ma vie, que j’admire et qui reste mon premier parent, reprit Karel avec froideur. Il lui manquait certes la maturité émotionnelle lorsqu’il fut sous votre protection, mais je suis prêt à parier qu’il était capable de réflexions aussi poussées que celles d’aujourd’hui. Vous auriez dû l’écouter, lorsqu’il vous avertissait du danger qui vous attendait. Vous et le peuple de Weylor. Vous auriez dû lui apprendre à maîtriser ses pouvoirs draconiques avec lesquels il est né, vous auriez dû vous unir les uns aux autres, et ce risque se serait drastiquement amenuisé. Peut-être que vous n’auriez pas réussi à vaincre Œil-de-Sang et sa machine. Mais nous ne serions pas dans une situation aussi catastrophique que celle d’aujourd’hui !

Un long silence accueillit sa déclaration, alors que Vohon’ le fixait de ses yeux ambrés. Karel ne cilla pas : il s’agissait de sa propre analyse, d’après les éléments qu’il avait pu obtenir. Soudain, le jeune homme se souvint d’un détail dans le rapport. La partie qui décrivait le moment où Serymar avait comme fusionné avec la Nature elle-même et avait perdu le contrôle de ses pouvoirs. Il comprit de nombreuses choses d’un seul coup.

— Serymar n’est pas capable de réellement maîtriser ses pouvoirs draconiques, n’est-ce pas ? interrogea-t-il. C’est pour ça qu’il ne les utilise, au mieux, que de manière superficielle. Qu’il n’a jamais renouvelé cette expérience, car ce jour où il a commis son génocide pour protéger votre secret, à lui comme à vous, il a perdu le contrôle. Beaucoup de mortels sont morts de par votre sang qu’Œil-de-Sang a tenté d’injecter aux elfes. Serymar fut le premier à y avoir résisté, mais ces pouvoirs hérités de vous peuvent prendre le dessus sur son être, n’est-ce pas ? C’est pour cela…

Karel s’interrompit. Il détestait prononcer ces mots.

— C’était surtout pour cette raison que vous souhaitiez le tuer. Ainsi, votre secret aurait été protégé, et vous n’auriez pas eu à gérer un éventuel monstre incontrôlable qui vous aurait maudit malgré-lui, parce qu’il porte le même sang que vous.

Malgré-ça, Karel ne pouvait approuver celui qu’ils avaient fait, même pour sauver un pays. Jamais il ne se serait douté que Serymar dissimulait une telle histoire. Karel comprenait mieux pourquoi le Mage faisait en sorte de se maîtriser presque à chaque instant et était devenu un adversaire redoutable. Pour ne pas avoir à utiliser ses pouvoirs draconiques. Si un mortel pouvait mourir d’une perte de pouvoir, lui non. Qu’arriverait-il, dans ce cas ? Karel préférait ne pas y songer.

« Une malédiction… » pensa-t-il, sombrement.

Vohon’ effectua un imperceptible signe affirmatif de la tête.

— Nous, Dragons, devons penser au bien de la majorité avant tout. Notre attache ne doit en aucun cas interférer. L’écarter nous laissait le temps d’arrêter Œil-de-Sang tout en éliminant la menace que Sang-Mêlé représentait malgré-lui. Son instabilité émotionnelle de l’époque était dangereuse. C’est la raison qui nous a poussé, à défaut, de le dissimuler des yeux de tout Weylor. Visiblement, c’est ce qui a contribué à sa perte, en effet. C’était peut-être, finalement, une erreur de ne pas lui permettre de retourner auprès de son Maître.

Un long silence accueillit cette déclaration.

— Recevez mon don, pour vous dédommager des dégâts que nous avons causé, reprit-il. Que j’ai causé. Le feu est un élément empreint de dualité, aussi capable de détruire que de guérir. L’énergumène pourra désormais choisir si ses flammes blesseront ou épargneront autrui. Le don du feu aux autres, et des connaissances pour le Sans-Pouvoir. Il est temps que je rencontre à nouveau le peuple qui me soutient en dépit de tout. Le jour de la grande bataille, nous serons là. Libérez notre frère, Onyx. Bientôt, vous retrouverez votre liberté. Il est grand temps que nous reprenions notre mission sur Weylor.

Un éclair rouge frappa tout le monde. Karel tomba à genoux avec sa sœur, subissant les effets secondaires de ce nouveau pouvoir insufflé en lui. Un autre, plus intense, frappa Lya qui gémit comme si elle était transpercée d’une lance en pleine poitrine. Elle perdit connaissance dans les bras de son frère.

Fin du Livre IV

À suivre...

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