19.

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Lorsque le fracas provoqué par la chute d'Archie arriva à ses oreilles, Denise était en train de relativiser en épluchant des oignons. Elle relativisait sur les malheurs qui leur tombaient dessus ces derniers temps. Sur sa mère dont on ne savait pas si elle réussirait à déglutir convenablement à nouveau. Sur son ex emploi qui leur apportait ce petit plus financier, ce coup de pouce les propulsant un léger cran au-dessus du niveau de la famille moyenne américaine. Sur Rick qui s'évertuait à trouver un travail plus lucratif pour subvenir aux besoins du foyer. Sur son petit Archie qui était en parfaite santé et qui ne comprenait pas plus pourquoi mamie était devenue zinzin qu'en quoi consistait les histoires de pognon de ses parents.

Denise avait déjà connu l'opulence lorsque son père vivait encore. Puis la période de vache maigre qui avait suivi avant un nouvel équilibre. Elle s'était dit que la vie ressemblait à un graphique remplit de montées et de descentes et qu'elle se situait au creux de la courbe, à l'orée d'une nouvelle période d'austérité. Mais elle savait que le fil de la vie demeurait malgré tout, et qu'elle et les siens seraient en mesure de traverser ces épreuves. Elle s'était dit que la vie ne pouvait pas jouer de sale tour lorsqu'on était entourée d'un homme comme Rick et d'un enfant comme Archie. Que grâce à eux, la pire des marées noires et puante de mauvaises intentions ne l'atteindrait jamais. Et puis Archie franchit la porte, jeta une main hasardeuse dans les ténèbres et se la brisa sur la troisième marche de l'escalier juste avant sa nuque sur l'arrête de la quatrième.

Denise accourut jusqu'à son fils sans parvenir à faire quoique ce soit d'autre de son propre corps que de marcher. Ni cri, ni pleur, ni mot prononcé. Elle ne s'aperçut qu'au bout de presqu'une minute qu'elle avait même cessé de respirer.

La poitrine d'Archie ne se soulevait plus. Ses paupières ne battaient plus. Ses petits pieds rangés dans ses chaussons Snoopy étaient tordus. Il se tenait comme un petit pantin de ouate qu'on vient de balancer en vrac. La conclusion lui vint immédiatement : il était mort. Elle le sut davantage lorsqu'elle le prit dans ses bras et qu'elle constata l'horrible forme qu'avait pris sa nuque. Cette douce petite nuque qu'Amy et ses qualités de coiffeuse amateure avait dégagée la veille. Puis l'air lui revint. Il revint pour lui donner la force de pousser un hurlement qui déchira toute la maison. Ce genre de cri qu'on entend au milieu de la nuit, lorsqu'un cauchemar plus vrai que nature nous fait perdre pied.

Denise n'appréciait guère se souvenir des circonstances qui avaient conduit à la mort d'Archie. Généralement, elle refoulait la pensée avant qu'elle ne survienne, la gardant étouffée à hauteur de sa gorge, juste avant qu'elle ne descende à son coeur et lui donne une envie irrépressible de pleurer si fort qu'elle en vomirait par la suite. Pourtant, Patty Bells assise en face d'elle dégustant le café le plus dégueulasse qu'elle n'aie jamais préparé, Denise songeait au jour ou son fils était mort et aux jours qui avaient suivi. Elle s'en rappelait comme du dernier rempart qu'avait été Rick avant de la faire plonger dans la dépression. Tout s'était effrité entre eux à une vitesse vertigineuse, mais il y avait toujours eu le lien Archie. Ce mince ruban qui ne produisait jamais un mot l'un envers l'autre, se contentant de s'exprimer à travers leur regard respectif. Elle savait que Rick était anéanti. Du moins, elle pensait qu'il l'était tout autant qu'elle. Mais il était toujours là. Même si elle n'était pas vraiment sûre qu'il l'aimait ou qu'il se souciait d'elle, Rick était là. Présence réconfortante donnant un peu de sens aux habitudes. On lui avait pris son fils. Et Rick était en train de disparaître dans les bras de cette petite pute de Patty Bells qui lui racontait comment il avait su la prendre par les hanches. C'était irréel. Surréaliste. Denise regardait des kilos de téléfilms et de séries sur toutes les chaines possibles et elle n'avait jamais vu une connasse venir expliquer ce genre de détail à la femme de son amant. Que cherchait-elle à produire ? Qu'attendait-elle d'elle ? Peut-être espérait-elle que Denise lui casse la gueule pour obtenir des dommages et intérêts. Ou bien tout simplement pour que Rick voie quel monstre sommeillait en sa femme. Une garce capable de castagner une gamine par pure vengeance. Elle réussirait peut-être même à faire croire que c'est Denise qui serait venue lui chercher des noises.

— Vous pensez qu'il va bientôt rentrer ?

C'était la troisième fois qu'elle lui posait la question. La troisième fois que Denise s'apprêtait à répondre qu'elle n'en savait rien avant d'ajouter que c'était la première fois qu'il mettait autant de temps à revenir. Elle eut presque envie de lui dire qu'il devait être dans les bras d'une seconde maitresse. Juste pour voir si ça lui ferait de la peine et comment elle le prendrait. Mais elle n'en fit rien. À la place lui revint l'image de son paquet de milky way qu'elle avait complètement occultée. J'en sais rien, sombre conne, se murmurait-elle en ricanant intérieurement. Mais moi je suis riche.

À chaque gorgée de café qu'elle buvait, Patty continuait à faire monter et descendre sa glotte derrière sa trachée. Denise imaginait les vas-et-viens de son mari en elle au rythme de sa manière d'avaler. Elle imaginait sa bouche toute neuve qui s'ouvrait, soufflait, inspirait, expirait tandis que cet ordure de Rick s'amusait.

— Il m'a manqué toute la journée.

Cette tête, cette bouche et cette langue qui vociférait des mots et des phrases de salope commençait à exaspérer Denise au plus haut-point.

— Vous pensez qu'il sera surpris de me voir ?

On atteignait le paroxysme. Denise se redressa, baissa la tête, refrénant la libération de quelque chose de très mauvais en elle.

— Ça ne va pas ? Vous voulez un verre d'eau ?

Mais vas-y connasse, fais comme chez toi et serre-moi un verre d'eau tiens.

Denise plongea son regard dans celui de Patty. Cette dernière y lu suffisamment pour changer de teint, abandonnant ses jolies couleurs estivales pour une pâleur plus de circonstance dans la situation où elle se trouvait.

Denise leva le bras et lui décocha une claque qui aurait couché un des bûcherons de Corner Peek à coup sûr. Patty vola en arrière avec la chaise et s'écroula par terre. Elle eut l'étonnant réflexe de mettre une main derrière sa tête, ce qui lui évita de se la fracasser sur le carrelage marron.

— Vous êtes cinglée ? hurla-t-elle.

Sur quoi Denise se rua sur elle en renversant la table et tout son contenu au sol, puis la saisit par le cou. Ses pouces s'enfoncèrent dans les cartilages de sa gorge. Ses yeux semblaient vouloir s'expulser de leurs orbites pour que l'air parvienne par là.

Contre toute attente, Patty parvint à envoyer une main aventureuse au visage de son assaillante, la touchant à l'oeil. Denise lâcha immédiatement prise et déposa la paume de sa main sur son oeil pour vérifier qu'un liquide visqueux ne s'en échappait pas, ce qui n'était pas le cas.

— Ah ! gémit-elle. Espèce de... Espèce de sale petite...

Mais Patty était parvenue à se relever et à lui envoyer un coup de pied dans les côtes.

— Grosse vache de merde, répondit-elle. Tu te mettras pas en travers de mon chemin.

Alors que Denise était vautrée sur le flanc, Patty propulsa un second coup de pied dans le ventre cette fois-ci. Denise encaissa en expirant tout l'air de ses poumons. Sa vue vacilla avant de venir se refixer sur le sol. Le couteau-éplucheur se tenait au milieu des débris de la verseuse et de la tasse brisée, mais à portée de main. Au moment de s'en saisir, Patty lui expédia un pointu dans les ovaires.

— Tiens ! ajouta-t-elle. Les boudins comme toi ne méritent pas de se faire baiser et d'avoir des gosses.

Bien qu'il fut peu probable qu'elle sache quoique ce soit à propos d'Archie, Denise ne put s'empêcher de verser une larme pour son fils. Elle pleurait déjà avant cela, mais cette goutte n'avait pas le même parfum. Elle avait la saveur de la douleur et du mal. Ce mal qui sommeillait en elle comme en chacun de nous lorsqu'on nous pousse à bout. D'un geste rapide et prompt, elle attrapa l'économe, fit un quart de tour et le planta jusqu'à la garde dans le mollet de Patty. Celle-ci hurla tout en reculant. Denise avait frappé si fort que la pointe du couteau avait traversé la jambe de part en part. Elle voyait la pointe briller alors que Patty s'écroulait sur son séant, la main tremblante en direction de sa jambe.

Denise espéra que c'en était enfin fini de cette bagarre, mais Patty déjoua encore les pronostics et revint à la charge. Elle envoya un coup de poing peu puissant mais assez douloureux sur l'oreille de Denise. Cette saleté devait être possédée, songea-t-elle. Toutes deux se retrouvèrent à se rouler par terre l'une sur l'autre, tenant chacune une partie des habits de sa proie. Patty avait à moitié arraché le pull en laine de Denise, et cette dernière n'avait pas pu s'empêcher de la saisir à hauteur du soutien-gorge, bien décidée à lui pincer quelque chose qui lui ferait mal et qui avait tant dû plaire à Rick.

Malgré ses quarante kilos et un couteau éplucheur planté dans le mollet, Patty réussit à reprendre le dessus. Elle tenait la tête de Denise d'une clé de bras, utilisant sont autre main pour la frapper aussi fort qu'elle le pouvait au visage. Denise agitait ses bras dans le vide comme si elle était en pleine chute libre. Puis sa main se posa sur le genou de Patty. De là, elle donna un coup de buste vers l'avant et le manche de l'économe prit forme sous ses doigts. Elle l'agrippa aussi fort que possible, l'expulsa de la plaie et d'un geste hasardeux l'agita derrière son dos dans l'espoir de heurter quelque chose. Elle sentit la lame pénétrer quelque chose de mou avant de s'arrêter brusquement. Une douce chaleur se mit à l'irradier derrière la tête et dans le cou. Lorsqu'elle se retourna, Patty était en train de se tenir la gorge tout en cherchant de l'air. Le couteau avait crée un sillon dans son cou sur le côté droit. Un filet de sang avait aspergé la porte de la cave et la blessure ne semblait désormais s'en tenir qu'à imbiber les habits de Patty et le carrelage des Paterson. Après quelques spasmes et gargouillis répugnants issus de sa bouche, la petite lumière des yeux de Patty s'éteignit.

Il était approximativement 18 heures, et Denise possédait désormais un cadavre en plus de cent-cinq millions de dollars.

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