22.
Un congé. Voilà quelque chose qu’il n’avait jamais réclamé dans son existence. Même lorsque Archie était mort, son patron de l’époque l’avait autorisé à quelques jours de repos, sans nommer cela ainsi (il avait conservé sa paye et ses avantages comme s’il venait au travail). Et les rares périodes de vacances avaient toujours été imposées pour diverses raisons : fermeture estivale, chômage technique ou tout simplement obligation légale.
En apprenant le décès de Freddy Nakata, Rick avait posé le premier jour de congé de sa carrière.
Rita McPherson ne s’y était pas opposée. Elle était apparut tellement choquée en apprenant la nouvelle. Mais qui donc pouvait se suicider au nez et à la barbe de tous ses collègues ? Et puis, si jeune de surcroît. Et cette pancarte… C’était horrible.
Rick imaginait ce pauvre jeune pendre au bout de sa ceinture, l’inscription terriblement claire et prévisible inscrite sur sa poitrine : coupable. Il aurait pu écrire : « Tout ça, c’est la faute de Rick Paterson : il a tué le patron ! » et laisser l’histoire suivre son cours. Pour sûr que Rick n’aurait pas résisté longtemps aux interrogatoires. Mais il ne l’avait pas fait. Même en partant de l’autre côté, il avait choisi d’emporter la faute avec lui. De ne laisser planer aucun doute. Lorsque l’on établirait le lien entre la disparition de McPherson et ce triste épitaphe, et lorsque l’on retrouverait la voiture, il n’y aurait peut-être même pas d’enquête. Rick ne serait pas inquiété une minute. Ce serait Freddy Nakata, simple ouvrier, qui aurait tué son patron pour un motif quelconque. Refus d’augmentation. Pénibilité.
Il repensa à cette soirée maudite. À sa rencontre avec son patron. Ce vieil enfoiré de McPherson prévoyait de le tuer. Bien sûr qu’il aurait fini par le descendre. Comment conserver une telle somme d’argent sans craindre de représailles ? Les voleurs de voleurs ne volent qu’une fois, en général. Soit parce qu’ils éliminent tout de suite les témoins, soit parce qu’ils sont éliminés. Et à ce petit jeu, McPherson n’était pas le dernier des naïfs. S’il avait relâché Rick, il savait pertinemment que ce dernier tenterait tout pour récupérer son fric. Freddy l’avait sauvé de ce type. De toutes les manières qui puissent exister, il l’avait sauvé. C’était pourtant lui qui allait bientôt se retrouver dans une caisse six pieds sous terre.
Rick trouvait ça dégueulasse. Au fond de lui, il avait toujours trouvé ça dégueulasse. Aussi dégueulasse que de tromper Denise. Aussi dégueulasse qu’un million de dollars au coin d’une butte. S’il ne s’était pas montré si obnubilé par cette malle, il aurait peut-être davantage réfléchi. Il aurait décelé la détresse dans les yeux du jeune. Il ne l’aurait pas laissé seul avec ses interrogations. Il ne l’aurait pas intimidé et obligé à se taire. Trop tard pour les suppositions. Il n’avait plus qu’à encaisser cette responsabilité, à présent. Sourde responsabilité qui demeurerait en lui pour un sacré bout de temps. Qui grossirait comme une tumeur. Pire encore que ces secrets de famille inavouables.
Freddy Nakata vivait encore chez ses parents. Rick avait pris soin de noter son adresse lorsque Rita avait tourné le dos, puis s’était rendu chez lui. Mais il n’y avait personne.
Assis derrière le volant de sa voiture, il guettait le retour de sa mère, probablement partie identifier le corps de son fils depuis qu’on lui avait appris, un peu avant midi, qu’il s’était pendu dans les toilettes du chalet forestier de Corner Peek, une feuille de papier issue d’une couverture de magasine scotchée sur le torse. Coupable.
Il en était à son quatrième Milky Way lorsqu’il tira le format allongé du plastique. Il se souvint que c’était celui qu’il avait proposé à cette femme tôt le matin, à Bozeman. Une éternité. Elle l’avait refusé et il l’avait remis avec ses frères. Mais ce n’étaient pas ses frères. Qu’est-ce que ce grand bâton fichait au milieu de tous ces petits ?
Il l’observait, curieux, lorsqu’il aperçut une Dodge Lil’Red venir se stationner devant le garage. Une femme, quarante-cinq ans, cheveux blonds cendrés, fit le tour du véhicule pour libérer la porte passager. Un petit garçon apparût. Il portait une casquette des Giants et une combinaison de velours intégrale comme seul habit. Frêle et chétif, il semblait pouvoir s’envoler à la moindre bourrasque. Quatre ans, tout au plus.
Rick ne savait pas ce que représentait ce gamin pour Freddy. Mais à la manière dont la femme le tenait par la main, il se douta que les chances pour qu’elle soit sa mère étaient très élevées.
Il attendit quelques minutes avant d’aller sonner. Il ne voulait pas donner l’impression de les avoir attendus depuis plus de trois heures. L’étrange Milky Way retourna dans son paquet et Rick quitta la Chevrolet.
La femme ouvrit. Les yeux embrumés, elle articula un faible :
— Oui.
— Bonjour. Vous êtes madame Nakata ?
— Oui.
— Voilà, je… je…
Puis il se sentit incapable de prononcer quoi que ce soit d’autre. Ses lèvres lui semblaient à la fois lourdes et épaisses, comme après l’anesthésie d’un dentiste. Submergé par l’émotion, des larmes s’étaient accumulés derrière ses yeux. À tel point qu’il craignait qu’ils explosent.
— Excusez-moi, mais nous sommes en train de subir un drame. Je n’ai pas de temps à vous accorder, fit la femme.
Elle s’était désintéressée de lui et s’apprêtait à lui claquer la porte au nez.
— Je m’appelle Rick Paterson et j’étais un ami de votre fils.
Elle fit réapparaitre un œil.
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle en rouvrant entièrement le battant.
— J’ai appris sa mort. Je suis désolé.
Ses yeux virevoltèrent autour d’elle, comme si elle surveillait un quelconque espion.
— Merci.
Rick cala encore au moment de parler.
— Est-ce que vous pouvez nous laisser maintenant ?
— Attendez ! Je sais que c’est terriblement cliché, mais je voulais juste vous dire que… que Freddy était quelqu’un de bien. Je pense que vous le saviez déjà, mais comme j’ai pas eu le temps de le lui dire, je voulais vous le faire savoir.
Elle le regardait, le teint cireux et l’œil hagard, lorsqu’une voix d’enfant surgit derrière elle :
— C’est qui, maman ?
Elle sursauta et lança :
— Dis bonjour à monsieur Paterson. C’est un ami de Freddy.
— Je ne savais pas que Freddy avait un frère, fit Rick en observant le garçon.
Le gamin portait toujours sa casquette. Un gant de baseball remplissait sa main droite à présent. L’autre faisait rebondir une balle. Ses petits yeux, légèrement en amande, exprimaient une saine curiosité envers Rick. Il ressemblait vaguement à Freddy.
— Vous ne vous connaissez peut-être pas si bien alors.
Rick baissa les yeux – bonne astuce pour dissimuler le malaise.
— Dis-moi, comment tu t’appelles ?
— Fletcher.
Il avait plutôt prononcé Flesser.
— Eh bien, Fletcher, tu m’as l’air d’un sacré bon lanceur.
L’enfant sourit, moitié gêné, moitié fier. La mère elle ne montrait aucune expression.
— Tu joues souvent au baseball ?
— Tous les jours.
Puis il se tourna vers sa mère :
— Maman, il rentre quand Freddy ?
Rick comprit et ravala le petit sourire qui s’était brièvement dessiné sur son visage. Ce pauvre gamin ne savait pas que son frère était mort.
— Je vais vous demander de partir maintenant, monsieur Paterson.
— Oui, bien sûr, fit Rick dans un murmure.
— Dis au revoir au monsieur, exigea-t-elle en saisissant la poignée.
— Au revoir, monsieur.
Rick glissa sa main pour empêcher une énième fois qu’on le jette dehors.
— Eh, Fletcher !
L’enfant le toisa du regard.
— On se fera quelques balles, un de ces quatre ?
Le gamin hocha la tête, tout sourire. Puis la porte claqua définitivement.
Rick ne revint jamais jouer au baseball avec Fletcher.
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