3.
La scierie trônait en haut d’une colline à la sortie de la ville. C’était la fierté de Paul McPherson. De son bureau, il avait une vue imprenable sur tout Ludvig. Il pouvait guetter ses véhicules qui partaient accomplir les deux heures de route jusqu’au site forestier de Corner Peek en été. Il pouvait compter les camions qui revenaient avec des tronçons de mélèze subalpin fraîchement coupés à l’automne. Il contrôlait son univers.
En ce lundi matin et comme le voulait son organisation, ils ne seraient que quatre à partir. Trois resteraient sur le site jusqu’au dimanche tandis qu’un seul reviendrait au soir avec le groupe de la semaine précédente. Une équipe par véhicule garantissait l’assiduité. Quelques années avant de mourir, son père avait eu un regain d’humanisme et décrété que les ouvriers pourraient dorénavant se rendre sur le chantier avec leur propre moyen. En quelques semaines, l’absentéisme, les retards et surtout le manque de rendement l’avaient conduit à revoir son jugement et à imposer le voyage collectif obligatoire. Paul McPherson ne faisait que perpétuer la tradition. Mais entre la bouffe, l’entretien de la base vie et le carburant, envoyer ses équipes en exil durant des semaines à plus de deux milles mètres d’altitude lui coûtait un petit paquet de pognon. On lui reprochait souvent son refus de délocaliser – pas forcément au pied de la montagne, mais quelque part le long de la route nationale, au cœur de la vallée. Sa réponse était toujours négative. Il avait perdu trois bûcherons dans des accidents de la route à cause de son entêtement. Autant dire que les assureurs lui cassaient bien les burnes avec ça. Les compagnies avaient beau mettre en avant les économies que réaliserait la scierie en déménageant, même l’argument financier ne suffisait pas face aux convictions de Paul McPherson – celui de la vie de ses employés non plus d’ailleurs. Il n’envisageait nullement de quitter l’emplacement historique de sa société. D’une part, parce qu’il n’était pas homme à recevoir des conseils mais plutôt à en donner, et d’autre part car il ne trouverait jamais meilleur belvédère que ce bureau cinquantenaire pour regarder de la sciure se transformer en dollar.
À cinq heures quarante-cinq, McPherson en était à son deuxième café et commençait à s’impatienter qu’aucun pick-up ne quitte l’usine. La nuit tombait tôt en forêt. S’il voulait du rendement, il exigeait que le personnel soit sur chantier à huit heures, faisant de cinq heures trente la dernière tranche horaire autorisée pour le départ. S’ils arrivaient avant, ils avaient le temps de se décontracter autour d’un café ou même de faire une sieste. C’était une motivation selon lui. Or il était presque cinquante. Pour peu que le chemin soit couvert d’ornières dues aux dernières pluies, ils ne seraient pas là-bas avant dix heures.
Les fils de pute, répétait-il en se pinçant les lèvres.
McPherson fulminait mais ne se soignait pas pour autant à coups de gueulantes depuis la fenêtre de son bureau. Il préférait largement le contact direct, la phrase acerbe et le rappel au professionnalisme. Lorsqu’il y avait un truc à dire à un de ses gars, il faisait toujours en sorte que cela s’accompagne d’un petit procès en public. Une tactique qui fonctionnait bien puisque personne n’était irréprochable. Il y en avait toujours un pour arriver en retard, casser un outil ou traîner vingt minutes aux chiottes, et ça pouvait lui revenir dans les dents des jours après l’événement comme un boomerang. À croire que McPherson était omnipotent et voyait tout, savait tout ! Sa règle d’or : être sûr de son fait et toujours s’exprimer dans le calme et le respect, ce qui lui évitait la fronde jusqu’ici, voire de se faire casser la gueule.
McPherson quitta son bureau et s’aventura dans le secteur des vestiaires. Une fois la porte atteinte, il reconnut Hank Kennedy et Freddy Nakata adossés au mur des sanitaires. Ces deux-là n’avaient pas le permis et attendaient qu’on vienne les chercher depuis une demi-heure. Ils fumaient clope sur clope et paraissaient satisfaits. C’était toujours mieux que d’arpenter les sentiers de Corner Peek et d’y couper du bois. Voilà de quoi en ajouter au dossier de ces deux-là, pensa McPherson. T’inquiète pas qu’ils vont me le payer.
— Je peux savoir où est Daryl ? demanda-t-il.
— Aucune idée.
— Et Julian ?
— Je l’ai croisé hier soir en ville, répondit Kennedy, il avait pas l’air en forme. Il m’a dit qu’il y avait une chiasse d’enfer qui traînait en ce moment. Paraît même qu’elle aurait l’aspect du pétrole.
McPherson ouvrit la porte du vestiaire et y fit un pas. Ça sentait la vieille serviette sale collée au radiateur mais personne ne s’y planquait.
— On fait quoi ? On les attend ? demanda Nakata de son air niais.
— Ça fait déjà un petit moment qu’on poireaute, ajouta l’autre.
McPherson glissa ses mains dans les poches et contracta ses poings le plus fort possible.
— Je vais vous dire ça, les gars. Je vais vous le dire.
Il avait bien l’intention de téléphoner chez les deux absents et d’y semer autant de merde que celle dans laquelle il se trouvait. Il dirait sûrement à leur femme que leur mari n’était pas venu travailler et qu’il n’aurait pas d’autre choix que d’appeler l’agence d’intérim de Laurel. On lui enverrait un type qui serait peut-être super bon et vachement ponctuel, et qui hélas contraindrait l’établissement McPherson à l’embaucher en lieu et place du disparu du lundi matin. Moche.
Il était sur le chemin de son bureau, prêt à exécuter son plan lorsqu’il entendit :
— Et sinon y a ce type qui vient tout le temps en avance. Il peut peut-être nous emmener et ramener les autres dans la foulée.
— Lequel ?
— Bah, Paterson je crois.
Paterson contrôlait le calibre des troncs et les rectifiait si nécessaire. Il n’était pas là depuis longtemps et le patron n’avait encore aucun dossier à charge contre lui. Ce n’était pas le plus futé mais il possédait un permis de conduire en vigueur.
Alors que McPherson réfléchissait, Kennedy renchérit :
— Ah ben le v’là. Y a qu’à lui demander.
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