25.

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Tandis que Denise et Rick Paterson se livraient – partiellement – l’un à l’autre, le shérif Hoover tournait en rond dans son bureau. Ses yeux s’arrêtaient de temps en temps sur un mur ou un meuble, comme si un indice s’y cachait. Mais il n’y avait pas d’indice et son enquête piétinait autant que lui sur la vielle moquette.

Il était rentré au poste environ une heure plus tôt. Encore un peu échaudé par son entretien avec Francis Julius, il avait traversé le hall principal sans chercher à croiser le moindre regard avant de se faire interpeller par son adjoint.

La première chose qu’on lui avait appris était qu’un habitant de Ludvig s’était suicidé dans une forêt lointaine. Qui donc ? avait-il demandé. « Freddy Nakata. Un employé de la scierie McPherson. Mais c’est pas tout, chef. Sur son torse était inscrit le mot coupable. »

Paul McPherson.

Sa femme lui avait rendu visite à son sujet, très tôt ce matin. Le bougre n’avait donné aucun signe de vie depuis la veille. Hoover n’y avait pas pensé une seule seconde de toute la journée. Et maintenant, un de ses employés venait de s’enfiler une corde autour du cou et de sauter du haut du bac des toilettes. Que fallait-il en penser ? Pas en déduire, en penser. Hoover n’en avait pas la moindre idée. Tout s’était embrouillé dans sa tête. Cela faisait beaucoup. Non, davantage encore que beaucoup : trop. Bien trop de faits divers pour une seule et même journée et pour Ludvig.

La seconde chose qu’on lui avait appris était que le gouverneur du Montana voulait connaître le dénouement de l’histoire. Quelle histoire ? avait demandé Hoover à son adjoint. « Celle de la mystérieuse gagnante. »

Depuis, il réfléchissait dans son bureau, sautant d’une affaire à l’autre et atterrissant toujours au même point mort, paumé.

Une batte de baseball, dédicacée par Tobey Riley, vedette locale, en 1958, surplombait une table remplie de classeurs. Ce qui l’amena à penser à ce lycéen, Kyle Bells, et à son t-shirt vert de pédé. Avec sa petite larme à l’œil, le jeune avait été plutôt touchant. Pas étonnant qu’il ait arrêté le sport, songea-t-il. Une dégaine pareille n’est pas compatible dans ce milieu.

Un détail de sa discussion avec Kyle lui revint : Patty était au téléphone à son retour. Il serait bien intéressant de savoir avec qui. Mais sans mandat, impossible d’obtenir un relevé téléphonique. Cela faisait une raison de plus de regretter la non ouverture d’une enquête. Pourtant, à bien y réfléchir, il existait une solution pour obtenir le listing.

Il décrocha son téléphone et composa le numéro du domicile d’Amy Jones, rentrée une demi-heure plus tôt. C’est elle qui répondit.

— Bonsoir, Amy. C’est à nouveau Hoover.

— Que se passe-t-il, shérif ? Tout va bien ? Vous n’aviez pas l’air dans votre assiette tout à l’heure.

— Non, effectivement. Ces journalistes qui cherchent la gagnante du loto, la disparition de Patty et le suicide de Freddy Nakata… Comment dire… Allez, toutes ces histoires m’emmerdent.

— Allons, Thomas, ne soyez pas vulgaire.

Elle avait dit ça de façon détachée. D’un ton distant. Celui que prennent naturellement les jeunes femmes avec les gros balourds dans son genre pour les recadrer.

— Désolé. Je ne sous-entendais pas de vulgarité dans cet emmerdement, pas d’agacement, mais de la déception. Je suis tellement déçu de ramer. Tellement déçu de faire du surplace. C’est… frustrant.

Il se racla la gorge avant de reprendre :

— Hum… Amy, j’aurais un service à vous demander.

— Je vous écoute.

— Votre mari travaille pour la compagnie téléphonique du comté de Burns, me semble-t-il ?

— Absolument.

— Donc c’est à lui que j’aurais un service à demander.

— Lequel ?

— Eh bien, j’aimerais qu’il me fournisse le relevé des appels téléphoniques des Bells. Entrants et sortants. Disons pour les journées d’avant-hier, d’hier et d’aujourd’hui. Pensez-vous qu’il puisse m’obtenir ça rapidement ?

Amy demeura sans voix, comme si elle retenait son souffle.

— Shérif, il faut l’injonction d’un tribunal pour cela ! expulsa-t-elle.

— Je sais, je sais, je sais. Mais j’ai trop perdu trop de temps. J’aurais dû lancer la machine dès ce matin. Maintenant, si j’utilise les voies officielles, je n’aurais pas de retour avant demain soir, au mieux. Amy…

Nouveau silence. Cette fois c’était Hoover qui retenait son souffle.

— Vous savez qu’il risque sa place, affirma-t-elle d’un ton inquiet.

C’était vrai. Le shérif le savait. Il savait aussi qu’il ne pourrait influer en rien si cela devait se produire.

— Je comprends, fit-il. Mais, Amy, pensez à cette gamine, à ses parents. Amy…

Les secondes durèrent. Un instant il cru qu’elle allait décliner.

— Je vais voir ce que je peux faire, finit-elle par dire. Je vous rappelle dans quelques minutes.

Un vaste sourire se dessina sur le visage bouffi du policier.

— Oh, je vous en devrai une belle.

Mais elle avait déjà raccroché.

Il se renfonça dans son fauteuil, fier, et commença à lire les quelques notes prises sur son calepin lorsque le téléphone sonna.

— Amy ? Déjà ?

Mais ce fut une voix d’homme qui résonna en retour. Ou plutôt un rire confus et haut perché.

— Oh oh oh. Non, ce n’est pas Amy. Ici l’inspecteur Collins, de la police de Red Lodge. Vous êtes le shérif Hoover ?

— Oui.

— Bien. Je vous appelle parce qu’on a encore une drôle d’affaire qui vous concerne par ici. Enfin… je dirais même deux drôles d’affaire maintenant.

Hoover se crispa. Collins avait une voix assez désagréable.

— Je vous écoute.

— Voilà, en fin de matinée, le service d’urgence de notre chère cité a été contacté pour un suicide, à Corner Peek.

— Freddy Nakata.

— Tout à fait. Pendu dans les toilettes. Sale destin.

— Effectivement. Le gosse vivait à Ludvig, mais quelqu’un de chez vous a eu mon adjoint à ce sujet.

— Oui, et on a pu contacter ses parents grâce à lui. Sale moment.

— Vous vouliez savoir quelque chose d’autre ?

— En fait, pas directement. Je vous explique. Lorsque le fourgon de la morgue est allé chercher le corps, le chauffeur a remarqué une tâche bleue en bas d’une vallée. Plus précisément au beau milieu d’une clairière assez dégagée. Sur le coup, il a continué son chemin. Le gars a ramassé le cadavre et, en redescendant, il a ralenti pour mieux observer la forme bleue. Il en a déduit que c’était une voiture. Et comme elle était au même endroit depuis deux heures et qu’aucune route ne semblait pouvoir y accéder, il a prévenu le service des forêts afin qu’ils envoient quelqu’un jeter un œil. Ils ont galéré à rejoindre la zone, à cause des dernières pluies et… Bordel, je sais pas chez vous mais qu’est-ce qu’il a plu ici. Et maintenant c’est le vent. Sale temps.

Hoover fronça les sourcils. Il saisissait soudain à quel point c’était énervant de digresser d’un sujet. Surtout lorsque ce dernier était conté par la voix toute pincée de Collins. À croire que ce type se bouchait en permanence une narine sur deux quand il articulait

— C’était bien une voiture ?

— C’était bien une voiture. Une Plymouth. Mais ce n’est pas tout. Il y avait quelqu’un au volant. Mort depuis peu. Il s’agit de Paul McPherson.

Hoover eut l’impression de recevoir une giclée de glace en intraveineuse

— Mon Dieu. Vous êtes sûr de son identité ?

— Absolument. C’est bien son véhicule. Ses papiers étaient à l’intérieur. Sale histoire.

— Une idée de ce qui s’est passé ?

— Eh bien, on s’est d’abord dit que c’était sûrement une sortie de route. Mais avec le suicide de son employé, et surtout cette indication : coupable, on a quand même décidé de pratiquer une autopsie. Au cas où. On aura les résultats dans le courant de la soirée. Je vous tiendrai informé. On a trouvé un pack de bière dans le coffre. Et une Winchester. On l’a envoyée au laboratoire balistique de Billings, pour analyse. Le notre a été fermé l’année dernière pour restriction budgétaire. Sale décision, pas vrai ? Vous êtes toujours là ?

Cette manière que Collins avait de placer un sale quelque chose partout commençait à l’agacer.

— Oui. Oui, excusez-moi. Avez-vous prévenu la famille ?

— Non, justement. Je voulais savoir si vous pouviez vous en charger. J’ai eu mon compte de mauvaise nouvelle pour aujourd’hui. Sale journée.

— Je vais le faire, confirma immédiatement le shérif.

Ils s’échangèrent quelques politesses puis Hoover raccrocha, excédé par le ton nasillard de Collins.

Il posa une main sur chaque tempe, revoyant Rita McPherson, sereine et confiante après qu’il lui ait assuré de ne pas s’inquiéter. Encore une fois, il avait eu tort. Aucune perspicacité : il s’était trompé. Et dire qu’il se faisait réélire tous les quatre ans depuis 1963. De quoi s’interroger. De quoi se remettre en question. Mais comment prédire une telle situation ? Le shérif Hoover n’y était pas mieux préparé que son homologue de Bakersfield ou Arnette. Il gérait les problèmes d’un petit comté noyé dans un vaste État ici, pas les affaires d’Hollywood Boulevard. On était pas habitué à traiter des disparitions, des suicides et des gens qui déclinent cent millions de dollars. Et encore moins sur une même journée.

Amy le rappela comme promis. Heureusement, les nouvelles étaient bonnes de son côté. Son mari avait passé quelques coups de fil et espérait fournir la liste à la première heure demain matin. Peut-être même avant huit heures. Une très bonne chose, songea le shérif. Excellent.

Excellent comme le contraire de l’attitude de Francis Julius.

La formule le fit sourire intérieurement, éveillant en lui une petite faim que ce bon vieil Everett Ross, patron historique du Royal diner, s’empresserait de combler. Il y avait pris son petit déjeuner, au tour du dîner et la boucle sera bouclée.

Hoover ramassa ses clefs et se redressa, bien décidé à foutre le camp pour obéir à ses besoins les plus essentiels. Puis il se souvint qu’il s’était engagé à prévenir madame McPherson du décès de son mari. Il se rassit et décrocha son téléphone.

Sale quart d’heure à venir.

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