16.
S’il avait fallu résumer l’humeur de Dana Chairman en un mot, désenchantement aurait pu convenir à la perfection.
Elle s’était attendue à du changement en revenant dans le Montana. Pas forcément à une forêt de gratte-ciels et de casinos triomphant aux quatre coins de la ville. Mais peut-être à une forme de modernité. Quelques immeubles récents. De nouveaux commerces. Des routes bordées de panneaux publicitaires géants. Des maisons d’architecte dans des lotissements où la vie est si jolie. Et pourquoi pas un centre commercial. Or il n’y avait rien de tout ça ici. Mais qu’espérait-elle au juste ? Elle était à Ludvig. Pas à New York.
La station Texaco campait toujours à l’entrée de la ville, juste après le motel où elle prévoyait de passer la prochaine nuit – elle s’imaginait mal demander l’asile chez sa mère, si cette dernière vivait encore. Hormis le panneau étoilé qui semblait récent, toutes les peintures étaient fades, effacées par des années de pluie battante et de soleil brûlant. On ne voyait même plus où se situait l’entrée de la boutique tellement les autocollants la recouvraient. Dana avait aperçu le pompiste depuis sa voiture. Le même type qu’en 1960. Il remplissait une Buick Riviera flambant neuve. Que c’était triste !
Main Street, avec ses bâtiments en brique rouge, était calme et passablement identique à son souvenir. Toujours le fleuriste et l’armurier partageant la même devanture. Suivaient les pompes funèbres, une église méthodiste et le cinéma désaffecté, qu’aucune municipalité n’avait décidé de rénover. Des friches séparaient parfois deux immeubles. Ah ! La banque n’était plus la National City mais une Wells Fargo. À moins que ce ne soit l’inverse. Personne n’avait pris la peine de retirer l’ancienne enseigne. À côté, le magasin généraliste dans lequel une femme avait remporté cent-cinq millions de dollars indiquait ouvert sur sa porte. Puis le Royal diner, mêmes tons, mêmes couleurs qu’autrefois, fermait la rue.
Et au milieu, Dana Chairman, reportrice à la rubrique faits divers du Salt Lake Tribune, qui avait parcouru près de neuf-cent kilomètres pour collecter quelques informations. Quelle aventure !
Dana était déçue. Elle se sentait comme trahie par le passé. Quitter cet endroit, fougueuse comme on l’est à dix-huit ans, avait pourtant été sa meilleure décision. Mais en grandissant, en murissant – en vieillissant –, les esprits n’étaient-ils pas censés évoluer ? Durant le voyage, elle s’était demandé si elle n’avait pas un peu exagéré, à l’époque. Si elle n’avait pas un peu trop noirci le tableau. Peut-être que ce petit coin du Montana n’était pas si misérable après tout ? Qu’en arpentant un peu mieux ses rues, en se mêlant et en s’insérant à la population, elle se rendrait compte qu’elle y aurait eu sa place. Elle avait failli s’en convaincre. Mais non. Définitivement non. Elle se sentait sotte d’y avoir cru. C’était un peu comme ces fêtes foraines qui occupent le square pendant l’été. On les perçoit comme Disneyland quand on est enfant. Et puis un jour la fête revient en ville et on réalise à quel point c’était ridicule. Dana n’avait jamais mis les pieds chez Mickey. Et Ludvig n’avait vraiment rien d’un parc d’attraction. Mais elle s’était imaginée que la fête foraine de son enfance demeurerait la fête foraine de son enfance.
Mais au juste, y en avait-il déjà eu une ?
Elle avait interrogé le responsable du magasin. Il ne lui avait rien appris, hormis son nom : Francis Julius. Tout juste savait-il que la gagnante du loto avait composté son billet ici. Une tête d’ahuri, ce mec. Il devait être minuscule lorsqu’elle avait quitté la ville, mais c’était lui le gérant. Ses parents étaient peut-être en retraite en Floride, ou morts. Elle s’en fichait et n’avait pas cherché à le savoir. Du souvenir qu’elle en gardait, le drugstore était mieux agencé du temps où ils l’administraient, et c’était tout ce qu’elle en retenait. La conversation avait duré moins d’une minute.
Depuis, assise dans sa voiture, Dana était tiraillée entre son envie de rebrousser chemin et celle de se rendre dans la demeure des Chairman.
Soudain trois personnes ouvrirent et claquèrent les portières d’une camionnette garée devant elle. Il y avait une femme, un type portant une caméra et un autre une perche. Avec sa coiffure sophistiquée, la fille avait un petit air de Jane Fonda. Elle était plutôt jolie et rappelait vaguement quelqu’un à Dana. Le van se trouvait déjà là quand elle était arrivée, mais elle n’avait pas remarqué que figurait l’inscription NBC sur le flanc. La plaque indiquait le Colorado.
Les journalistes passèrent devant sa voiture et entrèrent dans la boutique. C’était la femme qui ouvrait la marche. À trois, ils auraient peut-être plus de chance d’obtenir des confidences, se dit Dana. Ce Francis Julius serait peut-être intimidé et se livrerait davantage qu’avec elle.
Elle décida de retourner à l’intérieur du commerce.
Il n’y avait plus aucun client. Les gens de NBC avaient déjà encerclé le tenancier derrière son comptoir. Ce dernier ne cachait pas sa fureur.
Dana saisit une bouteille d’eau et s’approcha discrètement pour espionner la conversation.
— J’en sais rien du tout, répétait Julius. Fichez-moi le camp.
— Est-ce que vous la connaissez ? fit la femme, d’une voix de robot.
— Non.
— Il est donc possible qu’elle ne soit pas de Ludvig ?
— J’en sais rien. Laissez-moi ou j’appelle la police.
Pour l’instant, ils en étaient au même stade que Dana.
— Pensez-vous qu’elle ait eu peur ou qu’elle se cache ? Que feriez-vous si vous remportiez cent-cinq millions de dollars ?
Ils insistèrent encore une minute et quittèrent les lieux quand Julius décrocha son téléphone, menaçant de composer le 911.
Elle reconnut Yvonne Perski lorsqu’elle la croisa. Elle et son équipe avaient fait le voyage depuis Denver. Probablement étaient-ils partis plus tôt qu’elle, la veille. D’autres viendraient ; ABC ; HLN. Les grands quotidiens comme le New York Times enverrait également ses émissaires. Les autres suivraient. Des enquêteurs originaires de Los Angeles, Chicago ou Boston débarqueraient à l’aéroport de Billings, loueraient un véhicule et Ludvig verrait bientôt sa population doublée.
— Encore vous ! scanda Julius en la reconnaissant. Vous allez être combien comme ça ?
Son regard brillait. Il semblait furieux.
— Je… j’ai oublié d’acheter ça, dit-elle en levant sa bouteille.
Il expira et l’invita à le rejoindre d’un geste de la main.
— Excusez tout ce remue-ménage. On ne fait que notre travail, vous comprenez ?
— Vous n’aviez pas besoin de me les envoyer.
— Oh, il y a erreur. Ils ne sont pas avec moi. Eux, c’est la télé. Moi, le journal. Le bon vieux papier.
Il haussa les épaules. Il avait vraiment l’air de contenir sa colère comme le lait sur le feu. Colère dont Dana n’était pas sûre d’être pleinement responsable. Soit ce type était complètement dingue, soit quelque chose clochait sérieusement dans sa vie. Elle ne voyait pas d’autre motif à cette réaction exagérée.
— Ce sera tout ? grogna-t-il.
— Oui.
— Alors ça fera un dollar.
Un dollar pour de l’eau ! L’inflation était terrible par ici, songea-t-elle. Elle ouvrit son sac pour en extraire son porte-monnaie. En sortant ce dernier, elle échappa sa carte de presse. Le type se pencha pour la ramasser. Il changea de tête en la lisant. Puis la lui tendit.
— Merci.
Elle offrit un petit sourire coincé avant de partir. De toute façon, elle n’apprendrait rien plus de cet homme. Elle ne tenait pas de scoop particulier. N’avait plus aucune longueur d’avance. Désormais, la meilleure solution pour tirer un bon papier serait de se mêler à ses confrères qui prendraient la ville d’assaut d’ici quelques heures. Ils récolteraient un tas de petites informations que Dana ne ferait que retranscrire, en utilisant d’autres mots pour le Salt Lake Tribune. En attendant, elle décida d’aller devant son ancienne maison. Juste pour voir.
Du moins, dans un premier temps.
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