13.
Avant de quitter le poste de police, le shérif Hoover, rongé par la faim, n’avait pas pensé à vérifier où se situait le domicile de Marcy. Il passa donc un appel radio à Amy et se fit confirmer l’adresse.
La jeune fille vivait rue Edison, à trois maisons de l’angle de Main Street. Fidèle à sa résolution, il s’y rendit donc à pied. Le voyage dura environ quatre minutes. Sans forcer.
Ludvig comptait un peu moins de mille-quatre-cent habitants. Évidemment, il ne pouvait pas connaître tout le monde, mais certaines têtes revenaient souvent ; braves administrés qu’il croisait des centaines de fois par an sans savoir leur nom. Et puis un jour l’un d’entre eux se pointait au poste pour signaler un vol ou dénoncer son voisin bruyant, et Hoover associait enfin une identité à ces inconnus. Il avait ainsi mémorisé un bon quart de la population de sa ville, ce qui était honorable. Mais Marcy n’en faisait pas partie. Ou alors il l’avait déjà oubliée.
Elle avait un visage carré, un nez anguleux, un menton en trapèze. Même sa bouche paraissait rectiligne. Il n’y avait bien que ses yeux et son cul qui semblaient ronds. En survêtement intégral – idéal pour dissimuler les bourrelets de ses hanches –, elle ne prenait aucun soin à se maquiller ni à coiffer ses cheveux naturellement frisés, voire crépus. Hoover ne mit pas très longtemps à comprendre que Patty l’avait choisie comme meilleure amie uniquement pour se mettre en valeur.
Assise en tailleur sur le canapé, la lèvre inférieure pendouillant comme un caramel oublié au soleil, elle ne savait rien, ne se souvenait de rien et n’avait rien remarqué de particulier concernant sa copine.
— Allons, Marcy. Pas même un détail ? Je ne sais pas, moi… Quelque chose qui aurait changé subitement. Qu’ont l’habitude de faire les jeunes filles de votre âge ?
Immobile, regard bovin, elle répondit qu’elles se faisaient chier.
Inutile d’insister, songea-t-il. Cette fille ne paraissait pas assez futée pour mentir. Et puis, ça ne lui apporterait rien.
Hoover la salua, elle et ses parents, et quitta leur pavillon défraîchi à peine cinq minutes après y être entré.
La résidence des Bells se situait un peu plus bas dans la rue, à une centaine de mètres – Ludvig n’était pas une ville très étendue.
Il poursuivit sa marche en s’imaginant déjà l’annoncer fièrement à sa femme au soir. « Tu sais quoi chérie ! j’ai suivi ton conseil. J’ai marché un kilomètre aujourd’hui. » Pour sûr qu’elle serait heureuse de l’apprendre.
Les Bells vivaient dans une maison qui tranchait singulièrement avec le voisinage, car elle était entretenue. Ici, pas de peinture écaillée sur la façade, de tuile dépareillée ou carrément remplacée par des tôles en zinc ou en Eternit. L’allée qui conduisait de la rue au palier n’était pas un vulgaire tas de cailloux parmi lesquels la végétation gagnait chaque printemps un peu plus de terrain. Ce n’était pas non plus une succession de carrelages fendus et décollés. Mais un étroit chemin de pavés alternant plusieurs nuances de gris. Leur état de propreté laissait entendre que Drew Bells y appliquait souvent le laveur haute pression.
C’est lui qui accueillit le shérif. Tout le monde avait été rassemblé dans la cuisine, autour d’une table recouverte d’une nappe à petits carreaux. Kyle portait un débardeur vert dévoilant des bras pas franchement taillés pour une telle tenue. Il ressemblait plus à ces chanteurs qui se trémoussaient sur MTV. Autrement dit des tarlouzes, selon Hoover.
Une forte odeur de viande émanait déjà du four. La mère de Patty venait d’y enfourner un gigot d’agneau à peine dix minutes plus tôt. Elle ne prévoyait pas d’en manger, ni même de manger tout court, mais elle se devait de cuisiner pour ce qui restait de la famille Bells.
Son nez coulait et ses yeux se faisaient tamponner par un mouchoir toutes les dix secondes en moyenne.
Drew s’installa sur la chaise la plus proche du policier.
— Un café, shérif ? proposa-t-il.
— Non merci. J’ai déjà eu mon compte pour ce matin.
— Moi je vais en prendre un, reprit-il, sans bouger un ongle.
Madame Bells se leva spontanément et remplit un mug pour son mari. Le liquide était au niveau habituel. À la température idéale. Le café respectait le dosage qu’il préférait. Drew l’attrapa par la hanse sans un regard ni un merci. Hoover fut un peu surpris. Mais ça coïncidait pas mal avec l’aspect de cette maison : Madame fait la popotte, torche les gosses et astique la moquette. Monsieur entretient le toit et la tuyauterie, répare la voiture et honore sa femme à sa guise. Ça semblait filer droit par ici. Davantage que chez lui tout du moins. On y utilisait encore ces vieux codes des années 1930 ; époque bénite selon Drew, où il n’était pas nécessaire de réclamer quoique ce soit pour qu’on vous le présente sous le nez. C’était presque de la télépathie. Madame Bells et beaucoup de femmes de Ludvig et du pays tout entier étaient prédisposées à fonctionner ainsi depuis leur plus tendre enfance. Madame Hoover aussi. Elles n’avaient connu que ça. Et elles croyaient en ce système. Il permettait d’ordonner leur vie et d’y établir des règles simples et patriarcales. Parfois, elles voyaient ces femmes dans des émissions de télé qui envoyaient chier leur mari ou leur fichaient des claques pour calmer leurs ardeurs. Un petit éclair de satisfaction les traversait brièvement. Vite refoulé. Assis en slip dans leur fauteuil, leurs gros nénés de mec dégoulinant, leur homme hurlait des insanités : « Roh la salope. T’as vu ça, chérie ? Oh la la, la salope ! Pas vrai, chérie ? »
— Je voulais tout d’abord vous rappeler les statistiques, lança Hoover. Il y a des milliers d’adultes qui disparaissent chaque année aux États-Unis. Certains ont leur raison, d’autres non. Le taux non élucidé est de deux pour cent. Dans tous les autres cas, la personne revient, finit par donner des nouvelles ou… est retrouvée.
Il faillit ajouter le mot morte mais la mère hoqueta juste avant.
— Je ne veux pas vous faire peur, madame Bells, seulement vous faire comprendre qu’il n’y a que très peu de chance pour vous situer dans les deux pour cent inexpliqués.
— Bien, trancha Drew.
Un profond silence s’installa. Hoover se demanda si sa petite introduction n’avait pas créé un malaise.
Il se tourna vers Kyle, le fils :
— Alors fiston, comme ça tu es le dernier à avoir vu Patty ?
— Oui, m’sieur.
— Je sais qu’on te l’a déjà demandé mais as-tu quelque chose à me signaler sur cette dernière entrevue ?
— Pas grand chose. Je l’ai à peine croisée. J’aurais aimé pouvoir… enfin… discuter un peu avec elle et…
Sa voix tremblait et ses yeux étaient gorgés de larmes.
— Du calme, fiston. Ça va aller.
Kyle renifla.
— Quelle heure était-il ? reprit Hoover en sortant un bloc.
— C’était quand je suis revenu du lycée. Il était un peu plus de 15 heures.
— Elle était ici, dans la cuisine ?
— Non. Quand je suis entré dans la maison, elle était dans le salon. Au téléphone, j’crois. Mais je ne l’ai pas entendue parler. Elle raccrochait le combiné.
— D’accord. Et ensuite ?
— Bah elle partie dans le couloir j’crois bien.
— Ce couloir ? fit le policier en le montrant du doigt.
— Oui.
— Elle n’a rien dit ? Même pas bonjour ?
— Pas que je me souvienne.
— Et c’est la dernière fois que tu l’as vue ?
— Oui. Je suis allé à l’étage et… (il marqua un temps pour réfléchir) je suis quasiment sûr qu’elle ne m’a pas suivi. Quand je suis redescendu deux minutes plus tard ouvrir à ma copine, Patty n’était plus là.
Le shérif grimaça. Ferma son calepin.
— Ce couloir, peut-on y jeter un coup d’œil ? demanda-t-il.
Ce que Kyle appelait le couloir était en fait le hall d’entrée. Ce dernier offrait une porte donnant sur le salon, à gauche, et une sur la cuisine, à droite. En face se situait l’escalier, et une petite partie de la pièce se prolongeait vers une porte métallique, tout au fond.
— Ça mène où, ça ?
— Au garage, répondit Drew.
Hoover tendit son crayon dans sa direction.
— Je peux ?
Drew hocha du menton pour valider.
La lumière s’alluma automatiquement. Bells ne put s’empêcher de préciser à voix haute qu’il avait installé un détecteur de mouvement dernier cri.
Une vieille Dodge Wayfarer décapotable était garée au milieu de la pièce.
— Vous êtes collectionneur ?
— C’était à mon père. Je la bricole quand j’ai le temps. Y a déjà tellement à faire dans cette maison.
— J’en ai eu une aussi. Vous vous souvenez, au début de mon mandat ?
Drew resta impassible.
— Mais si, Drew, une bleue, compléta sa femme.
— Vous avez une excellente mémoire, madame Bells.
— Possible, murmura le chef de famille.
Le shérif posa une main sur la carrosserie.
— Bon sang ! j’adorais me balader là-dedans. J’ai dû la vendre en 1965 parce que ma femme était obligée de porter des lunettes étanches dès qu’on sortait avec. Soi-disant qu’elle avait les yeux sensibles au vent. Quelle tristesse de posséder un tel véhicule et de devoir le…
— Bon, coupa Drew. Vous avez vu ce que vous vouliez voir ?
Hoover fit rouler son chapeau sur sa tête et entama un tour de la voiture.
— Je sais pas. À vous de me dire.
— Dire quoi ? fit Bells d’un ton circonspect, à la limite de l’énervement.
— S’il y a quelque chose à voir. C’est vous qui vivez ici, après tout.
Drew serra les mâchoires. Il avait de moins en moins confiance en ce flic. Mais il commença à inspecter un peu partout. Sa femme et son fils en firent autant.
— J’crois que j’ai trouvé, lança Kyle après quelques secondes.
Tout le monde vint se mettre en arc de cercle autour de lui. La mère se moucha bruyamment.
— Quoi donc, fiston ?
— Le vélo. Son vélo a disparu.
— C’est quel type de vélo ? demanda le shérif.
— Un Schwinn Suburban, répondit l’adolescent. Mais il est dans un sale état. Elle a pas pu aller très loin avec.
Hoover fixa une vieille chambre à air accrochée au mur. Il plissait les sourcils. Puis il ôta son chapeau, passa une main dans ses cheveux presque entièrement blanc, et le renfonça. Drew se demanda s’il faisait ça pour se donner l’air d’un vrai enquêteur en pleine déduction ou si c’était un pur hasard.
— C’est un indice, affirma le shérif.
Il n’alla pas dans la chambre de Patty, ne posa pas d’autre question. Il remercia la famille Bells et les quitta, bien content que cette visite ait été plus instructive que celle chez Marcy.
Marcy.
Il sourit. Il venait de se rendre compte qu’il avait déjà oublié son visage.
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