Pas très corporate
J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. Celle qui grince au gré des prières d’un orgueil malmené. Celle qui nait dans le marasme d’une entreprise de renom, au sein du cœur battant d’ambition d’une start-up, ou même dans une petite association qui avait pourtant tout pour se prévaloir du titre d’humanitaire. J’aimerais dire l’ultime jouissance de ce souffle projeté dans ce tuyau de fer, celle qui dit qu’enfin, tout sera bien, qu’enfin…je serais bien.
Mais avant de me complaire dans la description suppurante de mon orgasme meurtrier, écoutez la supplique de cet homme-là, qui s’accroche à son bureau 100% ergonomique, le dos bien avachi contre son fauteuil garanti anti-tendinite – et pourquoi pas anti-escarres ?- les yeux rivés sur l’écran à la luminosité anti-migraine. Ecoutez sa respiration difficilement contrôlée afin qu’elle ne se transforme pas en hurlement. Regardez son visage crispé par la colère, décelez-y la haine et, plus profondément, derrière les cernes, les rides et les poils gris, le désespoir. Et installez-vous sur ses genoux, dans ses chaussures de cuir poli, dans sa chemise presque repassée, dans sa tête, dans ses tripes. Sentez. Sentez comme ce corps fatigué a vieilli trop vite par manque de valeur et de sens. Ressentez comme il a souffert des humiliations et de ces maux modernes qu’on rassemble sous le concept de stress, tant et si bien qu’on en vient à oublier sa véritable signification, tant et si bien que la marotte de la décennie, c’est le développement personnel, la recherche du bien-être. Où en est-on arrivé pour que le bien-être ne soit plus évident ? Où en sommes-nous pour que notre propre valeur ne soit pas accessible à notre entendement ? Demandez-vous, comme il se le demande, comment il va pouvoir continuer à vivre dans cette gangue étouffante de termes puants comme « lean management » et de perversion d’idées telles que la libération de l’entreprise, la bienveillance et la transparence.
Là. Etes-vous bien installés ?
En apparence, il est calme et même jovial. Un type bien bonhomme, le collègue qui demande toujours des nouvelles de la famille, un peu taquin, un peu bizarre parfois. Bien sûr, il lui arrive de s’emporter, il lui arrive même de se révolter un bref instant. Et puis, il travaille sur sa méditation, sa prise de recul, sa mise à distance, son désengagement, son anti-passion. Et alors, il ravale sa colère, il déglutit sa révolte, digère son injustice et chiera bientôt ses valeurs.
Quand il rentre chez lui, dans son petit appartement du centre-ville, il s’assied sur le canapé de cuir garanti sans massacre animal et se serre un verre de lait végétal bio sans gluten, option équitable. Allégé en sucre, en matière grasse et en goût. Sa rancœur est un brouillard élastique et noir autour de lui, renfermant une bête enragée. Ses contours se dessinent alors qu’elle tente de percer la membrane. Il écoute la télévision lui dire combien le monde dehors est dangereux, comment la misère des uns fait le pain béni des autres, comment ceux qui ont assez rejettent ceux qui n’ont plus rien. Et pendant que ceux qui ont tout prennent encore à ceux qui survivent, il se dit qu’il inviterait bien un ami ou deux à venir dîner. Mais il ne le fait pas. Ils sont loin et puis, après tout, que pourrait-il leur raconter qui ne les ennuie pas ? Quelle blague aurait-il la force de faire pour ne pas se plaindre, pour ne pas ressasser, pour ne pas les agacer, pour qu’ils veuillent revenir ? Non…Il n’invite personne. Au lieu de cela, il fixe son permis de chasse et il se dit qu’il se ferait bien éclater la tête, comme ça, là, histoire de faire quelque chose. Agir. C’est pas qu’il ait spécialement envie de mourir, non, c’est qu’il ne voit rien d’autre pour impacter un changement. Et puis, c’est pas chômeur, un mort. Ca ne connait pas la pauvreté, la faim, la rue. Il se lève, tâtonne au-dessus de l’étagère. Ses doigts dessinent des rigoles dans la poussière, effleurent la crosse, le froid terrible du canon. Il ne s’en est servi qu’une fois, quand il y croyait encore, quand il pensait encore qu’une partie de chasse avec son patron pourrait le propulser là-haut, au top du top, au sommet de sa carrière, au sommet de son bonheur. Il a gravi cette montagne-là, s’y est assis et a recommencé à crever à petit feu, aussi bien qu’il l’avait fait en bas, mais avec du fric et toujours personne avec qui le dépenser.
Il le tient sur ses genoux, comme d’autres auraient tenu un nouveau-né, délicatement, avec une certaine crainte et un respect inné. Il examine les chambres, pleines, lourdes, chargées de promesses. L’idée lui vient, comme ça, là, sans qu’il ne l’ait préméditée, sans qu’il n’y ait même pensé avant. Elle s’impose à lui, c’est un vieux rêve d’enfant après tout. Le justicier. Celui qui va punir les méchants qui s’en tirent toujours impunément. Les immoraux légaux, ceux qui ont perdu de vue les conséquences de leurs actions parce que personne n’a jamais eu les couilles de les leur balancer en pleine poire. Ha oui, pour ça, il va leur en mettre dans la poire ! Je souris, mon cœur bat fort, un rire crispé grelotte au niveau de mon plexus. Je n’ai pas ri depuis si longtemps que j’en suis surpris. Je n’ai pas senti mon cœur battre ainsi, que j’en prends mon pouls, saisi d’inquiétude. Est-ce une crise cardiaque ? Avouez que ce serait dommage, maintenant qu’il est si bien décidé ! Il se lève, il va y aller maintenant, il ne peut pas attendre ! Mais les bureaux sont sans doute fermés à présent. Alors, il se rassoit, pose l’arme à côté de lui et s’abandonne plus que jamais au film de la soirée. Pour une fois, il ne le regarde pas seul. Le scénario lui semble merveilleux de richesses et de rebondissements. Les acteurs sont inspirants, inspirés, expirés parfois. Et l’actrice, celle qui baise, est sublime, magnifique, sexy, bandante. Il aurait bien couché une dernière fois, lui. Il aurait bien embrassé une dernière fois, aussi. Mangé une tartiflette aux truffes. Respiré l’odeur chargée d’histoire du vieux cinéma au coin de la rue. Posé ses pieds au bord d’une falaise irlandaise. J’aurais contemplé les lèvres de mon ex-femme. Et caressé la peau tendre de l’intérieur de ses cuisses, patinée de frottements, chaude et prometteuse.
Mes doigts caressent le métal. Froid, mais doux, lisse et finalement, lui aussi prometteur. Il ne se couche pas, je ne me couche pas. « Je ne me coucherais que pour ne plus me relever. » En voilà une phrase coup-de-poing ! Bien digne d’un héros. Il laisse tourner la télévision et s’accoude à la fenêtre ouverte. Le vis-à-vis est si parfait qu’il voit les fenêtres illuminées comme autant de petits écrans ouverts sur la vie de ses voisins. Encore un sourire. C’est merveilleux de sourire, comme ça, sereinement, avec la certitude parfaite que la bonne décision est prise.
Et subitement, il fait jour. Où est passée la nuit ? Il se douche et se vêt de son costume préféré. Il veut être élégant, digne de ses idoles enfantines. Il se contemple dans le miroir. Ai-je toujours été aussi beau ? Ai-je toujours eu cette minuscule fossette sur la joue qui me donne un charme irrésistible ?
Et puis c’est déjà presque fini. Il y a eu tellement de hurlements qu’il n’a pas entendu. Tellement de sang qu’il n’a pas vu. Il est comme dans un autre monde. Il sait qu’on parlera de lui au JT, qu’on le jugera mauvais ou fou mais qu’au cœur des autres, de la populace de salariés, de ceux qui vivent son cauchemar, rêvent son rêve sans jamais l’accomplir, les choses seront différentes. Ils me dresseront en héros, en messie, secrètement, honteusement peut-être…mais sans aucun doute. Ce que je sens, c’est l’odeur. J’avais oublié l’odeur chaude et entêtante de la poudre. Elle se mêle aux relents poussiéreux habituels de la moquette du couloir. Je ne ressens rien d’autre que mon corps, mon souffle qui passe rapidement dans mon nez, mes poumons, mon sang qui bouillonne agréablement. Mon corps en vie pour la première fois depuis si longtemps. C’est si bon que j’hésite un instant, un bref instant, à peine une demi-seconde avant de me souvenir que ce sentiment est corolaire avec la certitude d’en finir bientôt. Il s’assied à son bureau, rassemble des dossiers. Je veux que mon sang tâche un maximum de choses. Qu’ils ne m’oublient pas de sitôt, même une fois leurs morts enterrés. Qu’ils soient forcés de retirer ma cervelle des touches de mon clavier ergonomique.
Je prends le temps de me souvenir. Je suis serein. Mais je ne veux pas mourir trop heureux. Poser le canon contre mon menton. Il brûle, c’est bien. Penser à l’orgasme qui viendra du souffle métallique. Penser une dernière fois : allez tous vous faire foutre.
Presser la détente. Et oublier enfin.
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