7.
La clarté du jour était suffisamment importante pour distinguer les détails du parking. Et à 6 heures passées, Rick y stationnait encore, assis derrière son volant.
Le regard aussi perdu que le Petit Poucet dans sa forêt, il contemplait une vieille Buick dépourvue de calandre avant. Une main dans son sac Nike bourré de coupures à l’effigie de George Washington, il venait de consacrer ses dix dernières minutes à cette seule et unique tâche.
Ce que cette femme, ce sosie vieux de Denise jeune, lui avait révélé venait d’être confirmé par une radio locale. L’information, diffusée en fin de journal, fut on ne peut plus claire : « … les services des jeux sont toujours à la recherche de cette femme, déjà surnommée la mystérieuse gagnante, dont nous pouvons désormais affirmer que le billet a été acheté à Ludvig, petite ville proche de Billings… »
Un tube moderne, probablement composé par des musiciens affublés d’une coupe de cheveux ridicule et s’excitant sur des synthétiseurs, était diffusé depuis. Mais Rick n’y prêtait pas attention, n’en croyant toujours pas ses oreilles. Il était absolument convaincu que Denise était la gagnante. Enfin… disons à au moins quatre-vingt dix-neuf pour cent ; le faisceau de probabilités était concret mais il manquait toujours la certitude totale, celle qu’il n’obtiendrait que lorsque la vérité éclaterait.
L’idée de s’être retrouvé complètement seul pendant qu’il fouillait les étagères du garage s’insinua en lui. Elle était déjà partie, se dit-il. Mais sa voiture était là. Comment alors ? En bus ? Puis Rick s’imagina sa femme dans un hôtel de la banlieue d’Helena, à attendre le bon moment pour retourner chez Lotto America. Mais pourquoi n’a-t-elle pas été au bout de la procédure ? Pourquoi se sauver au moment le plus crucial ? Ça n’a pas le moindre sens. Palper son argent n’en a pas non plus, consentit-il en retirant sa main du sac. On dirait un de ces ados qui se tripote le jouet dans le slip.
Laisse tomber ta femme, Ricky. Prends soin de ton oseille et casse-toi.
Obéir à sa conscience clarifierait ses esprits. Il suffisait de démarrer et de foutre le camp de Bozeman après tout. Quitter enfin le Montana pour aller mener la grande vie dans l’hémisphère sud. Bon sang que ça paraissait simple. Pourtant, Rick demeura sans réaction. Cette cochonnerie de petite voix était apparue quasiment à la même heure, la veille. Elle l’avait motivé à rejoindre Patty dans les toilettes pour cinq minutes de folie. Une mauvaise idée, avait-il conclu depuis. Alors il l’ignora, continuant à observer la Buick et à s’agiter les méninges au sujet de Denise.
Étonnement, les cent millions lui paraissaient dérisoires autant que son petit million. Il y avait quelque chose d’autre qui le mettait dans un curieux état. Un état anxieux, électrique. Comme lorsque l’on est victime d’une légère hypertension. D’un stress sans origine et contre lequel l’esprit ne parvient pas à lutter ni à trouver de quoi se détendre. Il se sentait saisi d’inquiétude également. Cette même inquiétude que dans sa maison vide, quand Denise brillait par son absence depuis des heures. Et si elle avait un problème ? Si elle était menacée ou qu’un enfoiré la faisait chanter pour lui soutirer son ticket ? Le type du centre de paiement par exemple. Un sale type qui aurait remarqué la fragilité de Denise et se serait permis de lui faire peur d’une façon ou d’une autre.
Rick ne voyait qu’une seule manière de s’en assurer. Il posa son sac Nike sur le siège passager et tourna la clé d’un quart de tour supplémentaire.
Ricky, ça t’a pas plu de serrer la petite brune ? Mon conseil était mauvais ? Non. Alors écoute-moi et tire-toi loin. Retourne pas là-bas.
La musique s’interrompit, laissant place à une publicité pour les assurances Annie Talbot. « Quand y’a ennui, Annie est là », scandait un adolescent. Le gamin s’était visiblement cassé la jambe à l’école et Annie lui avait permis une prise en charge sans débourser le moindre dollar. Rick aurait aimé posséder une bonne assurance couvrant ses erreurs des dernières vingt-quatre heures. Il aurait aimé pouvoir déposer tous ses méfaits devant la porte de quelqu’un qui s’en serait dépatouillé pour lui. « Quand y’a un crime, Annie le décime. » Oh ! Ce serait chouette, ça. Puis il réalisa que c’était d’un avocat dont il avait besoin, pas d’un assureur. Toutes ces conneries venaient de lui rappeler qu’il avait jeté un homme et sa voiture dans un précipice la veille. De combien de temps disposait-il avant qu’on les retrouve et qu’on débute l’enquête ?
Il n’en avait pas la moindre idée.
Ce qui était sûr en revanche, c’est que 10cc chantait à présent son slow I’m not in Love à la radio, et que c’était sur cette chanson qu’ils avaient ouvert le bal lors de leur mariage, Denise et lui. Rick se rappelait de la salle des fêtes plongée dans la pénombre, de la mère de Denise au beau milieu, applaudissant et réclamant le silence afin de motiver Rick à inviter la jeune mariée. Il voyait encore les boules à facettes, entendait la grosse caisse et les chœurs annonçant le début de la chanson. Il s’était demandé si les paroles pouvaient s’adapter à sa situation, celle d’un mec qui peine à trouver l’âme soeur, qui ramasse la première qui traîne, sans vraiment éprouver quoi que ce soit pour elle, et la demande en mariage.
Mais il se souvenait aussi du sourire de Denise quand il avait tendu sa main pour l’inviter, et qu’elle y avait déposé la sienne. Il pouvait ressentir la chaleur de son corps contre le sien, tournoyant au milieu d’une centaine de personnes. Elle de son côté pouvait sentir ses bras qui l’enlaçaient, la serraient. Est-ce qu’il l’aimait ? Bien sûr qu’il l’aimait.
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