27.

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Rouler de nuit n’avait jamais été un problème pour Dana. Bien au contraire, c’était l’une de ses activités favorites. Dès qu’elle pouvait couvrir un sujet hors de l’Utah, elle était toujours volontaire. Toujours parée à prendre le large.

Car Salt Lake était une ville pour laquelle elle n’avait pas spécialement d’attache – elle y vivait quasiment depuis son départ de Ludvig, au lendemain de ses 21 ans. Parfois, elle aimait se souvenir de cette petite sensation de liberté qui l’avait accompagnée en quittant le Montana. Avec environ 150 dollars d’économie en poche, elle avait fait du stop de ville en ville, explorant chaque parcelle de terre comme une pionnière en expédition. À l’origine, elle voulait rejoindre la Californie, trouver le boulot le plus simple possible et qui lui permette de voir le Pacifique au moins une fois par jour. Qu’est-ce qu’on peut être conne à cet âge-là. Enfin… pas conne en fait. Idéaliste. Dana s’était imaginée pouvoir vivre de petits salaires et moments de bonheur. Ben voyons.

Ça n’avait pas fait le poids face à l’opportunité du Salt Lake Tribune.

En débarquant dans la cité mormone, en quelque chose comme 1961 ou 62, elle était déjà fauchée et n’avait rien envisagé de mieux que les petites annonces pour se refaire. Son sens de la réactivité fit la différence au premier rendez-vous, au journal de la ville. Mademoiselle, vous commencez demain. Ça aussi Dana aimait s’en souvenir : la grosse voix de John Paters qui lui donnait sa chance ; sa grosse voix lui indiquant une semaine plus tard qu’elle quittait les archives du sous-sol aussi, pour ce qu’il appelait : le bureau de la vérif. Elle avait encore apprécié son ton quand il l’avait propulsée aux faits-divers l’année suivante. Et puis le brave homme était mort d’une crise cardiaque dans les toilettes du deuxième étage, et son remplaçant, qui était un con, n’eut jamais la même vision que son prédécesseur quant à l’égalité des chances au sein d’une entreprise. Voilà pourquoi côté professionnel, elle stagnait grosso modo depuis que les Stones chantaient Satisfaction.

Côté coeur, heureusement, il y avait eu Darren. Celui à qui elle devait toute sa bonté, toute la clarté et le rayonnement de sa personne. Rencontre banale d’un jour banal. On l’avait envoyée dans une petite ville nommée Holden, à environ une heure de route de Salt Lake. Darren était témoin dans une affaire d’OVNI, mais témoin à décharge. Tout le monde était contre lui, car il était le seul du groupe à tenter d’expliquer que ce qu’ils avaient vu était un phénomène physique aisément explicable.

Dana avait apprécié l’analyse pragmatique de celui dont elle partagerait la vie durant les dix années suivantes. Darren avait apprécié le sourire de blonde glaciale de Dana. C’est pourquoi il l’avait invité au cinéma de plein air de Parson afin de lui faire découvrir 2001, l’Odyssée de l’Espace. Dana n’avait pas masqué sa surprise. Comment pouvait-on apprécier ce genre de film et réfuter en bloc ce que dix-sept personnes soutenaient ? L’atout majeur de l’esprit scientifique n’est pas de croire, mais de récolter les faits et d’en tirer des hypothèses, avait-il répondu d’un ton aussi flegmatique qu’un britannique fumant le cigare dans un club privé. Elle avait ri, beaucoup ri, mais surtout accepté sa proposition qui s’était achevée par un baiser, qui lui n’avait rien d’irrationnel.

Alors, à 42 ans, Dana n’avait peut-être jamais vu l’océan, mais elle avait connu l’amour et une carrière honnête, sans pour autant être grandiose.

Il y avait tout de même quelque chose dont elle n’aimait pas se souvenir. C’était sa famille. Ça l’avait peinée de laisser son frère et ses soeurs. Surtout Denise, car elle était encore toute petite à l’époque. Avant de mourir, Darren lui avait demandé plusieurs fois pourquoi elle ne prenait pas tout simplement son courage à deux mains et ne se rendait pas en pèlerinage à Ludvig. Jusqu’à ce qu’il expulse son dernier souffle, Dana n’avait jamais été capable de lui répondre. Il faut dire qu’elle n’était pas en mesure de se répondre à elle-même. Bien sûr, elle espérait que tout le monde aille bien, mais elle demeurait incapable de décrocher son téléphone pour s’en assurer. Comme si la culpabilité d’être partie était trop forte. C’était une adulte assumée aujourd’hui. Il n’y avait aucune raison de craindre une réaction négative. Surtout, elle n’avait pas à se justifier. Ludvig était sans avenir. Sa mère était invivable. Il fallait qu’elle parte. Et puis elle avait tout ce qu’elle désirait désormais. Cela faisait plus de vingt ans qu’elle se le rabâchait. Mais depuis la mort de Darren, il y avait un manque dans sa vie. Ou, plutôt, un espace manquant. Et celui-ci se situait peut-être encore à Ludvig.

Elle hésita à couper par Jackson pour prendre au plus court, mais elle se rappela que la route était dangereuse. L’Interstate rallongeait en distance mais pas en durée. Et puis il y avait davantage de stations-service et de trafic, ce qui demeurait plus sécurisant pour elle.

Elle franchit la frontière de l’Idaho peu avant 23 heures. La fatigue ne se faisant pas ressentir pour le moment, accompagnée d’une toute nouvelle chanson des tout nouveaux The Jesus and Mary Chain intitulée April Skies, Dana chantonnait et se sentait d’attaque pour une nuit sans sommeil.

Cent miles plus tard, elle commandait néanmoins une chambre dans un motel non loin d’Idaho Falls.

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