18.

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La maison de retraite de Laurel était entourée d’un joli jardin à l’anglaise. Mais il n’y avait bien que le jardin de joli et d’entretenu. Plusieurs briques de la façade se déchaussaient comme des dents pourries et la plupart des fenêtres du dernier étage étaient condamnées par des planches. L’aile ouest, ajoutée en 1949, était la plus amochée par le temps. Probablement une affaire de choix de matériaux. Le bâtiment principal datait quant à lui de 1909 et se montrait un peu moins défraîchi. Il avait d’abord servi de lycée jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale. Puis l’administration de Laurel l’avait rénové pour en faire un hospice.

Sa destruction était programmée pour le second trimestre 1985, une fois le pôle médical dernière génération de Billings construit : un bel hôpital moderne proposant tous les services. Madame Chairman et tous les autres pensionnaires y seraient transférés dans de beaux vans médicalisés. On y sentirait l’odeur du neuf et la salle de loisir, tout comme la cantine, serait doublée en superficie.

Quel bonheur !

En apprenant la nouvelle, l’année précédente, Denise n’avait pas vraiment sauté au plafond. Entre parcourir moins de vingt kilomètres aller-retour par jour et plus de soixante-dix, ça ne serait plus la même limonade. Mais le projet était lancé. Elle devrait bien s’y faire.

Une sombre part de son subconscient priait pour que sa mère quitte ce monde avant d’être envoyée à Billings. Ça faisait même un moment qu’elle l’espérait. En vain. Le docteur Roberts avait pourtant affirmé que les statistiques ne seraient pas en sa faveur. Après un accident cérébral aussi gravissime, les dommages étaient irréversibles et comparables à ceux observés lors d’accidents de la route. Dans la majeure partie des cas, selon lui, les patients vivotaient quelques semaines ou mois, puis mouraient. « Madame Chairman n’échappera pas à son destin. » Mais ce docteur Roberts n’avait visiblement aucune chance de gagner un jour au loto. Son pronostic remontait à presque quatre ans. Et ce n’était pas lui qui la regardait se baver et se chier dessus depuis. Assister à une telle dégradation n’était un cadeau pour aucune des deux. Personne ne méritait de finir sa vie de cette façon.

Jack et Janice gagnaient correctement leur vie. C’était eux qui prenaient en charge les deux tiers des soins et la location de la chambre. Le reste provenait de la retraite de leur mère. Comme ils finançaient, ils estimaient que leur participation était bien suffisante. Tout le travail de fond revenait à leur petite sœur. Elle vivait sur place, après tout. Et si elle n’était pas contente, elle pouvait toujours prendre les traites à son compte. Jack ne s’était pas gêné pour le faire savoir. C’était le jour où l’on avait installé leur mère à Laurel. Malin et fourbe, il s’était débrouillé pour que Denise entende tout de sa conversation avec Janice. Il avait profité qu’elle soit aux toilettes pour cela, sachant pertinemment que les portes en contreplaqué ne filtraient aucune voix. « Je règlerai les sept-mille dollars de la chambre. Toi les six-mille huit-cent de la nourriture et des médocs. Denise se chargera se veiller à ce qu’elle aille bien. On fait comme ça ? On fait comme ça. » Cela formait une sorte d’accord tacite depuis. On paye, tu t’en occupes.

L’infirmière entra dans la chambre avec le pilulier. Il en contenait autant que dans un paquet de M&M’s et pour tout autant de couleurs différentes.

Elle apportait également le déjeuner.

— Bonjour, madame Chairman. Bonjour, madame Paterson. Nous avons de l’effiloché de porc et une purée de petits pois aujourd’hui. Un yaourt aux fruits rouges en dessert. Le pain est à volonté.

Denise se poussa pour faire place au petit chariot. Elle vit que sa mère se mouillait déjà les lèvres en vue de se remplir l’estomac. Elle gardait l’appétit, et c’était une bonne chose. Mais avant cela, elle devait prendre ses médicaments. La vieille dame ne rechignait jamais et gobait ses cachets avec une grande gorgée d’eau. Ça n’allait pas trop mal de ce côté, le plus compliqué étant la mastication des aliments solides. Mais ça devrait bien se passer avec le menu du jour.

— Vous pouvez nous laisser, fit Denise. Je vais lui donner son repas.

L’infirmière quitta la pièce sans demander son reste. Elle avait encore quatre personnes à servir. Heureusement que la plupart des résidents étaient encore capables de manger sans assistance.

Denise prépara une petite portion dans la fourchette et la fit voler jusqu’à la bouche de sa mère. Elle ne faisait pas grand chose d’autre avec elle, mais sa présence était quotidienne. Elle lui apportait une pâtisserie de temps en temps. Lui tenait compagnie devant la télé et lui parlait d’Archie. Parfois, la vieille femme clignait plus vite des yeux en l’écoutant. Sa peau s’humidifiait et Denise pensait qu’elle allait prononcer quelque chose. Mais ça n’arrivait jamais.

Avant que ça ne claque dans son cerveau, elle avait été une bien meilleure grand-mère que mère. Mais n’était-ce pas souvent ainsi ? Madame Chairman n’avait pris que la facette intéressante du boulot. Les papouilles, les sourires et les jouets offerts à chaque visite. Mamie gâteau. Toute la part éducation et nettoyage de fesses ne la concernait plus. Archie avait des parents pour ça. Denise ne lui avait jamais dit qu’il était mort. Elle en parlait comme s’il avait encore un an, qu’il pleurait à cause de ses dents et que le petit ensemble qu’elle lui avait acheté lui allait à ravir. Et lorsqu’elle se surprenait à lui raconter ses premiers pas, elle changeait de sujet.

Elle s’était rendue sur sa tombe avant de venir à Laurel. L’hommage avait duré moins de trois minutes. Il n’y avait pas grand chose à ajouter. Debout au milieu du cimetière, la tristesse était égale à tous les autres jours pour Denise. La petite photo était toujours posée devant la pierre, juste à côté d’une plaque sur laquelle figurait : « À notre petit ange ». Rick avait insisté pour qu’il y en ait une. Denise n’était pas trop pour. Elle n’aurait pas été jusqu’à dire qu’il ne suffisait que d’un cercueil, mais elle peinait à comprendre l’importance de toute cette iconographie. Et puis les petits anges n’étaient-ils pas censés voler par-dessus les marches d’escalier ? À choisir, elle aurait peut-être préféré une stèle commémorative, comme pour son cinglé de père. Mais Rick ne lui avait pas laissé le choix. Et elle n’avait pas osé s’exprimer. Les premiers coups de pioche du fossé les séparant furent sûrement donnés là. Un coup pour la culpabilité, un coup pour l’accusation. Un coup pour les reproches, un coup pour les non-dits.

Elle ne s’y était pas beaucoup rendu depuis 1981, mais c’était toujours pareil d’un point de vue émotionnel. Son cœur paraissait plus raide, plus compacte – à moins que ce ne soient ses veines et artères, en manque de débit, qui lui donnaient cette sensation. Quelque chose se produisait bien derrière ses yeux, mais rien ne coulait. Rien ne venait. Un peu comme ces gros orages qu’on entend au loin, lorsqu’on se dit qu’on va se prendre une belle sauce mais que les nuages gorgés d’eau semblent opter pour un autre chemin au dernier moment. Ses jambes chancelaient aussi, mais elles tenaient. La supportaient. Un jour peut-être, elle finirait pas s’écrouler sur la pelouse et pleurerait jusqu’au soir. C’était comme ça que les gens censés devaient vivre un deuil. N’était-ce pas ce qu’avait dit cette vieille chouette de Tucket ?

Sa mère se mit à émettre de curieux sons avec sa gorge. Denise se pencha au-dessus d’elle. Ça raclait là-dedans, et ses pupilles se dilataient dangereusement.

Elle s’étouffe ? se demanda-t-elle. Et l’horrible question se posa instantanément : dois-je prévenir, ou pas ?

Mais l’objet qui la gênait finit par descendre et elle acheva son déjeuner sans incident.

Après le dessert, elle fit signe à sa fille d’allumer la télévision. C’était l’heure de son feuilleton : Dallas. Cela avait commencé depuis au moins cinq minutes et Sue Ellen venait d’apprendre que J.R. recommençait à la tromper, incorrigible qu’il était.

Denise se demanda combien de fois Rick l’avait rendue cocue. Elle tenta de faire concorder quelques faits du passé mais rien ne prouvait quoi que ce soit. Patty était probablement la seule. Peut-être s’était-elle jetée dessus pour lui jouer son numéro, après tout ? Les hommes sont si faibles. Ils ne résistent jamais bien longtemps à une paire de seins qui s’agitent sous leurs yeux. Sauf quand ils sont amoureux. Sauf quand ils sont satisfaits de leur femme. Mon Dieu, devait-elle se remettre en cause ? Un petit peu mais… oh non, sûrement pas. Rien ne justifiait la tromperie. L’expliquer, peut-être, mais certainement pas la justifier. Rick n’avait cas tenir sa braguette. Rick n’avait cas pas la délaisser et s’intéresser un peu à elle. Rick n’avait cas…

— Denise ! Est-ce que c’est toi ?

Une femme se tenait dans l’encadrure de la porte. Ses cheveux blonds tombaient en cascade sur ses épaules. Elle portait un trench-coat beige qui affinait incroyablement sa taille. Au premier coup d’œil, ça pouvait évoquer ces diabolos qu’utilisaient les saltimbanques pour divertir les foules. Elle était plutôt belle.

— Oui. Vous êtes ? fit Denise, interrompue dans ses méditations.

— Je crois bien que je suis ta sœur.

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