Les cinq clés

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Il y est.

Le perron de l’église est froid et dur contre ses pieds nus. Les loques de tissu dont il est vêtu flottent sous les doigts du vent nocturne. Il tremble.

De leurs pupilles immobiles, les monstres de pierre le voient hésiter. Les portes ferrées se dressent, immenses et noyées de ténèbres.

Il déglutit, serre les poings et, résolu, entre.

Sous les voûtes noires, tout n’est que puits d’ombre, formes indistinctes et terreur muette.

Il glisse prudemment, silencieusement, de peur de réveiller l’effroi qui sourd derrière l’obscurité. Son souffle n’est qu’un fil ténu, son cœur heurte sourdement ses côtes. Des sièges vides, une Vierge squelettique, une volée de cierges éteints : voici tout ce qu’il distingue.

Il continue.

Le chœur est de plus en plus proche. Illuminé d’un spectre de lumière descendu des vitres, le Christ souffre, comme toujours. Son tourment stylisé, sculpté et figé pour l’éternité, résonne entre les colonnes.

Tout semble mort.

Ses genoux rencontrent le sol, et il demeure prostré de longues minutes. Ses blessures le brûlent. Les clés ont été inscrites sur son torse nu, d’un coup de tisonnier, pour qu’on ne puisse les lui voler.

De moroses rivières strient ses joues. Il pleure. Il regrette. Les épreuves l’ont épuisé, elles l’ont brisé. Lorsqu’un homme croit pouvoir réussir, il risque tout pour rejoindre son but. Et lorsque ce but se révèle hors de portée, l’homme tombe et se brise, échoue sur des rives invisibles, et son esprit meurt. Le corps peut continuer seul bien des décennies, même une fois le feu éteint.

Lui, il vient de s’échouer. Sur son torse, une zone vierge de toute brûlure souligne son échec.

Une clé.

Il étouffe un cri, pose son front contre le sol.

Une… seule… clé…

Les mots du Vieux lui reviennent en mémoire, douloureusement :

« Tu trouves les cinq mecs, ceux du vent, ceux qu’on trouve en principe pô. Pis tu leurs pose les questions qu’tu veux des réponses, tes énigmes personnelles quoi, et ils te font leur épreuve, et même qu’si tu réussis, ils te filent une clé, pif pof, et dès qu’les cinq clés sont ensemble, eh ben tu r’viens ici. Et hop ! Vérité, ‘vec un gros V. »

Ces mots prononcés plus d’une demi-vie plus tôt, qui se sont presque enfuis de ses méninges, lui reviennent en force, des tréfonds de l’oubli, et lui explosent sur le groin. Toutes ses douleurs, toutes ses épreuves ont été inutiles. Des décennies et des décennies se sont écoulées, et il n’est guère moins démuni que lorsque, jeune encore, il devint Pèlerin.

« Cette quête est vide et insensée », songe-t-il.

Il est revenu en ces lieux, l’échine courbée, pour confirmer son échec et terminer une fois pour toutes son existence. Le Vieux est mort depuis longtemps, personne n’est plus venu ici depuis des lustres. Seules les silhouettes de pierre verront son suicide.

Il se relève et sort de ses loques le récipient sombre volé deux mois plus tôt, chez une sorcière recluse en un bois sinistre. Le liquide qu’il entend murmurer sous le bouchon de liège est un poison terrible, qui dévore les tripes et le cœur, et brûle l’esprit comme un fer rouge.

Il dévisse le bouchon, lentement, et lève l’odieux goulot sous les lumières lépreuses qui tombent des vitres. Le poison frémit et trépigne, il chuinte et siffle comme un démon. Lorsque l’homme le boit, il descend le long de son cou telle une coulée de scorpions, et une douleur si intense le pourfend qu’il en tombe sur les genoux, encore. Le verre se brise. Il hurle.

Sous ses yeux presque morts, son histoire se déroule une dernière fois. Il se revoit, jeune et vigoureux, devenir Pèlerin et rencontrer le Vieux pour l’unique fois. Il l’entend prononcer ces mots hypnotiques, qui l’ont suivi depuis lors, même oubliés ; ces mots mystérieux sur les Cinq serviteurs du Vent, ceux que l’on ne peut trouver.

De ces Serviteurs, notre pèlerin n’en vit que les derniers. Le premier, le tout premier d’entre eux, lui est demeuré secret pour toujours. Cinq clés moins une, voici tout ce qu’il put trouver.

Entre le terme de ses jeunes jours et le début de ses vieux, lui furent données les deuxième et troisième clés. Elles furent respectivement nommées l’Innocence des nuées et des tentes, et le Rire des lèvres belles sous l’effet de l’ire ou des ivresses pénitentes.

Il dut chercher plus longtemps pour trouver le pénultième Serviteur. Cette recherche fut difficile et lui prit un bon bout de son existence. Il put toutefois le rencontrer un peu plus tôt que son vieillissement, et reçut en récompense une clé en forme de Cycles, de vibrements divins des mers virides.

L’ultime clé lui fut brûlée sur le torse près d’un siècle plus loin. Son corps souffreteux, sur le point de mourir, soutint le choc, et cette dernière clé, ce Suprême Buccin plein de curieuses strideurs, le remplit de forces.

Il put donc rebrousser chemin et retourner sur le lieu de son début, conscient de son échec. De cet échec prononcé dès les débuts, dès le moment où le Premier Serviteur lui est demeuré secret.

Et le voici, notre pèlerin, qui meurt sur les pierres de cette église, tué d’une gorgée violente de son poison féroce. Comme sous un frisson d’ombelle, des coulées de sève pourpre, toussées ou vomies, dégoulinent sur son noble front studieux, et les lueurs violettes de ses yeux s’éteignent ; et s’éteint en même temps cette quête trop longue et pour toujours stérile.

Bientôt, sur ce corps prostré, viendront bourdonner de velues mouches lustrées, qui bombineront entre les remugles cruels.

Bientôt.

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