Après le déjeuner, Rick s’était installé dans un canapé en alcantara et avait fermé les yeux « juste pour les reposer ». C’était l’excuse de Denise quand elle pionçait devant la télé. Rick avait beau la secouer et lui conseiller d’aller au lit elle lui répondait systématiquement qu’elle ne dormait pas, qu’elle écoutait en reposant ses yeux. Mais quand lui tentait l’expérience, ça foirait à chaque fois. Cet essai ne dérogeait pas à la règle. Tandis que sa femme et sa maitresse s’enfuyaient respectivement d’Helena et de chez monsieur et madame Paterson, Rick rêvait d’Archie.

Archie Paterson était né à Laurel, le 29 février 1980. Et hormis le grand malheur de ne pouvoir souhaiter son anniversaire qu’une fois tous les quatre ans, il était en parfaite santé. Rick et Denise formaient encore un couple à cette époque. Ce n’était clairement pas l’union la plus idyllique et glamour qui soit, mais ça marchait. Oui, ça marchait même plutôt bien.

Au début de leur aventure, Denise avait rempli un questionnaire du Vanity Fair. Ils passaient alors le plus clair de leur temps totalement nus dans un lit. Le résultat fut probant. 46 pourcents. Cela correspondait, selon l’enquête, à leur taux de compatibilité amoureuse. Dans une autre colonne, il y avait le score de plusieurs couples sexy et supers tendances du moment. Mick Jagger et Jerry Hall n’étaient qu’à 37 pourcents. Alors elle s’était dit que 46, c’était franchement honnête.

Rick travaillait encore pour Flick à ce moment-là. Il livrait du bois de chauffage d’octobre à avril et passait le reste de l’année à le couper. Ses horaires étaient raisonnables, sa consommation d’alcool également. Quant à Denise, elle ne savonnait pas encore les toilettes de Earl mais tenait la compatibilité d’un menuisier peu bavard mais réglo. La mère de Denise savait encore utiliser sa tête et prévoyait de garder le bébé afin que sa fille reprenne vite le travail. Oui, on pouvait dire que ça marchait bien lorsqu’Archie se décida à naître.

Rick avait d’abord pris cette petite chose comme un étranger dans la maison. Et un étranger fichtrement encombrant. D’abord, il avait dû débarrasser toute une pièce pour le morveux. Vidé ses affaires, sa guitare et pas mal de bordel que lui et Denise (parce qu’il faut bien le dire, la majorité lui appartenait) avaient accumulé dans la fameuse « chambre d’amis ». Par chance, Denise avait choisi un motif de tapisserie uni – mais Rick s’était dit que même en cas de raccord entre deux ours ou autre niaiserie, il aurait marié les lés comme elles tombaient. Il avait ensuite dû monter le lit et le beau mobilier tout neuf que sa belle-mère leur avait offert. Et puis Archie était entré dans leurs vies, avec les cris, les pleurs, les couches pleines de merde à ras bord. Jamais Rick n’aurait cru qu’on puisse autant chier et en rigoler. Parce que c’est bien ce que ce petit enfoiré faisait à chaque fois pendant qu’on lui talquait les fesses. Il se fendait la poire.

Mais encore une chance que Denise nourrissait Archie au sein. Rick avait entendu parler de parents qui donnaient le biberon. La plupart du temps, c’était parce que la nana ne produisait pas assez de lait ou que le mouflet n’en voulait pas. Mais certains pères exigeaient de participer à cette tâche. C’était bougrement des fiottes selon lui. Il n’était pas rare que le bonhomme, la tête dans le cul, soit envoyé en cuisine en plein milieu de la nuit pour préparer et chauffer le lait, au risque de se ramasser la gueule dans l’escalier, de se cogner un petit orteil ou de carrément se planter dans les dosages.

Et puis il ne fallait plus mettre la télé trop fort. Parler doucement, sans quoi une véritable sirène pouvait se déclencher. Changer le mioche toutes les deux heures parce qu’il était trempé de pisse et que de la chiasse à moitié verte avait débordé de sa couche. Bordel ! c’est qu’il coûtait un bras en couches aussi.

Le rodage ne dura pas loin d’un mois entre eux. C’est autant de temps qu’il fallut à Rick pour s’acclimater à Archie. Denise n’avait rien forcé. Elle connaissait les qualités et les défauts de son mari et savait qu’il finirait par s’ouvrir à son fils. Après tout, Rick n’était pas plus avare en amour qu’un autre homme, il était seulement plus habile à le dissimuler.

Ainsi les jours se transformèrent en semaines et les semaines en mois, et la famille Paterson commença franchement à avoir de la gueule.

C’est là que les premiers problèmes sont arrivés. Que ce qui marchait bien se mit soudain à zigzaguer. Comme ça. Sans raison. Sans qu’un sale type ne vienne réclamer du fric à la porte comme monsieur Fletcher par exemple.

Ça commença par Denise. Le menuisier chez qui elle bossait se blessa sérieusement sur une de ses machines et fut contraint de prendre sa retraite sans successeur pour la boutique. Chômage technique. Les dollars n’avaient jamais coulé en source abondante chez les Paterson, mais on n’avait encore jamais été obligé de compter les quarters ni même les cents les plus insignifiants. C’est pourtant bien ce qu’ils se surprirent à faire après quelques semaines sur un seul salaire.

Puis ce fut au tout de madame Chairman de faire son AVC et de rejoindre son mouroir. Mauvais pour le moral de Denise.

Rick prit la décision de quitter Flick pour Growl, motivé par l’idée de remporter sa paye et au moins une partie de ce que Denise avait perdu. Ça marcha un temps, mais ce n’était plus ça. Le déséquilibre maison travail avait basculé du mauvais côté. Horaires de merde. Retards. Absences. Reproches. Culpabilité. Alcool. Le couple aux 46 pourcents de compatibilité vit soudainement sa côte décroître.

Et au milieu Archie, qui grandissait. Qui allait avoir un an et fêter son premier anniversaire. Rick fit un détour de cinquante kilomètres par Billings et son Toy’R’Us. Il se laissa convaincre par le magnifique Parking Ramp de Fisher Price. Archie ne jouerait peut-être pas tout de suite avec, mais ce serait à coup sûr un investissement d’avenir. Quel petit garçon n’a jamais aimé faire dévaler des petites voitures sur un toboggan ? Mais Denise trouva cette idée complètement absurde lorsqu’il le lui présenta. Le garage coutait pas loin de 25 dollars, ce qui était une sacrée somme compte tenu de leur situation, et elle exigea qu’il retourne se faire rembourser. Ils s’engueulèrent et ne s’adressèrent pas plus d’une dizaine de mots les jours suivants.

Ils devaient en être à mille depuis.

Rick rentra le lendemain soir complètement rond. La maison était silencieuse et dans le noir absolu. Il avait d’abord pensé que Denise s’était tirée avec le petit, ce qui aurait été une bien meilleure alternative pour eux. Il s’était dirigé vers le réfrigérateur, en avait extrait une bière qu’il avait décapsulée avec un couteau couvert d’épluchures de carottes. Puis, vautré dans le sofa, il s’était mis à réfléchir. Même si elle s’était barrée, Denise ne serait jamais partie en laissant son attirail de cuisine en plan sur la table, et encore moins des légumes à moitié coupés en vrac. Toujours assis, il ausculta chaque recoin de la maison, chaque petit détail qui défiait l’habitude et l’ordre qu’instaurait Denise. Et c’est là qu’il comprit. En voyant la porte de la cave ouverte.

La sensation de peur lui compacta le corps tout entier. Ça lui rappela la première fois qu’il avait écrasé une canette métallique de soda ; la curieuse impression ressentie en découvrant qu’un volume de 33 cl pouvait se comprimer au point de ne même plus laisser d’air à l’intérieur. Son cœur était comme une putain de conserve réduite à quelques centimètres cube.

Il se leva, marcha lentement vers la porte. Plus il s’en approcha, plus il entendit un murmure, un très léger gémissement remonter des bas-fonds de la cave. Rick alluma la lumière et découvrit Denise se tenant au pied de l’escalier, Archie dans les bras. Celui qui fut un véritable petit asticot n’y bougeait pas d’un pouce. Il n’eut pas besoin de la questionner, pas besoin de réfléchir. Cette putain de porte ! Il avait répété des centaines de fois de tourner le verrou parce qu’elle ne fermait pas bien. Denise lui avait répété des centaines de fois qu’il fallait réparer ça plutôt que de devoir penser à la fermer à clé. Mais il n’avait suffit que d’une fois, une seconde d’égarement pendant qu’elle épluchait les légumes pour que leur enfant ait envie de visiter le sous-sol à quatre pattes.

Il n’avait pas pleuré. Sa nuque s’était brisée sur les marches en carrelage. Archie était mort un peu avant midi, le 12 février 1981, sans même connaître son premier anniversaire. C’était toujours à ce moment précis que Rick émergeait de ses cauchemars. Quand il repensait à l’anniversaire. Quand il repensait au Parking Ramp moisissant depuis trois ans dans le coffre de sa voiture.