Sous Surveillance

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Debout sur l’impeccable carrelage de sa luxueuse cuisine, Jeffrey Carver, une tasse en céramique qu’il portait à sa bouche, ingérait le breuvage caféiné en seulement quelques gorgées. Homme occupé, il ne pouvait pas consacrer plus de temps à la mixture qu’il affectionnait tant. Sous la protection de son immense baie vitrée donnant sur une mer tumultueuse, il restait songeur. Un appel des plus surprenant s’était produit durant la nuit. À l’autre bout du fil, Monsieur Jeremiah. Son patron. Il lui avait ordonné de sortir des documents confidentiels et de les lui transmettre. Une demande qui l’intriguait presque autant qu’elle le rendait mal à l’aise. Bien sûr, il était coutumier des requêtes nocturnes et des sollicitations improbables de son employeur. Mais quelque chose dans le timbre de sa voix lui avait hérissé les poils. Monsieur Jeremiah semblait paniqué, presque terrifié. Jamais il n’avait entendu la voix de son patron se craqueler de cette façon. Du moins, il ne s’en souvenait pas. Sa tasse à peine vidée, il se dirigea dans son salon avec vue imprenable sur un majestueux champ de colza. Son chat toujours introuvable, il récupéra d’un geste vif une carte d’accès et esquiva une mouche un peu trop intéressée, puis vira à gauche en direction d’un long corridor orné de tapisseries anciennes et, il aimait l’imaginer, inestimables. Il considérait son lieu de vie comme le plus beau des diamants polis, et était un cadeau que chaque employé recevait à l’embauche. Jeffrey Carver aimait son travail, et son travail l’aimait en retour.

Au fond de l’interminable couloir, une porte en bois sculptée l’attendait. Derrière elle, de fins escaliers en colimaçon qu’il empruntait avec rigueur, avant de se confronter à une somptueuse porte en marbre. La carte d’accès en main, il l’inséra dans la fente et fixait avec pudeur une caméra qui vibrait en l’examinant avec intérêt. La fente vira au vert tandis qu’un bruit s’en échappait, et il entra d’un pas pressé dans le Coffre. Inviolable, le Coffre était la résidence permanente des plus grands secrets de l’entreprise, disséminés sur chaque continent et dans chaque maison des employés de Monsieur Jeremiah. Interdiction absolue de sortir la moindre feuille, le moindre stylo. Filmé en permanence par de nombreuses caméras, il se savait observer par d’autres salariés qui guettaient le moindre de ses gestes. Il n’arrivait pas à se l’avouer, car il aimait l’importance de la tâche qui lui incombait, mais cet endroit le répugnait. Devoir jouer un rôle et se faire traquer n’était pas dans ses habitudes, et lui qui appréciait chasser le cerf était ici une proie de tout premier choix.

La porte en marbre se referma derrière lui, et Jeffrey se retrouvait isolé dans la pièce sordide aux innombrables caméras, comme autant de gardiens invisibles d’un trésor dont il ne comprenait guère la substance. À plusieurs mètres sous le sol, l’endroit était plongé dans un noir profond, et Jeffrey dû faire d’amples gestes pour être découvert par le détecteur de mouvement. Aveuglé par la lumière artificielle qui jaillissait de quelques néons surpuissants, il avança jusqu’à un épais coffre-fort dans lequel reposaient les documents que son patron convoitait. En posant sa main pour rentrer la combinaison, il ne put s’empêcher d’avoir un sursaut amusé en voyant une mouche se poser et naviguer entre ses doigts. Elle devait l’avoir suivi, attiré par les effluves de café, et elle se retrouvait désormais bloquée en sa compagnie.

D’un geste sec de la main, l’insecte, apeuré, se repositionna sur le bureau en chêne au bout de la pièce alors que Jeffrey plongeait sa main dans les entrailles du coffre d’acier. Il y récupéra un carton de documents organisés avec soin qu’il posa sur le bureau, en vérifiant que son compagnon d’infortune ne se trouvait pas dessous. Il parcourut les nombreux dossiers, puis trouva ce qu’il cherchait. Lançant un maigre regard aux caméras qui le suivait de leurs yeux impersonnels, il récupéra la boîte en carton et la reposa dans le coffre, où elle attendrait, impassible, une prochaine visite. Le plus tard possible, songea Jeffrey. Il s’installa sur une chaise confortable et parcourut le fichier de ses yeux. Il lui était impossible de faire sortir des informations sans déclencher l’alarme, alors il devait utiliser une méthode rudimentaire : recopier.

Mot après mot, phrase après phrase, croquis après croquis, chaque détail se devait d’être de la plus haute précision pour Monsieur Jeremiah. Mais quelque chose n’allait pas. Là, devant l’ample bureau en vieux bois, il ressentait que quelque chose de terrible se jouait. Son patron avait-il des ennuis ? Jeffrey n’en savait rien. Ce qu’il savait, cependant, c’est que l’on ne questionnait jamais son patron. Un début de tendinite au poignet le força à prendre un temps de repos, et il en profita pour chercher son nouveau compagnon du regard. La mouche, qui depuis le salon l’avait accompagné jusque dans les tréfonds de sa résidence, gisait sur le sol. Morte. Pire encore, elle était ouverte de l’intérieur, comme si elle avait implosé sous son propre poids, sous sa propre gravité.

Jeffrey récupéra l’insecte et examina le petit corps sordide depuis la paume de sa main. Il n’était pas vétérinaire à mouche, alors il tapota du pied sur la plaque de pression d’une poubelle achetée à bas prix, et le maigre corps explosé disparaissait dans les abîmes de sa dernière demeure. Sa pose menée à bien, Jeffrey reprit avec rigueur son manuscrit, à l’abri des multiples yeux pervers et voyeurs des caméras. Maintenant confronté à une liste de noms dont la plupart lui étaient inconnus, il en reconnaissait pourtant un : Thomas Larkin. Il s’agissait d’un astronaute dont le nom avait été mentionné à la radio il y a plusieurs mois de cela. Une histoire de crash. Les médias n’avaient pas creusé le sujet, et la sphère médiatique s’était emballée sur des histoires plus engageantes, comme sa nature en convenait. Cherchant sur le document d’autres noms qui lui seraient familiers, il sursaute lorsque le téléphone mural à l’opposé de la pièce sonna dans un vacarme incessant.

L’instrument de surveillance n’avait sonné qu’une fois avant aujourd’hui. Peu de temps après avoir emménagé dans son logement de fonction. Une histoire parfaitement stupide. Il était descendu, un verre d’eau à la main. Et on lui avait passé un savon millénaire. De la même façon que rien ne doit quitter le Coffre, il avait compris ce jour-là que rien ne devait y entrer. Pas même un verre d’eau. Le bruit du téléphone, semblant augmenter à chaque boucle sonore l’horripilait, et il camoufla d’un geste vaillant le document d’une feuille vierge. Sa carcasse levée, Jeffrey décrocha le combiné et le porta à l’oreille, préservant une apparente sérénité qui contrastait avec ses jambes fébriles qu’il gardait droites pour ne pas trembler.

— Que faites-vous, Monsieur Carver ? dit la voix à l’autre bout du fil.

— Je vérifiais certaines données. Il m’a semblé, dans le courant de la nuit, que j’avais fait une erreur de trie dans certains documents, alors je suis venu vérifier.

Un silence pesant prit place. Un silence que Jeffrey ne concevait pas de rompre. Mais après de longues secondes qui parurent lui durer une éternité, son interlocuteur reprit l’interrogatoire.

— Que faites-vous vraiment, Monsieur Carver ?

Le sang de Jeffrey se figea dans ses veines, ayant conscience que chaque seconde qui passait lui retirait toute possibilité d’inventer une raison justifiant sa présence.

— Très bien. J’ai reçu un appel de Monsieur Jeremiah dans le courant de la nuit. Il m’a fait une demande que j’ai trouvé étrange, mais je n’ai pas osé la contester.

— Quelle était cette demande ?

— C’est-à-dire… Il m’a demandé de lui transmettre certains documents.

Jeffrey jouait avec le bouton de sa manchette tandis que son pied tapotait l’hideux tapis pourpre avec une irrégularité trahissant son stress.

— Monsieur Carver, vous n’avez reçu aucun appel durant la nuit.

— Ce n’est pas vrai !

— Monsieur Carver, je suis en ce moment même en face d’une vidéo de vous, prise durant la nuit. Vous ne pensiez tout de même pas que seule cette pièce était sous notre surveillance ? Nous sommes des gens précautionneux.

— Je ne comprends pas. Jeremiah m’a appelé, je vous le jure !

— Vous avez passé plus de trois heures, debout sans bouger, en fixant la caméra de surveillance dont vous ignoriez l’existence. Un sourire narquois et de défiance sur votre visage. Personne ne vous a appelé cette nuit.

Puis, un bruit. Presque inaudible, et provenant de la vaste porte en marbre. La voix de son interlocuteur avait laissé place à un silence des plus morbide. Jeffrey, les yeux exorbités de terreur, voyait ses pensées se démultiplier sans qu’aucune d’elle ne puisse être saisie et approfondie. La réalité semblait lui échapper, et une chose des plus terrible se jouait, tapie dans l’obscurité d’un cerveau auquel il n’avait plus accès. Il essaya d’abord de s’enfuir, mais ses tentatives se soldèrent par un échec lamentable. Sa carte d’accès ne fonctionnait plus, et le marbre le retenait prisonnier dans la pièce sans issue. Il marchait en rond, les mains sur ses tempes, tentant en vain de comprendre ce qu’il lui arrivait. Il avait bien reçu cet appel durant la nuit. Il se souvenait de la voix apeurée de Monsieur Jeremiah, et de cette maudite requête qui l’avait envoyé dans son propre tombeau. Mais s’il était enfermé ici, il pouvait cependant tenter de forcer la porte, et au diable les caméras et les pervers payés à l’espionner !

Il ouvrait avec violence une à une les armoires et casiers pleins de documents, mais s’écroula sur le sol dans un bruit sourd, et des larmes perlaient sur ses joues recouvertes de sueur. Devant lui se trouvait le cadavre de son chat. Comme pour la mouche, il avait implosé de l’intérieur, et les documents, recouverts d’un mélange macabre de tripes et de sang se retrouvaient illisibles. Jeffrey prit ce qu’il restait de son chat dans les bras, ne s’expliquant pas comment il avait pu se retrouver dans la pièce. Le félin avait disparu il y a plusieurs semaines de ça, et il n’avait jamais entendu le moindre bruit émanant du casier, alors même qu’il se rendait au sein du Coffre tous les jours. Il ne pouvait pas s’être retrouvé ici sans qu’il le remarque.

Ce n’est que lorsque le téléphone sonna à nouveau que Jeffrey eut la force de lâcher le cadavre en décomposition et de se relever. Chaque pas en direction du combiné était laborieux, et ses jambes, tremblantes, peinaient à supporter son poids. Il reprit le téléphone de sa main ensanglantée, et essuya du mieux qu’il le pouvait le liquide carmin sur son pantalon.

— Nous avons fermé la porte, Monsieur Carver. Vous comprenez, j’en suis sûr, l’importance de ces documents.

— Oui, dit Jeffrey, d’une voix tremblante.

Un nouveau bruit, cette fois en provenance du plafond. Jeffrey, abattu, fixait le cadavre de son chat et la flaque de sang qui imbibait le tapis pourpre.

— Ce que vous venez d’entendre, Monsieur Carver, est la pompe à oxygène. Dans quelques minutes, vous manquerez d’air et vous assoupirez. C’est une mort agréable. Ne nous obligez pas à vous retirer ça.

À nouveau, la voix de l’homme se tut et Jeffrey se retrouvait livré à lui-même, mais il ne luttait plus. Il n’en avait plus la force. Incapable de réfléchir et de comprendre ce qui lui arrivait, il avait accepté que tout fût sur le point de se terminer. Mais alors que les minutes s’écoulaient et que sa respiration se faisait de plus en plus précaire, il entendit taper. Le bruit ne venait pas des murs. Il ne venait pas non plus du plafond. Il venait de sous le sol. Jeffrey Carver fixait de ses dernières forces les caméras, et remarqua que le voyant rouge était éteint. Ses superviseurs avaient eu la décence de ne pas le regarder suffoquer dans ses derniers instants. Le bruit, lui, persistait tandis que Jeffrey s’écroula sur le sol, désormais incapable de respirer. Il rampait en direction du bruit et colla son oreille contre le tapis couvert du sang de la seule chose qu’il n’avait jamais aimé. Puisant dans ses dernières forces, il souleva le tapis mauve et y découvrit une trappe.

Dans la petite salle de contrôle à la température infernale, le Superviseur Lynch vérifiait les câbles d’alimentation du serveur. La connexion avec le réseau de surveillance de la Maison Carver avait sauté quelques minutes plus tôt, et les générateurs de secours ne se lançaient pas. C’est avec un large filet de sueur coulant le long de sa nuque qu’il fixait les écrans, dans l’attente de la restauration de la connexion. Elle se produisit quelques secondes plus tard. Dans la petite pièce où le corps de Jeffrey Carver était attendu, il ne trouvait rien. Ses yeux naviguaient dans un sprint sans fin entre les multiples écrans. Sur l’un d’eux, il voyait le corps d’un chat enroulé dans un tapis d’un mauve malsain. Mais Jeffrey Carver ne se trouvait plus dans la pièce. Elle était pourtant sans issue.

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