Chapitre 37 - Disparu
Soudain, le bruit d’une porte qui claque. Louann se figea.
« Mon père », souffla-t-il d’une voix apeurée.
Ils se levèrent d’un bond, Briar fourra le morceau de papier à moitié brûlé dans son manteau, et ils dévalèrent les escaliers. Un bruit de pas retentissait en bas.
Briar, en tête, arriva en bas des escaliers. Elle jeta un coup d’œil par le cadre des escaliers, et vit un dos d’une forte carrure recouvert d’un manteau sombre. Mortifiée, le cœur battant, elle se réfugia dans la pénombre des escaliers.
Un sifflotement s’éleva. Le père de Louann gazouilla tout en enlevant ses chaussures et son manteau, passant et repassant plusieurs fois devant la cage d’escalier. Briar était blottie contre son ami, le dos plaqué au mur. Elle tentait de respirer le moins fort possible, mais sa poitrine se soulevait trop vite.
Soudain, le sifflotement se rapprocha. Le père de Louann se dirigeait vers les escaliers. Briar ferma les yeux, s’attendant à être découverte, mais, lorsqu’il fut juste à côté de la marche sur laquelle elle était cachée, il fit demi-tour. Elle souffla un grand coup et échangea un regard soulagé avec Louann. Elle attendit que les pas s’éloignent, puis se faufila vers l’entrée, son ami à sa suite.
Elle atteint la porte en quelques foulées, tourna la poignée, et l’ouvrit, en prenant garde à faire le moins de bruit possible.
Elle se précipita dans le jardin, et courut sans se retourner, jusqu’à ce qu’elle franchisse le portail et ne s’assoie, pantelante, contre le muret en pierre qui séparait la maison ensanglantée de la rue.
Elle ferma les yeux et tenta de maîtriser son souffle.
Tout va bien. Tu es en sûreté, maintenant.
Elle emplit ses poumons de l’air frais du début de printemps, puis se tourna vers Louann. Le jeune homme avait les yeux exorbités. Ses pupilles formaient des lunes noires dans le crépuscule de ses iris. Des perles de sueur miroitaient sur son front, telles des gouttes de rosée, dégoulinant progressivement le long de son visage, se mêlant aux larmes salées qui pleuvaient lentement de ses yeux.
Briar se releva, et lui tendit la main. Il releva vers elle son visage, semblable à un oiseau de nuit.
« Il faut qu’on parte d’ici. Nous ne sommes plus chez toi, mais si ton père ou ta gouvernante découvrent que tu… découvrent le corps de ta mère, ils n’auront que quelques pas à faire avant de nous trouver. Retournons au parc. Nous serons tranquilles. »
Louann lui prit la main, et, une âme brisée soutenant l’autre, ils repartirent sous le regard brûlant du Soleil.
***
En arrivant au parc, Briar et Louann se posèrent sur un banc, et la rouquine sortit de son manteau le papier volé aux flammes.
Il était froissé, replié sur lui-même, déchiré, et certains endroits étaient illisibles – l’encre ayant bavé, ou le morceau étant brûlé - mais la plus grosse partie message était claire. Ou, à défaut, avait un sens grammatical.
Alors qu’elle le déchiffrait, la bouche de Briar s’ouvrit grand. Elle échangea un regard stupéfait avec Louann.
Celui-ci se mordit la lèvre.
« Ma mère recevait des femmes à la maison toutes les deux semaines, mais je… je ne pensais pas que c’était pour… ça. Quoique ce soit. »
Briar hocha la tête en silence, alors qu’un souvenir remontait à la surface de son esprit.
C’était lorsqu’elle travaillait encore chez Louann. Elle n’était censée travailler que six jours sur sept, mais un jour, alors qu’elle était censée être en inactivité, la mère du jeune homme avait fait appel à elle, pour « occuper » son fils ; c’était le terme qu’elle avait employé. Ce jour était un des premiers où elle travaillait là-bas. Elle avait alors vu un groupe de femmes arriver chez Louann. Elles étaient en tous points semblables à la mère du jeune homme ; sèches, strictes, sévères. Et elles possédaient toutes un éventail, chacun représentant une fleur différente. C’était à partir de ce moment-là, Briar s’en souvenait avec précision, désormais, que la mère de son ami avait eu l’éventail aux fleurs d’aconit.
Elle se relu le contenu de la lettre dans sa tête.
Ô toi, Grande Déesse qui régit nos existences, délivrez nos âmes de nos défauts à l'heure de notre saut vers le grand après.
Nous, Vos Matrones, et Vos Disciples, supplions Votre Magnissime bonté de nous accorder ce souhait. L'heure venue, si Vous le voulez, nos âmes pourront alors devenir plus sages.
Que tous apprennent la Piété, car rien n'est plus important, ni plus beau, que de Vous prier et de se conformer à Vos souhaits.
Nous, Vos Matrones, nous réunissons à chaque nouveau quart de lune, afin de faire ce que bon Vous semble, et Vous rendre grâce. Qu'il en soit ainsi jusqu'à ce que Votre lumière vienne se répandre sur le monde de Laoel.
Briar reposa le manuscrit, les sourcils froncés.
A quelle déesse s'adressaient ces prières ? Quelle religion réunissait ces femmes ? Pourquoi se rejoingnaient-elles toujours chez Louann ?
Autant de questions qui flottèrent dans les airs, cherchant, en vain, une réponse.
Un instant de silence suivit, avant que Briar ne le coupe.
"Que comptes tu faire, à présent ?"
Louann soupira en haussant les épaules.
"A vrai dire, je ne sais pas trop. Je ne peux pas rentrer chez moi, évidemment. Mais je n'ai pas vraiment confiance en les autres personnes que je connais, enfin, pas suffisamment pour me réfugier chez elles..." Il parut hésiter, puis ajouta. "Sauf toi."
La rouquine tapota ses taches de rousseur. Gavroche, Zélie et maintenant Louann... pourquoi devait-elle être autant liée avec les gens qui n'auraient dû être que des connaissances de passage ?
Plus on est de fous... se dit-elle d’un ton las. Puis, elle répondit :
"Eh bien, rentre avec moi !"
***
Arrivés au pont, ils furent accueillis par une jeune femme aux sourcils froncés, les poings sur les hanches.
"Briar ! Je pensais qu'il était arrivé quelque chose ! Pourquoi n'es-tu pas repassée ici pour prévenir que tu allais rentrer plus tard que prévu ? Je... Je m'inquiétais !
- On avait des choses importantes à faire. Et puis, ça ne te regarde pas, répliqua Louann.
Zélie fit la moue, outrée.
"Ça ne me regarde pas ? Ben si, un peu que ça me regarde ! C'est sa vie qui est en jeu !
- Elle est assez grande pour veiller sur elle-même, je pense.
- Ah oui ? Forcément, où étais tu quand elle avait besoin d'aide ? À te réchauffer les pieds dans ton…
- Mais... Arrêtez !"
Briar avait l'impression d'halluciner. Ils ne se connaissaient pas, et se détestaient déjà.
Après tout, j’adore moi-même les gens que je viens à peine de rencontrer… Pourquoi l’inverse ne serait-il pas possible ?
Louann et Zélie s’échangèrent un dernier regard haineux, puis baissèrent les yeux.
Gavroche se précipita vers Briar. Ses grands yeux étaient bordés de larmes.
« Est-ce qu’on peut rentrer chez toi, maintenant ? J’ai envie de ne pas être mouillé quand il pleut, de ne pas sentir le vent traverser mes vêtements, de ne pas trembler à cause du froid, de pouvoir dormir en sécurité, de pouvoir manger à ma faim, et de boire de l’eau buvable. S’il te plaît ? »
Briar n’hésita pas une seconde. Elle s’agenouilla, prit le visage du petit garçon entre ses mains, et lui répondit.
« Allons-y. »
***
La nuit se fondait doucement dans les cœurs des jeunes gens, et les étoiles de leurs yeux s’éteignirent. Au milieu du silence, un cri. Puis plus rien.
Briar se retourna. De la bave coulait des lèvres de Louann, se mêlant à ses larmes. Sa bouche articulait des sons inaudibles, mais la jeune femme n’avait pas besoin des mots pour comprendre.
Elle posa sa main sur l’épaule du jeune homme, et celui-ci frissonna. Son regard vint s’accrocher à celui de Briar, mais ce qu’il regardait se reflétait dans ses yeux ; le vide. Comme celui qui régnait à présent dans les iris de sa mère, la coupable, la victime.
Une lueur s’alluma enfin dans les prunelles du jeune homme, mais plus que des bougies d’espoir, c’était un brasier de désespoir. Sa bouche s’ouvrit dans une plainte sordide, de ses mains il tira sur ses cheveux, déchira ses vêtements, se frappa la poitrine. Briar posa ses paumes sur ses omoplates, et le serra contre elle. Il commença à se débattre, à la griffer, et il était plus vigoureux qu’elle, mais elle tint bon. Son amitié lui servait de bouclier.
Petit à petit, il arrêta de se débattre et se blottit contre Briar comme un chaton. Celle-ci caressa doucement ses cheveux, le cœur battant.
Comment continuer à vivre normalement à côté d’un tueur ? D’un tueur qui est son ami ? Un tueur qui a seulement rejeté le poison, était-ce réellement un tueur ?
Ces pensées emplirent l’esprit de Briar tout entier, jusqu’à ressortir sous forme de gouttes d’eau. Elle aussi avait tué sa mère. Elle avait également tué son père.
Elle formula ses pensées alors qu’elle regardait le garçon à qui le cœur avait été arraché en même temps que celui de sa victime. Son sang s’était déversé en même temps sur les marches de marbre.
Briar le savait, parce qu’elle avait un secret, qu’elle n’avait jamais dit à personne. A l’intérieur de sa poitrine, c’était un cœur calciné qui luttait.
***
Le cœur de Briar fit un bond si énorme qu’elle crut qu’il allait sortir de sa poitrine.
Elle y était.
Enfin.
Au bout du chemin, sa maison sera là. Elle toquera à la porte, et Merlin viendra lui ouvrir. Sa bouche s’ouvrira grand lorsqu’il la verra, et ils échangeront des larmes. Iris viendra voir qui c’est, accompagnée du pas lent de Hortense, rétablie et en pleine santé.
Plus que quelques pas avant d’apercevoir les lilas et les volets rouges.
Zélie posa sa main sur son épaule, et lui souffla deux mots, pour lui donner la force de continuer à avancer.
Briar avait envie d’aller, de courir, de voler jusqu’à chez elle, mais elle avait également l’impression que ses jambes pesaient le poids d’un cheval chacune. Au moins.
Les trois pas qu’elle fit pour tourner du chemin lui semblèrent être les plus longs et les plus courts de sa vie. Sa tête lui tournait légèrement, elle sentait une légère pression au creux de son dos, ses jambes lui semblaient être en coton, ses mains étaient moites.
Puis, la première chose qu’elle vit, se fut une absence. Son sang rugit à ses oreilles. Le petit pré était vide, les herbes longues. Tempo avait disparu.
Annotations
Versions