Comme tous les matins, Rick gara son vieux pick-up Chevrolet sur Main Street. Il était cinq heures. Et comme tous les matins, il entra dans un Royal diner désert. La plupart des néons n’étaient pas allumés et le sol brillait encore du passage de la serpillère.

Il alluma une cigarette puis s’installa à sa place habituelle, la cinquième table le long de la baie vitrée, et attendit patiemment que ce vieux laideron d’Ann-Lucy apparaisse avec son tablier plein de graisse.

Mais, à sa grande surprise, il entendit une voix plutôt jeune l’accueillir d’un bonjour. Et un bonjour assez convivial. Rien à voir avec celui de l’autre teigne qui l’invectivait tous les jours sous prétexte qu’il marchait dans le mouillé. Il leva la tête, déconcerté, et remarqua Patty Bells pour la première fois. Elle n’avait pas vraiment l’allure de l’abonnée modèle à la bibliothèque municipale. De toute façon, lui non plus n’y mettait jamais les pieds. Mais sa jupette et son décolleté l’avaient figé sur place, pour ne pas dire hypnotisé. Il resta ainsi quelques secondes, le regard posté sur ce jeune corps qui venait de faire exploser son taux de testostérone.

— Qu’est-ce que je vous sers ?

Rick recouvra un peu ses esprits avant de les reperdre aussitôt. Cette fille était sublime. Certes un peu jeune pour lui, mais sublime.

— Ça ne va pas, monsieur ?

Elle croisa ses bras sous sa poitrine, ce qui eut pour effet de l’agiter légèrement. C’en était déjà trop pour lui.

— Excusez-moi mais vous avez des seins magnifiques ! déclara-t-il.

Patty écarquilla les yeux, sans se fâcher pour autant. D’ordinaire, les péquenauds pouffaient de rire entre eux et mimaient des insanités en la reluquant. Certains se contentaient de la mater en gardant une main sous la table. Et lorsque l’un se mettait à parler, c’était pour lui demander à quelle heure elle quittait ou si elle avait un petit copain. Si certains faisaient semblant de s’intéresser à elle, lui demandaient si elle aimait le cinéma ou faire du cheval, tous avaient une petite lueur salace qui scintillait dans leur regard. Plus d’une fois Patty s’était sentie mangée toute entière par leurs énormes yeux baveux et globuleux. Au début, ça lui filait la gerbe et elle s’était plainte au patron. Ce dernier avait d’abord arrondi les angles : « Allons, mon petit, ce ne sont que des mots. Faites votre carapace ». Mais il avait bien remarqué que le physique de Patty attirait pas mal la clientèle masculine. Alors ce bon vieil Everett Ross lui avait expliqué que tant que personne ne la coinçait dans un coin, il faudrait prendre les choses du bon côté : « Avec philosophie disons ». Patty n’avait pas fait les grandes écoles et voyait une figure d’autorité aussi puissante qu’un président chez le tenancier du Royal diner. Alors elle avait acquiescé comme la cruche sans ambition qu’elle était et s’était même laissé peloter les fesses une paire de fois.

Aujourd’hui était différent. Rick Paterson venait de déclarer, ses deux mains rangées sur la table, qu’elle avait une belle poitrine. Elle se sentait toute gênée. Gênée positivement. Et c’était bien ça le plus troublant. Il n’avait pas tenté de l’endormir ou de lui causer de ses jolis yeux. À l’inverse des autres hypocrites, il venait de faire preuve de franchise ; une franchise toute relative, puisque ce n’était pas son sourire qu’il avait vanté mais ses attributs dans leur ordre le plus sexuel qui soit. Ça semblait néanmoins lui suffire. Même si ce type souhaitait clairement la dévorer, elle ne décelait pas le même appétit que chez les gros porcs habituels. Et puis Patty n’était pas la plus idiote – il y en avait encore une sacrée liste derrière elle –, elle savait très bien qu’en dévoilant un décolleté pareil elle ne pouvait qu’attirer le regard et les réactions de toute la virilité du secteur. Et elle appréciait généralement ça. C’est pourquoi elle répondit :

— Merci.

— C’est sincère. J’en avais encore jamais vu de si stricts.

Rick baissa les yeux vers le rack à condiments. Patty, qui se demandait ce qu’il entendait par stricts, en fit autant.

— Vous voulez du café ?

— C’est pas de refus.

Tremblotante, elle commença à le servir. Rick percevait aisément à quel point il l’avait déstabilisée. Ça l’excitait pas mal.

— La tasse va déborder… prévint-il.

— Oh ! pardon, haussa-t-elle en relevant la verseuse juste à temps.

— Vous êtes nouvelle ?

— Non. Je travaille ici depuis l’été dernier. Je suis du matin que depuis cette semaine.

— C’est temporaire alors ?

— En fait, comme j’ai menacé d’arrêter mes études, maman a dit que je devais me trouver un job sérieux si je voulais faire cette connerie. Donc me voilà ! fit-elle en agitant les mains comme un magicien qui présente son tour.

Puis elle sourit. Un sourire de collégienne amoureuse de son professeur de sport. Rick resta impassible puis goûta au café.

— Ça va ? Il n’est pas trop chaud ? Il est tout frais. C’est marrant qu’on dise d’un truc qu’il est frais lorsqu’il est chaud, non ?

— C’est parfait. Je préfère lorsque c’est bien chaud de toute façon, dit-il impassible tout en expulsant de la fumée de cigarette.

Sans trop pouvoir l’expliquer, Patty était sous le charme de cet homme. Sous tous les charmes. Pourtant, si Rick Paterson s’exprimait avec une certaine aisance, il n’était pas à classer parmi les beaux gosses du coin. Son visage était parsemé de vieilles traces d’acné et il n’avait pas vu de dentiste depuis l’affaire du Watergate. Ses cheveux mi-longs et emmêlés formaient comme un paquet de spaghettis mal cuits derrière ses oreilles. Il y avait deux patchs raccommodés sur les bras de sa chemise à carreaux et son jean était usé jusqu’aux fils. En revanche, il suintait l’assurance et la virilité par tous les pores. Le genre de puissance qui aurait fait vomir une New-yorkaise ou une greluche de Californienne à coup sûr, mais pas une fille d’un bled comme Ludvig, Montana. Surtout lorsque celle-ci n’avait pas encore vingt ans et qu’un job sérieux se résumait à être serveuse dans un diner.

Patty observa par la fenêtre pour reprendre ses esprits. Il faisait encore nuit et on attendait pas mal de pluie pour cette journée.

— En ce moment, c’est plutôt l’humidité que la chaleur, murmura-t-elle.

— Mais les deux peuvent très bien aller ensemble.

Rick n’eut aucun mal à discerner une palpitation dans l’œil sombre de Patty. Il n’aurait jamais cru que c’était si simple de la retourner à sa cause. Et désormais, il n’avait plus qu’une seule envie, celle de la retourner contre un mur et de la pilonner. Ça lui rappelait le genre de pulsion qu’il avait éprouvé pour Denise, au début de leur aventure. Lorsqu’il en était presque à se masturber dans les toilettes en repensant à leurs ébats.

— Comment tu t’appelles ?

— Patricia Bells. Enfin… tout le monde m’appelle Patty. C’est ma tante qui a trouvé le surnom quand j’étais petite, parce que je répondais Patiti Patata quand on me demandait mon nom.

Rick ne voyait pas le rapport. Mais il l’écoutait, sans réagir, se contentant de la fixer droit dans les yeux, obliquant parfois sur sa poitrine, ses hanches et ses cuisses. Il la sonda ainsi plusieurs secondes avant de lui tendre la main.

— Moi, c’est Rick. Rick Paterson.

Elle serra mollement le paquet de doigts à la fois gras et grumeleux de Rick. Il reprit avant qu’elle ne parle :

— Tu sais quoi Patty, ça fait quelques temps que je viens tous les jours, et tu sais combien de clients j’ai l’habitude de croiser pendant que je prends mon petit-déjeuner ?

— Euh… huit ?

Rick ne se laissa pas déstabiliser par la réponse et compléta :

— Zéro.

— Et donc ?

— Et donc ça veut dire que nous ne sommes peut-être que deux à discuter à l’heure qu’il est, à Ludvig. Deux personnes à éprouver un intérêt l’un pour l’autre. Personne ne passe dans la rue. Personne n’entre dans le restaurant. Et nous, on est là. C’est pas fascinant ?

— J’avais jamais réfléchi à ça, mais c’est vrai. Ça ficherait presque la trouille ! ajouta-t-elle en gloussant.

En effet, Rick Paterson n’était ni poète ni philosophe ; des qualités qui n’intéressaient pas Patty outre mesure. La dernière fois qu’elle était sortie avec un mec trop cérébral, elle n’avait rien compris aux signaux qu’il lui envoyait pour lui dire qu’il l’aimait, et elle l’avait jeté en prétextant qu’il la snobait avec ses phrases de dictionnaire. Fini les intellos. Et puis elle en avait marre des types de son âge. Elle voulait un mec d’expérience ; un qui saurait s’occuper d’elle sans penser à sa performance ; un qui parlerait peu et qui ne compliquerait pas les choses. Un comme Rick, lui soufflait la petite voix de sa conscience. Seulement, les hommes comme Rick attendaient toujours quelque chose après un premier baiser. Quelque chose d’immédiat et de plus cochon qu’une main aux fesses. Et ça, ce n’était pas très républicain. Même si certaines pratiquaient l’acte au premier soir, Patty avait pris l’habitude de faire languir ses partenaires durant quelques mois. Et lorsqu’elle sentait qu’il lui échappait, elle lui taillait une petite pipe et entretenait ainsi l’espoir. Le mec gagnait toujours au final. Sauf que ça, c’était avec les mecs populaires de sa génération. Ceux qui traînaient entre eux et se racontaient les moindres détails de l’anatomie de leurs conquêtes. Patty avait un peu d’amour-propre et ne validait pas qu’on puisse la qualifier de fille facile. Ou pire, de salope. Mais l’homme qu’elle avait en face d’elle n’était pas de cet acabit. Elle se doutait qu’il devait être marié et père de famille, ce qu’elle jugeait comme positif et négatif à la fois. Positif, puisqu’il ne parlerait à personne de cet écart. Négatif, puisqu’il la ferait poireauter des années avant de quitter sa femme, et que même les pires menaces de rupture ne suffiraient à accélérer les choses. Si elle était à peu près sûre du premier fait, rien ne garantissait le second. Après tout, il quitterait peut-être sa bonne femme le soir même – s’il n’était pas déjà en instance de divorce.

— Depuis trois semaines que je fais l’ouverture, j’ai remarqué que le shérif Hoover venait tous les jours prendre son petit-déjeuner à cinq heures quarante-cinq. Juste avant son service et que je parte au travail. C’est le second client après moi (il déposa sa main sur la sienne). Voilà qui nous laisse un peu de temps pour mieux nous connaître.

Elle accepta le contact sur sa paume puis s’éloigna vers le bar d’un pas curieux. Un pas qui lui fit craindre qu’elle ne le plante là avec sa demi-molle et son café frais mais chaud quand même. Elle bifurqua finalement vers la porte d’entrée, retourna l’écriteau ouvert sur fermé et tourna le verrou. Puis elle se dirigea vers les toilettes, s’arrêta et lui lança un regard qui ne dissimulait rien. Un regard aussi ouvert que ce que ses cuisses s’apprêtaient à faire. La lumière s’éteignit et elle disparut.

Rick aussi avait sa petite voix qui lui soufflait des conseils. Ça avait d’abord pris le sale ton de la bonne morale. Et Denise alors ? Tu vas lui briser le cœur si elle apprend ça. Il l’est déjà assez comme ça.

Mais Rick n’eut aucun mal à la faire taire, surtout lorsqu’il repensa à ce doublon de merveilles qui dormait dans le soutien-gorge de Patty. La petite voix opta vite pour un timbre plus permissif.

Nouveau job, nouvelle gonzesse, Ricky. Pense à toi un peu.

Voilà un conseil qui lui plaisait plus.

Ce n’était pas très chouette pour sa femme, qu'il avait jadis trouvée si chouette, mais il connaissait tellement de types et de nanas qui couchaient ailleurs qu’il commençait à se demander ce qui était légitime ou pas. Et puis franchement, une telle occasion ne se représenterait probablement pas. De plus, Denise venait de prendre son quinzième kilo et trouvait ça amusant.

Voilà, ça lui apprendra à rire de trucs pas drôles.

Rick s’extirpa de la banquette et de la table en formica. Le sommet de son érection se heurtait douloureusement contre son trousseau de clés dans sa poche. Il glissa une main dans son slip pour déplacer son membre et repensa à la première phrase de sa conscience. Elle venait de réapparaître tel un avertissement. Un ultime avertissement. Mais Rick, une main sur sa queue et l’autre sur la poignée de la porte des toilettes, choisit définitivement d’écouter la dernière.

Allez, Ricky, c’est jour de chance : c’est jour de baise.

Alors Rick obéit.